Chapitre 1 - Le Purgatoire
Londres, 25 mai 1889
La voix de la cantatrice emplissait les lieux. Les notes enchanteresses qui s'envolaient depuis son gosier, oiseaux de pureté, venaient recouvrir la mélodie morne des bruits de pas dans les couloirs, les rires funestes et les cris des déments, triste ritournelle en ce lieu maudit. Puit de lumière dans ce sinistre monde de ténèbres, L'amour est un oiseau rebelle résonnait dans une chambre du Bethlem Royal Hospital, très affectueusement appelé Bedlam par ses résidents. Ce genre de musique n'était pas fait pour être apprécié de toutes les oreilles, aussi délicates et sensibles à la barbarie soient-elles, et si les notes joyeuses généraient des envies de meurtres chez certains, elles avaient au contraire un pouvoir étrangement soporifique sur d'autres. Cependant, il n'y avait qu'un seul individu chez qui l'opéra avait le don d'exciter les différentes parties de son curieux cerveau de bien d'étranges manières.
Allongé sur son petit lit, le regard immobile, rivé sur le plafond de sa petite chambre tâché par la moisissure et l'humidité, les pieds nus et orteils en l'air, dans son pantalon trop grand pour lui et sa chemise de lin qui le démangeait, maculée de poussière et de soupe de son dernier dîner, serrant son précieux journal contre sa poitrine comme une relique inestimable, il marmonnait les paroles chantées qui s'échappaient du cornet de son phonographe. Il avait travaillé dur pour se le procurer, ah ça, il en avait passé des heures et des heures à graisser la patte aux vigiles et à son docteur pour l'acquérir. À force de temps et de flatteries trop belles pour être vraies, il avait obtenu au bout de huit petits mois seulement son précieux instrument, juste après s'être procuré un petit calepin et un crayon mal taillé, grâce auquel il noircissait les pages et parfois les murs de sa chambre quand il oubliait de tourner la page de son cahier, emporté par l'élan de ses réflexions.
L'on entra sans frapper dans la chambre qui empestait le renfermé, la lourde porte émit un crissement désagréable, troublant la délicieuse voix de la cantatrice mais pas la tranquillité de ce curieux habitant. Aucune grimace ne vint déformer son visage serein, aucune curiosité ne vint troubler ses pensées, il ne jeta pas même une œillade en direction du visiteur qui venait le voir tous les jours depuis deux ans maintenant.
L'homme qui venait d'entrer était jeune, il venait tout juste de fêter ses vingt-sept printemps, ce qui se voyait à peine tant ses belles boucles blondes lui donnaient un air juvénile, sans parler de ses grands yeux bleus et des traits harmonieux de son visage doux, dont la forme et la symétrie n'étaient pas sans rappeler la perfection des statues grecques que l'on pouvait contempler à Athènes. D'une belle taille, élancé, sportif, doté d'une certaine sensibilité et d'un bel esprit par-dessus le marché. Oui, vraiment, le docteur Alexeï De Quincey était l'archétype de l'homme idéal de son siècle.
Le jeune homme était issu d'une famille bourgeoise, fils du célèbre avocat Edward De Quincey et de la très belle Natasha. Il avait eu une vie paisible et n'avait jamais manqué de rien, très tôt il s'était montré travailleur chevronné et intéressé par les cas extraordinaires qui attisaient sa curiosité. Promis à devenir le digne successeur de son cher père, le jeune Alexeï trahit pourtant le patriarche pour la médecine, dans laquelle il se jeta à corps perdu après avoir quitté l'université de droit, au grand désarroi de son père et des autres hommes de la famille, car chez les De Quincey, on était avocat de père en fils. Alexeï obtint rapidement son diplôme de médecine, ainsi que les louanges de ses pairs, mais hélas la chirurgie ne comblait plus ses désirs et sa curiosité toujours plus vorace, à la manière d'un monstre tapit au fond de son esprit, prêt à surgir pour dévorer tout entier le cas qui l'obsédait. Il se tourna donc vers une discipline toute neuve et qui finit d'achever son cher père, vers l'étude d'un mal que la médecine telle qu'il la connaissant ne parvenait pas encore à soigner : les maux de l'esprit. En dépit des nombreux conseils de ceux qui considéraient que le jeune docteur gâchait son talent, il se présenta tout de même à l'asile psychiatrique le plus sinistre de Londres, le tristement célèbre : Bethlem Royal Hospital.
Derrière ses colonnes antiques et ses pierres blanches, des silhouettes décharnées hantaient ces sinistres couloirs, des ombres chimériques rampaient sur le sol glacé, promptes à s'enrouler sournoisement autour des chevilles des imprudents qui erraient sans crainte à la nuit tombée. Des rires pernicieux s'insinuaient lentement mais sûrement dans les oreilles, des souffles glacés se glissaient avec malice sur la chair dénudée. Les cris étouffés des déments se répercutaient sur la surface lisse et sale des murs de cette terrible bâtisse. Bedlam avait des airs de Purgatoire, ses fantômes vous observaient dans la pénombre, et ils vous tendaient généreusement la main vers le gouffre sans fin de la folie.
Si notre jeune docteur était à la recherche de sensations fortes, il était au bon endroit. Bedlam et ses monstres, invisibles ou bien réels, vous ouvraient les bras, décidés à assiéger vos nerfs et à vous faire définitivement perdre l'esprit à votre tour.
Si la médecine exigeait pourtant bien une chose, c'était de brider ses émotions, Alexeï avait bien appris sa leçon durant ses années d'étude. Il savait qu'il n'était plus question d'humain mais de « cas », de sujet, de questionnement, d'étude froide et méthodique. C'était d'ailleurs la seule condition pour entrer au service de ce Purgatoire. Bien qu'il y réussisse souvent avec brio, Alexeï était malgré tout de ceux qui se prenaient d'affection pour l'être humain dans son génie comme dans sa folie, dans sa beauté comme dans sa laideur. C'était un amoureux du genre humain dans toute sa splendeur. Aucune surprise donc à ce qu'il se soit entiché d'un cas désespéré comme son patient, celui là même qui alliait démence et génie dans un ballet langoureux mené à la perfection. Un miracle de la nature, une abomination pétrie de cynisme et d'intelligence.
Le docteur De Quincey était littéralement tombé sous le charme de ce cas étrange, il s'y était immédiatement intéressé, quitte à délaisser tout le reste.
Un beau soir pluvieux de 1887, Bedlam reçut la visite impromptue de Scotland Yard, et celle d'un homme inconscient allongé sur un brancard, consciencieusement escorté par quatre agents en uniforme noir. Le chef de l'époque, Charles Warren, s'était présenté en personne à l'hôpital et avait exigé de voir le directeur, au beau milieu de la nuit, la mine grave et le manteau dégoulinant de pluie. Alexeï, nous l'avons dit, était quelqu'un de très curieux, écouter aux portes comme la dernière des commères c'est mal, il le savait, pourtant ce soir-là il n'avait pas pu s'en empêcher.
L'homme sur le brancard, il le connaissait. Bien que son visage lui soit inconnu (sans doute manquait-on intentionnellement de photographies), il voyait son nom partout dans les journaux dès qu'un meurtrier était démasqué, qu'un voleur d'œuvres d'art était arrêté, ou qu'un réseau de trafic d'opium était démantelé. À son sujet, Alexeï avait entendu dire qu'il venait d'une contrée lointaine, et que c'était un individu aux manières plutôt directes. Ce n'était pas un Américain, ni un Français, bien qu'il le parlât à merveille. Personne ne savait pourquoi il était venu à Londres, ni comment il était entré au service de Scotland Yard. On se plaisait à dire à son sujet qu'il cherchait à échapper à la justice, ou qu'il était un farouche anarchiste, ou encore qu'il fuyait quelques fantômes de son passé. Les plus fantaisistes prenaient plaisir à s'imaginer qu'il était en fait un espion que les mangeurs de grenouilles avaient envoyé en mission sur le bienveillant sol anglais... Qu'en était-il réellement ? Cela, nul ne le savait... L'on disait aussi à son sujet qu'il avait un sixième sens, qu'il voyait des choses que personne ne pouvait voir et que c'était grâce à ce don mystique qu'il résolvait brillamment les enquêtes les plus corsées. Mais que voyait-il ? La rumeur en parlait comme d'un spirite, ou d'un hérétique qui avait passé un pacte avec le Diable en échange de ce don extrêmement précieux. Une fois encore, cela, nul ne le savait...
Quoi qu'il en fût réellement, le jour de l'arrivée mystérieuse de cette surprenante cavalerie à Bedlam, Alexeï apprit, en espionnant avec pourtant peu de finesse, qu'une enquête de la plus haute importance était en cours lorsque l'accident survint. L'accident ? Mais quel accident ? Une collision, au beau milieu de la nuit pluvieuse, entre un fiacre lancé à toute allure sur Balckfriard Bridge et l'homme inconscient sur le brancard. Le chef Warren était prudent, bien qu'agité il veillait à rester vague dans les détails. Ces quelques bribes avaient suffi à exciter l'imagination du docteur, mais il n'apprit cependant jamais le fin mot de cette histoire, ni dans les journaux, ni dans la bouche de Scotland Yard. On sut simplement que lorsque le pseudo détective reprit connaissance il se souvenait à peine de son propre nom. La belle affaire ! Le voilà devenu amnésique !
Loin de se trouver en état de choc, une crise de nerfs l'avait saisi et il avait frappé deux policiers et mordu un troisième... Avant qu'on ne lui injecte une bonne dose de morphine suffisante pour assommer un éléphant, et qu'il sombre dans l'inconscience. Le chef avait ordonné expressément que l'on mette son meilleur docteur sur le coup, et l'objectif était simple, du moins en théorie : aider ledit détective à retrouver la mémoire. Ceci était la version officielle. La partie officieuse la voici : tenir informé Scotland Yard de ses moindres faits et gestes. Ce qu'Alexeï s'évertuait à faire depuis deux ans maintenant. Sans réel succès.
Les premiers mois de son séjour ici furent les plus difficiles, le patient mit les nerfs d'Alexeï à rude épreuve, lui qui était d'ordinaire si doux et si bienveillant, si bien qu'il avait songé plus d'une fois à « accidentellement » se débarrasser de lui. Après tout, il n'était pas inhabituel qu'un résident de Bedlam disparaisse mystérieusement... Ce sinistre endroit plein de la misère et de l'horreur humaine avait des secrets que même la bravoure de ce cher docteur ne parvenait pas à élucider. Malgré ces déboires, le docteur demeurait un homme incroyablement optimiste, et il le restait dans toutes les situations possibles. Il chassa donc ses idées noires et redoubla d'efforts.
Tous les jours le docteur entrait dans la chambre, rayonnant comme Apollon, un plateau repas entre les mains garni de bouillie immangeable et d'une gamelle d'eau grise, et il restait des heures et des heures assit là, à essayer d'arracher une petite réaction à son protégé. Mais ce dernier se contentait de rester mollement allongé dans son petit lit, les yeux grands ouverts rivés sur le plafond, à se torturer l'esprit à Dieu seul savait quoi toute la sainte journée. Jamais il n'avait daigné accorder ne serait-ce qu'un regard au docteur, d'ailleurs Alexeï ne l'avait jamais entendu parler, si bien qu'il avait fini par se demander s'il n'avait pas perdu l'usage de la parole, ce qui n'était pas chose rare suite à un traumatisme. Il ne mangeait rien, du moins au début, les murs de sa petite cellule seuls savaient comment il se nourrissait, il ne bougeait quasiment pas et ne parlait pas.
Alors son docteur en eut assez, et il se mit à l'imiter ; tous les jours, Alexeï venait, il s'installait comme à son habitude, dans le coin à droite de la chambre, et il ne disait rien non plus, se contentant d'être là sans être là, comme un homme tente d'amadouer un animal sauvage en l'habituant à sa présence. Mais rien ne se passait, et seuls les hurlements de Bedlam faisaient écho au silence de leur tête-à-tête étrange. Malgré ce mutisme insupportable, ce cas obsédait de plus en plus Alexeï, et ce n'était que le début, la suite fut pire encore.
Après deux mois à se comporter comme un mort-vivant, quelque chose arriva enfin. C'était un agréable matin de mai, comme à son habitude, Alexeï vint s'assoir sur la petite chaise qu'il emportait constamment avec lui et attendit, gribouillant sur son calepin quelques cabanes dans les bois ou des paysages calmes et idylliques. Sa visite touchait à sa fin quand l'impensable se produisit.
- J'ai besoin d'écrire, avait murmuré son patient avec une voix rocailleuse, comme une machine que l'on utilise après des années d'abandon.
Alexeï n'avait pu cacher sa joie. Il s'était levé précipitamment comme s'il avait eu le diable aux trousses, et deux jours plus tard il avait réussi à moyenner l'arrivée de ce carnet dans la cellule de son patient jugé « violent ». Il était entré dans la chambre un sourire jusqu'aux oreilles, et s'était précipité vers le petit lit où son malade n'avait, évidemment, pas bougé d'un pouce. Avec une joie non dissimulée, il lui avait tendu un petit carnet à la reliure en cuir noir et un crayon mal taillé. Alors, pour la première fois depuis deux mois, Alexeï vit son énigmatique patient quitter son enveloppe charnelle de pierre tombale et se mouvoir, c'était comme regarder une statue de pierre prendre vie, ses yeux d'une nuance de brun si foncé qu'ils en paraissaient noirs par moment rencontrèrent le bleu limpide des iris du docteur.
Sans le quitter des yeux, il se releva difficilement sur son lit et se mit debout sur ses pied. Alexeï fut même surpris qu'il puisse se tenir debout après des mois d'inactivité. Il était à peine plus petit que le docteur, et ne cessait de le regarder droit dans les yeux, comme s'il sondait son âme, fouillait le moindre recoin de ses pensées et Alexeï eut la désagréable sensation d'accueillir malgré lui un intrus dans l'intimité de son esprit.
- Vous êtes russe, déclara son patient.
Ce n'était pas une question, mais une affirmation avec un aplomb à en faire flancher un menteur aguerri.
- C'est exact, confirma le docteur intrigué.
Le patient n'eut aucune réaction. Il ne plissa pas les yeux, ne détourna pas le regard, n'hocha pas la tête. Il y eut simplement assez de place pour le silence. Puis au bout de quelques secondes, comme s'il avait fallu tout ce temps à l'information pour atteindre son cerveau, il haussa négligemment les épaules, prit le carnet et le crayon des mains d'Alexeï et renifla négligemment.
- Je déteste les Russes, dit-il.
Depuis ce jour, il n'avait cessé de noircir les pages de ce carnet.
Et voilà vous rencontrez enfin mes deux vedettes ! J'ai adoré écrire ce premier chapitre, il instaure une ambiance presque malsaine avec cet hôpital et ses couloirs sombres et inquiétants...
Que pensez-vous de mon cher docteur Alexeï ? C'est un petit chou à la crème et je l'aime déjà. J'espère que vous aussi !
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