Chapitre 6 : Murmures portés par le vent (partie 1)
Face à son miroir, la jeune femme s'observait. Sa robe du jour, constituée de longs voiles pourpres et bien trop fins, ne cachait rien de ses charmes. En dessous, l'entrelacs de ruban de soie dissimulaient le strict minimum entre ses cuisses.
Une sourde angoisse au creux de l'estomac, Nyméïs effleura ses cheveux blonds, coupées courts sur la nuque, comme toutes les femmes qui exerçaient son activité.
Elle ne reconnaissait pas son reflet. À la mort de son frère, elle s'était juré de ne jamais ressembler à l'une d'entre elles. Six mois plus tard, voilà où elle en était, forcée par la nécessité. Vendre son corps ou crever de faim, de froid, égorgée dans une ruelle sombre. Et elle n'avait jamais envisagée de mourir.
Nyméïs ferma ses yeux clairs et se détourna de celle qu'elle ne reconnaissait plus. Les autres disaient qu'elle finirait par s'y habituer, pourtant depuis deux mois, le dégoût et l'angoisse dans son cœur ne faisaient que croître, étouffant tout le reste.
En bas, les éclats de voix et les rires gras bourdonnaient déjà. Ce soir marquait le départ de la fête des Lumières, une semaine de réjouissances en l'honneur de la famille impériale. Et une excuse pour leurs clients de se montrer toujours plus bruyant, dépensiers et brutaux.
La jeune femme pris une inspiration tremblante. Le mince anneau de métal à sa cheville droite lui brûlait la peau, signe qu'elle aurait dû descendre depuis un moment. Si elle n'obéissait pas rapidement, ses propriétaires séviraient...
Réprimant un haut-le-cœur, Nyméïs s'accorda encore un instant pour se composer un visage souriant et attirant. Elle prit une dernière respiration, traversa le rideau et descendit l'escalier avant de réfléchir davantage
La suite se déroula comme dans un cauchemar, où la jeune femme laissait son corps aux mains de ses clients tandis que son esprit s'envolait loin de cette pièce, près de son frère et de leurs rêves d'avenir loin de cette cité maudite qu'était Kalar, capitale de l'empire du même nom.
La cloche du beffroi sonnant la troisième heure de la journée la tira de sa transe. Avec un sursaut, Nyméïs se redressa et se débarrassa de l'étreinte du marin alcoolisé qui ronflait à côté d'elle. À tâtons dans l'obscurité, elle se faufila hors de la chambre et se réfugia dans la petite pièce qui lui était attribuée à l'étage.
À l'abri dans son refuge, elle éclata en sanglots rageurs et amers, comme tous les soirs depuis deux mois. Cette période de temps lui semblait durer depuis une éternité. Elle haïssait ce qu'elle devait faire pour survivre. Hélas, personne ne lui avait laissé le choix. Elle payait chèrement son erreur d'avoir emprunté un peu d'argent à la mauvaise personne. Maintenant elle était prisonnière des murs de la maison close où ses propriétaires l'avait assignée.
D'instinct, sa main se porta à sa joue. Ses doigts devinaient les contours irréguliers du tatouage qui montrait aux yeux de tous son statut, en plus de ses cheveux courts. Un motif de fleur gravé à jamais sur sa peau. Mordante ironie que celle de ces esclavagistes riches et gras.
La jeune femme s'aperçut qu'elle tremblait de tous ses membres. Le froid n'en était sûrement pas responsable. On pouvait accuser ses propriétaires de bien des maux mais ils prenaient un minimum soin de leurs marchandises, les pièces que les filles occupaient bénéficiaient d'une température agréable grâce à la magie. Comment cela fonctionnait-il, Nyméïs l'ignorait. En revanche, elle n'allait certainement pas s'en plaindre. La responsable de son état, c'était la peur qui lui nouait la gorge à tout instant. De jour comme de nuit, même dans son sommeil, ses angoisses la poursuivaient inlassablement.
La jeune femme avait recherché des conseils pour y remédier, mais toutes les autres lui avaient répondu la même rengaine. Elle finirait par s'habituer, accepter sa nouvelle condition d'esclave.
Sauf qu'elle se refusait à accepter la situation. Bien sûr, elle ne voyait pas d'issue à son problème, le bracelet de métal à sa cheville la condamnant par magie à rester ici et à exécuter les ordres que lui donnaient ses maîtres.
Même tenter de se faire du mal lui était interdit. Elle avait essayé, dans un moment de désespoir, de se planter un couteau dans la poitrine. Sa cheville avait irradiée une douleur tellement puissante qu'elle avait perdu connaissance. La punition qui avait suivi lui avait ôté toute envie de recommencer. Les coups de fouets, invisibles, mais tout aussi douloureux que des vrais, l'avaient à nouveau laissée sur le carreau. Ensuite, ils avaient joué avec elle. Longtemps. Et la douleur avait mis des jours à s'estomper.
La seule période du mois où elle bénéficiait d'un peu de tranquillité, c'était sa semaine menstruelle. La plupart des clients refusaient de la toucher. Mais selon les plus âgées de ses collègues, quand elle aurait remboursé sa dette et rapporté un peu d'argent, les propriétaires investiraient probablement dans un sort permanent pour supprimer ce qui nuisait à leurs affaires, lui ôtant du même coup la possibilité de tomber enceinte.
Un haut-le-cœur secoua la jeune femme à cette pensée. Avoir un enfant d'un de ses porcs avinés la répugnait. Mais elle savait que cela finirait par arriver. Un bébé né d'une prostituée esclave, c'était de la marchandise d'excellente qualité, élevé pour devenir une parfaite petite marionnette sans aucune volonté.
Les pleurs de Nyméïs se tarirent seulement quand la fatigue la rattrapa. Elle n'eut même pas conscience de passer de la réalité aux cauchemars, car ils étaient peuplés des mêmes monstres que son quotidien.
Le soleil au zénith la trouva en train de se récurer à s'en faire rougir la peau. Comme si un gant de crin pouvait effacer toutes les traces laissées par les corps de ses clients sur le sien. Quand elle finit par sortir de la bassine d'eau refroidie, elle croisa son reflet dans le miroir et un détail attira son attention.
Une tâche sombre s'étalait sous ses seins, dans le creux de ses côtes. Elle pensa à une trace de coup, bien qu'elle n'eut pas souvenir d'avoir été frappée à cet endroit. De plus, elle ne ressentait aucune douleur, même en appuyant dessus.
Son ventre gargouillant lui rappela qu'elle avait faim, même si l'angoisse ne lui permettait d'avaler que de minuscules portions. Elle abandonna là son examen et enfila une courte robe toute simple et surtout opaque avant de se diriger vers la pièce commune et partager le repas des autres.
Nyméïs picora bravement dans son assiette de légumes, réussit à avaler un morceau de pain et un quartier de fruit. Durant le repas, elle resta muette, observant les autres femmes, plus ou moins jeunes, qui bavardaient. Certaines avaient un bébé dans les bras ou assis sur leurs genoux.
À cinq ans, les petits seraient séparés de leur mère et mis aux enchères. Dans leur malchance, ils seraient peut être achetés par une bonne famille qui leur fournirait une éducation et leur confierait des tâches importantes, pour lesquelles ils auraient été formés. Les nés-esclave coûtaient peu, mas il fallait investir une certaine somme avant qu'ils n'atteignent un âge où ils pourraient rapporter à leurs propriétaires.
Quitte à dépenser de l'argent, autant que l'esclave devienne plus que de la main d'œuvre une fois adulte. C'est ainsi que les plus chanceux finissaient garde du corps, nourrice, précepteur, intendant tandis que d'autres auraient une carrière d'artisan... Même chez les esclaves, une hiérarchie existait, et la jeune femme se trouvait tout en bas de cette petite échelle.
– Nyméïs, ça ne va pas ? l'interpella une des filles, la tirant de son cauchemar éveillé.
– Je... Si, si, tout va bien, souffla la jeune femme.
Son interlocutrice – qui se nommait Ulicia lui rappela sa mémoire – avait le même âge qu'elle, qui n'avait pas encore atteint ses vingt-et-un ans, et un nourrisson de trois mois au sein.
– Tu es sûre ? Je vois bien que tu as mal, tu sais, insista la jeune mère.
Nyméïs baissa les yeux sur sa main crispée sous ses seins, là où se cachait le bleu. Elle prit conscience de la brûlure qu'elle ressentait et de la chaleur qui traversait le tissu.
– Ce n'est rien, mentit-elle à Ulicia, rassurant celles qui commençaient à écouter la conversation. J'ai... heurté un coin de meuble hier soir.
Le mensonge semblait être aussi clairement inscrit sur son front que le tatouage sur sa joue, pourtant, cela suffit à convaincre sa vis-à-vis. La jeune femme débarrassa son assiette et fila dans sa chambre. Face à son miroir, elle délaça le haut de sa robe et en abaissa les manches.
Nyméïs resta bouche bée. À la place de la tâche sombre sur sa peau se dessinait maintenant trois cercles entrelacés, deux au-dessus et un en-dessous, comme un tatouage à l'encre noire.
La jeune femme passa les doigts dessus, mais en dehors de la chaleur qui lui picotait les doigts, elle ne sentait aucune différence entre sa peau et ce qu'elle décida d'appeler une marque. Comme si sa peau avait simplement changé de couleur pour former ce symbole.
La première pensée qui traversa son esprit après sa découverte se teintait de terreur. Si quelqu'un apprenait qu'elle portait ça sur son corps... Personne ne voudrait croire que cette chose était simplement apparue comme par magie. La simple pensée de la punition qu'elle encourrait pour avoir « abîmer » son corps sans permission la fit frémir d'horreur.
La panique menaçant de la submerger, elle se laissa tomber sur sa mince couchette, essayant de reprendre son souffle. Elle envisagea un instant de la nettoyer, mais rejeta l'idée. Sa peau était propre, la marque se cachait en-dessous. Peut-être qu'en enlevant l'épiderme par-dessus ? Un regard dans le miroir la dissuada de tenter l'expérience. Non seulement ce serait douloureux, mais en plus, n'importe qui verrait le résultat et elle ne pouvait pas faire passer ça pour un accident.
Puisque elle ne pouvait pas l'enlever pour l'instant, elle la cacherait.
Nyméïs se redressa et fouilla dans les divers pots de maquillage à sa disposition. Elle trouva rapidement de quoi dissimuler le symbole. Ces artifices coûtaient cher, mais chaque prostitué en possédait un petit assortiment. Habituellement, la jeune femme n'en utilisait pas, ou très peu, mais cela remédierait sans doute temporairement à son problème. Elle appliqua de la crème teintée, mélangea différentes poudres et parvint à faire disparaître la marque.
Le camouflage n'était pas parfait, mais si on ignorait ce qui se cachait en dessous, on pouvait croire à une vieille marque de coup. De toutes manières, ceux qui s'approchaient au plus près d'elle étaient bien souvent trop saouls pour remarquer quoi que ce soit.
Néanmoins, elle ne pouvait pas miser uniquement sur sa bonne étoile, si tant est qu'elle en ai jamais eu une. Elle devait trouver un moyen d'effacer ce symbole, magique ou non, avant que quelqu'un – surtout ses propriétaires – ne le découvre.
Avec un soupir, la jeune femme ferma les yeux. Des images apparurent aussitôt sous ses paupières. Un groupe de cavaliers circulant au grand galop dans une plaine aride, un immense trou rond qui dégageait de la fumée, une petite fille nue recroquevillée au sol et les hommes l'entourant...
Avec un petit cri d'horreur, Nyméïs ouvrit les yeux et ne croisa que son propre reflet, debout, main tendue, prêt à s'interposer entre l'enfant et ces inconnus. Un instinct parfaitement ridicule, elle n'avait aucune chance face à eux. Pourtant, elle ressentait encore le besoin viscéral de protéger cette enfant. Elle n'avait eu que le temps d'apercevoir une masse de cheveux poussiéreux et un éclat de regard vert feuille, mais elle savait. Au plus profond d'elle-même, elle savait que cette petite fille, d'une douzaine d'années, avait besoin d'elle, et inversement.
La jeune femme s'assit lentement sur son lit. Elle ne possédait aucune connaissance en matière de magie, mais il lui apparaissait clairement que tout ceci ne pouvait pas être naturel. Elle craignait pour la vie de l'enfant, mais une partie de son esprit s'interrogeait sur la véracité de tout cela. Devenait-elle folle ? Malade ? Ces visions, cette petite existaient-elles ? Et où était le lien avec le tatouage qui avait fleurit en une demi-journée sur sa peau ?
Autant de questions auxquelles elle ne savait répondre. Son instinct lui hurlait de courir hors de cet endroit et de s'élancer à la recherche de sa jeune inconnue, qu'elle avait pourtant déjà l'impression de connaître. Sa raison lui rappelait qu'elle était une esclave, prostituée, enfermée dans une cage et sans aucun moyen de s'en sortir. En plus, si les maîtres découvraient le symbole...
Nyméïs préféra ne pas y penser et chassa l'idée d'un frisson. Ça devait être la fatigue, ou la peur, peut être bien les deux, qui la mettait dans cet état. Il n'y avait que dans les contes que les héros malheureux reçoivent soudain un coup de pouce magique pour les guider vers leur destin. Elle n'avait rien d'une héroïne.
Dans un coin de sa tête, elle ressentait toujours le furieux besoin de retrouver la petite fille de son hallucination. Elle posa ses mains sur ses genoux, ferma les yeux.
Aucune image ne vint envahir sa vision.
Nyméïs battit des paupières, presque déçue. Elle avait soudain très envie de se rouler en boule sur son lit et de dormir, pour tenter d'adoucir un peu sa réalité jusqu'à ce soir. De toute façon, elle n'avait rien d'autre à faire.
Plop vous !
Eh non je ne me suis pas trompée ! Nyméïs a son rôle à jouer dans la suite, je laisse vos petits neurones deviner en quoi il consiste ;). De temps en temps, ça fait du bien de découvrir d'autres personnages ;).
(Oui j'imagine votre frustration, on a laissé les autres dans la mouise, héhé)
Sur ce, un gros bisous à tous et à la prochaine fois !
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