Kalum referma doucement la porte. Malgré l'épaisseur des murs de pierre, il entendait encore résonner la musique. Jayden, son frère, fêtait ses dix-neuf ans. En début de semaine, les célébrations du Nouvel An lui avait déjà été pénibles, cette fois-ci, il n'avait pas supporté la bonne humeur ambiante et s'était éclipsé dès que le protocole lui avait permis.

L'adolescent soupira en ôtant ses vêtements de Cour. Un plongeon dans les thermes du palais lui ferait probablement du bien. Il revêtit une simple chemise et un pantalon en lin, attrapa un draps de bain et, avec une précision née de l'habitude, pressa sur une dalle au sol de sa chambre. Un cliquetis se fit entendre et un pan de mur pivota, révélant un passage sombre dans lequel il s'engouffra.

D'un mouvement de main, il appela une sphère lumineuse pour éclairer son chemin. Les murs du château de Malatir étaient aussi troués de couloirs dissimulés qu'une bûche rongée par les termites. Kalum connaissait ce dédale par cœur et s'en servait souvent pour se déplacer à l'abri des regards.

Neveu du Roi et fils de la Porteuse du Sang, le jeune garçon avait conscience de sa chance. Il avait été éduqué entre la Cour royale de Malatir et celle de l'Empire d'Elmakan, tout comme son frère et sa sœur. En revanche, là où les deux autres semblaient exceller en tout, Kalum peinait à se faire reconnaître. Pour la majorité des gens, il était « le frère de » ou « le fils de ». Il fallait avouer que face à ses parents, brillants diplomates, son aîné, Haut Magicien, et sa sœur, mage d'aura à la puissance presque inégalée, il ne faisait guère le poids.

Une seule chose aurait pu le mettre à égalité avec le reste de sa fratrie : être le Porteur du Sang des Dragons. Malheureusement, chaque jour qui passait sans l'apparition de la magie draconique l'éloignait de cet espoir fou. Il avait lu des dizaines de fois le livre qui répertoriait les Ol'Darith gardiens du Pacte. Tous avais éveillé leur Dragon entre douze et seize ans, sa mère détenant le record de jeunesse, à douze ans et quatre jours. Or, Kalum aurait seize ans dans un peu moins de deux mois, une date qui l'effrayait.

Certes, il adorait sa famille, ses cousins à Malatir et à Elmakan. Mais il aurait aimé pouvoir briller par lui-même, et ne pas avoir besoin de leur lumière pour se trouver au centre de l'attention. Le jeune garçon devait bien l'admettre, il était envieux, jaloux presque. Pourquoi eux et pas lui ? Pourquoi n'était-il pas né avec les yeux verts, ou avec un immense potentiel magique ? Les Dieux avaient-ils oublié de se pencher sur son berceau ? On racontait pourtant que sa mère avait leur attention, mais visiblement pas assez pour qu'ils favorisent ses trois enfants.

Avec ses pensées sombres pour toute compagnie, Kalum fit quelques longueurs dans le grand bassin d'eau chaude, désert, avant de s'accouder au bord et d'essayer de se détendre.

Après un long moment à barboter, quand il eut la certitude que la fête tirait sur sa fin, il remonta par le même chemin, les cheveux encore humides. Sur son trajet se trouvait le mur des appartements de ses parents. Il passait devant un minuscule trou d'observation quand la voix de son père retentit de l'autre côté de la pierre et l'immobilisa :

– Princesse, il faut que tu admettes qu'il ne sera pas un Dragon.

Le jeune garçon devina sans peine qu'il parlait de lui. Il n'entendit pas la réponse de Linaëlle, mais perçut clairement l'agacement de son père quand il répliqua :

– Il n'y a aucun moyen d'être sûr avant la première métamorphose, tu me l'as expliqué toi-même ! Ce n'est pas parce que ton intuition te dit qu'il l'est que tu as raison. Je pense qu'il va falloir réfléchir à son avenir, il ne pourra pas être entretenu par le Trésor Royal toute sa vie, tu connais les lois.

Kalum sentit sa gorge se nouer. Mû par la curiosité, il s'approcha du trou et colla son oreille contre.

– ... Temps devant nous, disait sa mère. Il n'a pas encore seize ans, et même après, cela reste possible malgré tout.

– Tu admettras quand même qu'il ferait une sacrée exception ! insista Adam. Les Porteurs du Sang éveillent leur pouvoir de plus en plus jeune, tu en es toi-même l'exemple, et lui attendrai ses seize ans ?

– Pourquoi pas ? Il faut une exception pour confirmer la règle. En plus, se métamorphoser trop tôt n'est pas une bonne chose. J'ai suffisamment perdu le contrôle durant mon adolescence pour le savoir, même si j'ai eu la chance de ne faire que des dégâts matériels et d'avoir mon grand-père pour me raisonner.

– Tu t'obstines à être persuadée que c'est lui. Mais si c'est Émelyn qui se révèle être la Porteuse, il nous faudra une solution de repli ! C'est un sujet qu'il faut que l'on aborde avec lui ! s'énerva l'homme.

– Et toi, tu ne crois pas en lui ! rétorqua sa femme. Tu ne peux pas le comparer à Jayden et Émelyn. Ils sont tous les deux précoces, étant donné la nature de leurs dons. Kalum ne l'a jamais été. Je t'accorde qu'il ne suit pas vraiment ce qui semblait être la norme en terme d'âge d'éveil, mais tu ne peux pas dire qu'il est en retard. Il n'y a pas de période bien délimitée pour ce genre de chose. Laisse-le tranquille avec ça. Il le vit déjà suffisamment mal.

L'adolescent s'écarta du mur. Sans vraiment comprendre comment, il avait la certitude que sa mère savait qu'il se trouvait là. Un peu honteux et le cœur battant, il regagna au plus vite sa chambre. Il se déshabilla, ôta sa chemise et se glissa sous les draps, torse nu.

Il n'attendit pas cinq minutes avant d'entendre frapper à la porte. Pendant un instant, il envisagea de faire semblant de dormir mais repoussa bien vite l'idée. En soupirant, il alluma la lampe au dessus de son chevet et se redressa tandis que sa mère entrait.

À quarante ans passés, Linaëlle restait une femme pleine de vie et à la silhouette élancée qui semblait épargnée par le temps. Ses cheveux blonds dépourvus de mèches argentés cascadaient jusque sous ses omoplates en longue vagues souples. Actuellement, emballée dans une simple robe de chambre et les cheveux dénoués, elle paraissait bien plus jeune qu'elle ne l'était réellement. Seules les petites rides au coin de ses yeux et entre ses sourcils expressifs quand elle les fronçaient, comme maintenant, rappelaient son âge. Kalum savait qu'elle éveillait bien des jalousies chez les dames de la Cour qui se plaignaient de ne pas la voir vieillir et en tirait une sorte de fierté.

– Tu nous as entendu.

Ce n'était pas une question mais l'adolescent opina du chef avant de détourner les yeux. Sa mère s'assit sur le bord du lit et lui saisit gentiment le menton pour ramener son regard sur elle.

– Il ne faut pas en vouloir à ton père, il s'inquiète pour toi, comme tous les pères.

– Mais il a raison, je ne suis pas un Dragon, souffla Kalum.

– Qu'en sais-tu ? Même toi tu ne peux le savoir avant ta première métamorphose.

– Alors pourquoi est-ce que tu es persuadée que c'est moi et pas Émelyn ? Elle serait comme toi, mage d'auras et Dragon...

– C'est une combinaison dangereuse, tu sais. Et je ne vous ai pas élevé pour que vous me ressembliez, à moi ou à quelqu'un d'autre. Jayden n'est pas votre grand-oncle, tout comme Émelyn n'est pas moi.

– Et moi je ne suis personne, compléta amèrement le jeune garçon.

– Bien sûr que si, chéri, il ne faut pas que tu penses cela de toi, le rabroua doucement Linaëlle avant de l'attirer dans ses bras.

Une part de l'adolescent protesta contre ce traitement. Il avait passé l'âge de se faire dorloter ainsi. Mais ce soir il avait besoin de la tendresse de sa mère, et se laissa aller en appuyant sa tête sur son épaule. Quand elle commença à lui caresser les cheveux, il prit une profonde inspiration et ferma les yeux, laissant le parfum fruité de sa mère envahir ses narines et l'apaiser. Il savait bien qu'elle usait probablement de sa magie sur lui, mais s'en moquait. Elle avait toujours su le comprendre et le consoler, malgré son manque de coopération et son comportement parfois exécrable.

– Tu n'as pas répondu à ma question, nota-t-il néanmoins.

Linaëlle eut un petit rire et posa un baiser sur son front avant de raconter :

– Quand tu étais plus jeune, tu rêvais de Dragons. Souvent tu venais nous retrouvez au lit le matin en me racontant que tu avais volé au dessus de l'océan, ou du désert, ou que sais-je encore. Et tu as toujours été très sensible aux odeurs et aux couleurs. Quand tu avais à peine trois ans, tu as pleuré le jour où j'ai mis un parfum que ton père m'a offert. Tu ne voulais plus me faire de bisous, encore moins de câlins. La bouteille est restée longtemps sur ma coiffeuse le temps que tu grandisses et que je puisse le porter.

– Ça ne prouve rien, protesta son fils.

– Alors, disons que les Dieux me l'ont murmuré à l'oreille, plaisanta la femme.

– Maman, ce n'est pas drôle, se plaignit-il.

– Kalum, j'ai confiance en toi et en mon instinct. Et si jamais je me trompe, je suis sûre que tu sauras rebondir. Tu es doué dans pleins de domaines.

– Je suis doué en science et en magie runique... On a vu plus passionnant, bougonna l'adolescent.

– Parce que tu te regardes avec les yeux des gens qui ne te connaissent pas. Eux ne voient que la magie de tes frère et sœur. Tous les deux sont formidables bien sûr, mais toi aussi tu l'es, tu l'es juste différemment et d'une manière qu'ils ne remarquent pas au premier abord. De toute manière, vous êtes mes enfants, et je vous aime tous les trois autant, peu importe le reste. C'est compris ?

– Oui...

Linaëlle prit son visage entre ses mains et l'embrassa tendrement sur le front.

– N'oublie jamais que je t'aime, mon chéri. Je t'aime plus que tout, comme j'aime Jayden et Émelyn. Ne laisse jamais rien ni personne te persuader du contraire, d'accord ?

Son fils hocha la tête et murmura :

– Moi aussi je t'aime, Maman.

La femme lui sourit,passa une main dans ses cheveux et se leva. Elle quitta la pièce et ferma laporte sous le regard du jeune garçon qui se laissa retomber sur son oreiller.Cette conversation ne changeait rien au problème, et ressemblait à cellesqu'ils avaient déjà eu. Mais elle le réconfortait, et c'est presque serein queKalum s'endormit.

Plop tout le monde ! Alors, que pensez-vous de ce premier aperçu ?

Personnellement, écrire avec une version "âgée" de Linaëlle me fait très bizarre XD.

En tout cas, nous voilà partie pour une nouvelle aventure, j'ai hâte de la continuer avec vous !

Des bisous à tous, et à la semaine prochaine pour la suite ^^.