Chapitre 36 : Sauvegarde (partie 2)

       

Et la réalité vola en éclat.

Violemment propulsée vers elle ne savait pas où, Linaëlle flottait sans distinguer le haut du bas ou la gauche de la droite. Le monde autour d'elle n'était plus que formes impossibles aux couleurs inconnues. Il lui semblait tourner sur elle-même, tout en restant parfaitement immobile, avoir la tête en bas tout en se tenant droite, voir des choses lui foncer dessus alors qu'elles s'éloignaient. Elle entendait des bruits qui n'avaient pas de source, voyait des ombres sans distinguer de lumière. Et surtout, surtout, dans sa tête résonnait à l'infini le hurlement qui, elle en était certaine, l'avait amenée là.

Battant vainement des pieds et des mains, elle avait la sensation étrange de nager dans l'air. Les yeux fermés pour ne pas avoir à supporter la surcharge visuelle, son dos finit par percuter quelque chose de solide. Sans savoir comment, elle réussit à s'accrocher à ce morceau de normalité et tenta de reprendre son souffle, le cœur cognant dans sa poitrine. Le hurlement refusait de s'arrêter, malgré toute la solidité de la défense mentale de la jeune femme.

Ouvrant péniblement les yeux, elle s'aperçut que l'objet qu'elle agrippait était, à première vue, une  marche d'escalier. Un pavé de pierre tout ce qu'il y avait de plus ordinaire.

Une forme obscure sembla se précipiter à pleine vitesse vers elle, interrompue par une autre chose verte. Les deux entités, déviées de leur trajectoire, passèrent à côté d'elle.

D'une main, Linaëlle se frotta les yeux. Que venait-elle faire ici déjà ? C'était important, elle le savait. Ou alors tout ceci n'était qu'un rêve étrange qui allait prendre fin d'une seconde à l'autre. Pourtant, elle aurait juré être venue ici pour accomplir une tâche, mais quoi ? Sa Dragonne grondait dans sa tête. Écoutant l'instinct de l'animal, la jeune femme prit appui sur la marche pour se propulser le plus loin possible. L'instant d'après, une ombre avalait son point d'amarrage sous ses yeux.

Elle ne savait pas à quoi elle avait échappé, mais elle était de nouveau à la dérive dans cet endroit sans aucun sens. Lancée à pleine vitesse, une silhouette dorée lui effleura le bras et elle poussa un hurlement qui couvrit celui dans son esprit. La douleur provoqua un brusque déclic dans son esprit. Delthéa ! C'est pour la sauver qu'elle était venue ! Mais dans ce pan d'existence où aucune des lois qu'elle connaissait ne s'appliquaient, la trouver ne serait pas une mince affaire. Si elle était là...

Tournant sur elle-même, ou en ayant l'impression, elle finit par apercevoir une autre marche d'escalier, bien trop loin pour espérer l'atteindre.

- Prends mes ailes, tu pourras essayer de te diriger.

En tenant son bras blessé contre elle, Linaëlle se concentra. Ses ailes déchirèrent sa tunique longue et battirent rapidement. Pour la première fois depuis qu'elle était arrivée là, elle eut enfin la sensation de pouvoir bouger selon son envie, même avec des difficultés. Se servant plus de ses ailes comme gouvernail que comme propulseur, elle atteignit la marche et s'y retint.

- Je crois qu'il faut trouver les autres pour progresser...

- Je pense aussi, cela semble être les seuls objets solides et normaux ici. Cherchons la suivante.

Les bras et les jambes enroulés autour de la pierre froide, Linaëlle essaya tant bien que mal de repérer un objet semblable.

Les deux entités doré et noire refirent leur apparition, chassé par une verte et une bleue. Les agresseurs semblaient plus gros et la jeune fille compris que d'une manière ou d'une autre, c'était les Dieux qui devaient se manifester sous cette forme.

Utilisant sa vision draconique, elle repéra enfin son objectif suivant et se propulsa vers elle. De marche en marche, elle dut plusieurs fois essuyer des attaques des formes étranges, provoquant des douleurs insupportables dans son bras et sa hanche. Avec un hoquet de douleur, elle attrapa un nouveau morceau de pierre grise.

Et elle heurta le sol froid en gémissant sous son propre poids qui écrasait son bras blessé. Elle rappela ses ailes et pivota sur le dos, du côté de sa hanche valide. Essoufflée et en sueur, elle se redressa, étonnée par le silence soudain. Le couloir était bien moins lumineux et accueillant que celui de l'étage. S'appuyant sur le mur, Linaëlle se remit sur ses pieds, bien contente de sentir le sol dessous.

À pas prudent, elle s'avança dans le couloir. Du coin de l'œil, elle capta un mouvement et se jeta au sol tandis qu'une hache se plantait dans le mur.

- Tu ne peux pas fuir la mort éternellement, petite fille, ricana une voix qui fit frissonner la jeune femme.

- Linaëlle, cours ! Trouve-la, dépêche toi ! hurla Tillia quelque part sur sa droite.

La voix de la Déesse avait un accent désespéré qui donna un coup de fouet à la jeune femme. Elle s'élança en avant, ignorant le grognement d'Ulcanth et l'incantation de la Déesse. Elle ne fit que quelques mètres avant de tomber sur un croisement. C'était incompréhensible, il ne devait pas y avoir d'autres couloirs que celui qu'elle suivait !

Linaëlle décida de suivre le couloir d'en face, ignorant les bifurcations possibles. Une personne dont elle avait presque oublié le visage apparut alors en face d'elle. Manahau la regardait, les yeux vides comme le jour de sa mort.

- C'est de ta faute, Linaëlle. Je suis morte parce que tu as préféré sauver Elmira, lui reprocha-t-elle.

- Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas toi, souffla la jeune femme en reculant.

- Vraiment ? ricana la femme. Pourtant regarde, je suis bien là ! Et aujourd'hui, j'ai l'occasion de te faire payer !

L'apparition se jeta sur elle. Linaëlle esquiva, mais l'autre réussit à saisir son bras blessé et a le broyer dans sa main, la faisant tomber à genoux et hurler, aux bords des larmes.

- Je te croyais plus solide que ça, se moqua Manahau.

- Allez... vous faire foutre... avec vos illusions... Dagmar... grogna la jeune femme.

Sa main intacte se couvrit d'écailles vertes, ses ongles se transformèrent en griffes aiguës et tranchantes qu'elle planta dans la poitrine de son adversaire qui se dissout dans un dernier ricanement.

Linaëlle se releva, des larmes de douleur et de tristesse plein les yeux. Elle avait l'impression d'avoir tué une deuxième fois la première personne à lui avoir manifesté un peu d'affection durant ce jour horrible où son père de sang était mort.

- Ignore-les, ils se nourrissent de toi et de tes sensations, lui lança Gabrön derrière elle.

Rassemblant son courage, la jeune femme continua son chemin. Une nouvelle intersection se présenta à elle et sans réfléchir, elle prit à droite.

Le petit garçon debout devant elle ne pouvait pas avoir trois ans. Il la regardait approcher  d'un œil éteint.

- Tu es contente d'avoir pris ma place ? demanda-t-il d'une voix qui n'était pas de son âge.

- Pris ta place ?

- Oui ! C'est ma place que tu as prise ! Il fallait que je meurt pour que Maman décide de te ramener à Dopalis ! s'écria l'enfant en serrant les poings.

- Killian ? chuchota Linaëlle en avisant les yeux gris du petit garçon.

- Je ne veux pas que tu dises mon prénom ! Tu n'es qu'une sale égoïste !

Il se précipita sur elle en hurlant et une vague de flamme jaillit de ses paumes. La jeune femme le contourna en sautant par dessus le feu magique et lui brisa la nuque, faisant disparaître langues de feu et illusion.

- Tu étais donc le Porteur du Sang avant moi... je suis désolée petit frère, murmura Linaëlle.

Elle esquissa une grimace en s'appuyant contre le mur, la main posée sur sa hanche douloureuse.

- Continue, tu y es presque ! hurla Suprak dans un couloir adjacent.

La jeune femme essuya les larmes qui coulaient sur ses joues sans qu'elle s'en aperçoive et poursuivit sa route. Elle prit à droite au croisement et se figea brusquement.

- Non pas toi...

- Et si pourtant, ma précieuse petite sœur. J'avais promis de te protéger et tu as laissé Daniela me tuer. Pire encore, tu l'as pardonnée ! Elle respire encore et moi non ! Parce que tu as eu pitié de la malheureuse petite chose qu'elle était ! Alors aujourd'hui, je suis venu régler mes comptes avec toi !

Jayden s'avança vers elle, ses yeux vert brillant du pouvoir qu'il utilisait. La culpabilité et la tristesse assaillirent Linaëlle qui tomba à genoux devant son frère. Il posa sa main sur sa tempe et les sentiments qu'il provoquait augmentèrent encore en intensité. La jeune femme sut alors que la tristesse allait la tuer. Il allait faire éclater son cœur de cette émotion qu'elle avait cru disparue mais qui se terrait toujours dans un coin, attendant le moment idéal pour se manifester de nouveau.

- Tu vas abandonner aussi facilement, petite fille ? ricana Jayden d'une voix qui n'était plus la sienne.

Dagmar aurait dû s'abstenir de cette réflexion, car elle enflamma la colère de sa victime. Une colère nourrit par un profond ressentiment à l'égard de celui qui voulait détruire son monde, la priver de Delthéa et qui l'obligeait à sacrifier sa vie pour sauver les deux. Sa Dragonne rugit, cracha des flammes qui réduisirent en cendre tout ce qui n'était pas sa rage.

Elles se relevèrent et balayèrent l'illusion de leur frère d'un revers de main. Ignorant la douleur de leur hanche et de leur bras, elles reprirent leur route, tournant sans hésiter aux intersections. Ni Althis, ni leur père ne purent les arrêter, fantômes balayés par une vague courroucée que rien ne semblait pouvoir stopper. Bouclier infranchissable sur lequel échouait toutes les illusions de Dagmar et les menaces d'Ulcanth.

Enfin, elles arrivèrent au bout du chemin. Linaëlle se précipita vers Delthéa, qui semblait maintenue au mur par des liens invisibles qui meurtrissaient pourtant son corps entièrement dénudé.

- Théa, tu m'entends ? souffla la jeune femme en prenant le visage de son âme sœur entre ses mains.

La Déesse ouvrit des yeux fous de souffrance, de peur et de colère mêlées.

- Tu oses encore... Me mettre tes illusions sous le nez... Me tuer et me voler mon pouvoir ne te suffit donc pas ? cracha-t-elle.

- Non, tu te trompes, c'est vraiment moi, Théa... Je suis venue avec Gabrön, Tillia et Suprak pour te sauver, ils sont en train d'occuper tes frères pour que je puisse te libérer.

Delthéa ricana.

- Tu as de l'imagination... aujourd'hui. Ta propre femme... te trahirait... vraiment très drôle.

- Qu'est ce que je peux faire pour te convaincre que je ne suis pas une illusion ? demanda doucement la jeune femme.

Un éclair d'espoir brilla dans les yeux de son âme sœur, balayée par la colère.

- Tu penses vraiment... Que je vais te le dire ? Bien essayé... Mais Linaëlle... n'aurait pas besoin de demander...

La jeune femme réfléchit à toute vitesse. Elle avait conscience de la vague d'énergie qui enflait derrière elle, destructrice, et qui se heurtait au bouclier de plus en plus faible de ses alliés.

Brusquement, une phrase lui revint en tête, une phrase qu'elle lui avait souvent répété depuis son enfance.

- N'oublie pas que, tant que ton cœur m'appartient, il ne peut rien t'arriver de mal, chuchota-t-elle. 

La Déesse écarquilla les yeux, entrouvrit la bouche, stupéfaite.

- C'est vraiment toi ?

Linaëlle hocha la tête et profita de sa surprise pour l'embrasser. Delthéa répondit avec ardeur, tandis que dans le couloir résonnaient deux cris de colère et de douleur. La Déesse rompit le contact avec un hoquet de surprise, libérée de ses liens, tandis qu'une vague d'énergie d'une puissance inouïe ravageait l'esprit de son âme sœur qui contracta tous ses muscles, incapable d'exprimer autrement son calvaire.

La jeune femme ne sût jamais combien de temps cela dura, entre quelques secondes et une éternité. Elle se raccrocha à sa Dragonne, à ses souvenirs, aussi fort qu'elle le put. Elle se consumait de l'intérieur, son esprit balloté par des vagues de flammes. Une seule chose l'empêchait de partir à la dérive, la phrase qui se répétait en boucle dans son esprit, et deux yeux multicolores. Quand la magie se retira enfin, ses même yeux l'observaient avec inquiétude.

Avec l'impression qu'on venait de marquer au fer rouge chaque parcelle de sa peau, et un dernier effort de volonté, Linaëlle activa le Tirfamil dans un coin de son esprit, visualisant le salon de Tillia et Suprak et incluant son âme sœur dans le déplacement. Elle se sentit projetée en avant. Puis ce fut le noir complet.

- Eh ! Je crois qu'elle se réveille !

- Il semblerait que oui, vite, faite appeler la Directrice !

Les paupières de Linaëlle étaient atrocement lourdes. Elle les ouvrit avec beaucoup de difficultés, cligna plusieurs fois avant de distinguer le visage d'Adam penché sur elle.

- Ma princesse, est-ce que tu m'entends ? chuchota-t-il.

La bouche sèche et la langue pâteuse, sa femme se contenta de hocher doucement la tête. Le soulagement détendit aussitôt les traits de l'homme qui posa son front contre le sien.

- Dieux merci, j'ai cru que nous t'avions perdue, toi aussi...

Elle voulut demander à boire, mais ne réussit à émettre qu'un son rauque. Heureusement Adam traduisit immédiatement son besoin. Il disparut brièvement de son champ de vision pour revenir avec un verre d'eau. Il glissa une main sous sa nuque pour la soutenir et l'aider à se désaltérer. La jeune femme but une première gorgée, toussa et crachota tandis que le liquide coulait dans sa gorge en feu. Avec l'aide de son mari, elle réussit à vider le récipient. Elle n'eut pas le temps de quoi qe ce soit qu'Amalicia pénétra dans la chambre, les cheveux en désordre et les traits tirés. Elle examina Linaëlle de toutes les manières possibles, magiques ou non, avant de finalement annoncer :

- En voilà une de revenu parmi les vivants. Repos complet pendant au moins trois jours, qu'elle ne bouge pas de cette chambre où je l'attache au lit moi même.

Devant le regard complètement perdu de sa patiente, elle soupira et dit à Adam :

- Fais attention à ce que tu dis.

Sur ces paroles inquiétantes, elle quitta la pièce aussi rapidement qu'elle était entrée. Linaëlle posa les yeux sur son époux et demanda :

- Que s'est-il passé ?

Le jeune homme lui prit la main et embrassa ses doigts en soupirant.

- Tu as été inconsciente presque deux jours, Princesse.

- Amalicia ne serait pas dans cet état s'il n'y avait que moi ! s'alarma sa femme.

Adam posa une main sur sa joue, les yeux douloureux.

- Les Tfigunï ont attaqué le château... il y a eu des victimes...

- Qui ? articula Linaëlle d'une voix blanche.

Son mari soupira, prit son autre main et les regroupa dans les siennes.

- Ta mère a été gravement blessée en défendant les enfants... On ne sait pas si elle va s'en sortir... commença-t-il.

La jeune femme poussa un gémissement impuissant. Elle s'en voulait déjà terriblement, et elle sentait que les mauvaises nouvelles n'étaient pas finies. Néanmoins, elle lui fit signe de continuer, elle voulait savoir.

- Quentin est mort en sauvant plusieurs personnes dans les cuisines, il a brûlé toute son énergie et personne n'a réussi à le ranimer, poursuivit doucement le jeune homme.

Deux larmes roulèrent sur les tempes de Linaëlle. Quentin avait été un professeur d'exception pour ses Prodiges, la remplaçant quand elle ne pouvait pas assurer les cours à cause de ses autres responsabilités. Elle ne savait pas grand chose de sa vie privée, mais c'était un collègue toujours dynamique et enjoué. Elle avait mal pour ses protégés qui le considérait comme un mentor et un grand frère.

- Et... Ah... Je sais pas comment t'annoncer ça... hésita Adam en lui serrant les mains.

Sa femme plongea son regard dans le sien, plein de larmes.

- Dit-moi, je préfère le savoir tout de suite, murmura-t-elle.

- Je n'étais pas près de toi quand c'est arrivé, je buvais un verre avec tes frères pour fêter la naissance de Maël. Pour une raison que j'ignore, beaucoup des Tfigunï ont essayé de t'atteindre. Fiona et Emily te veillaient... Fiona oscille entre la vie et la mort depuis hier soir et Emily... Emily n'a pas survécu à ses blessures. Je suis désolée mon cœur.


Plop ! Oui je sais, mes personnages en prennent plein la tronche dans ce chapitre, désolée (ou pas niarf niarf).

Tout ceci n'annonce rien de bon pour la suite n'est ce pas ?

Bon aller, je m'envole (vers d'autres cieuuuux ) avant que vous ne puissiez m'attraper ! Bisous à tous, et à la semaine prochaine ^^.

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