Linaëlle traverse les couloirs, perdue dans ses pensées. Nichées au creux de son esprit, six présences discrètes mais permanentes commencent doucement à prendre conscience de leur potentiel. Encore quelques jours, et l'un d'eux parviendra à la contacter. Avec le tumulte de ce séjour, elle n'avait pas forcément trouvé le temps de les stimuler, mais ils progressaient à pas de géant. La jeune fille sourit sans s'en rendre compte. Elle ne pensait pas commencer les cours de magie aussi tôt, mais elle les avait visiblement sous-estimés.

- Quelle-est donc la raison de cet immense sourire ? lui demanda son père quand elle les rejoignit.

- Six petites personnes qui m'attendent impatiemment, répliqua Linaëlle, et que j'ai hâte de retrouver.

Ils s'installèrent tous les trois à une table en bois précieux, une plume secrétaire et du papier prêts à l'emploi. La réunion ne se voulait pas officielle bien que son objet était peut être l'un des plus importants de cet échange entre les deux nations.

- Comment vont-ils ? s'enquit Elmira.

- Bien autant que je puisse en juger, la renseigna sa fille. Ils lisent et écrivent tous couramment maintenant, même si ils sont encore loin de pouvoir s'attaquer aux manuels scolaires de premier cycle. Mais j'ai quelques idées sur la manière de leur enseigner à contrôler leurs dons.

- Penses-tu qu'il soit raisonnable de les stimuler aussi jeunes quand tu sais qu'il y a au moins un métamorphe dans le groupe, s'inquiéta son père.

- À partir du moment où ils sont arrivés à Dopalis, ils ont été stimulés, tempéra Linaëlle. Ce n'est pas par hasard si l'École des mages est bâtie là bas, il y a un nœud de courants magiques pile sous le bâtiment. Si je ne le fais pas, la quantité de magie dans l'air s'en chargera. Et pour six mois de différence, l'augmentation des chances de réussites est négligeable. Je préfère pouvoir choisir le moment où Rémi éveillera son pouvoir et être prête, que laisser faire les choses et être prise au dépourvu.

- Tout de même, cinq ans c'est très jeune, trop même. Rappelle-toi l'état dans lequel tu étais après ta première métamorphose alors que tu avais douze ans !

- Six, corrigea Linaëlle. Il a six ans maintenant. Et Rémi ne se transformera pas en dragon, ce sera moins éprouvant pour lui. Ne t'inquiète pas, Papa, je gère la situation, il ne lui arrivera rien.

- À qui n'arrivera-t-il rien ? interrogea l'Archiduchesse, sur le pas de la porte.

Aërim ceignant son front, Meriem dégageait une aura pleine d'une assurance nouvelle. Elle congédia d'un geste les deux gardes de son escorte et vint s'installer en face d'eux, attendant une réponse.

- À un de mes élèves, l'éclaira Linaëlle. Il a un potentiel de métamorphe, et éveiller ses dons revient a déclencher sa première transformation, qui est toujours délicate. Mais il n'y a aucun soucis à se faire puisque je serais là pour veiller sur lui, affirma la jeune fille en lançant un regard appuyé à son père.

- Tu vas retourner à Dopalis... conclut l'elmakaise.

- Je dois y retourner, confirma Linaëlle.

La vague de tristesse qui déferla à travers le lien qu'elles partageaient lui déchira le cœur. Mais la jeune fille ne pouvait pas laisser en plan ses projets et ses obligations pour séjourner du côté elmakais. Pas maintenant. Elle voulait le faire comprendre à sa génitrice, aussi lui adressa-t-elle un sourire désolé qu'elle fit semblant de ne pas voir.

- Maintenant que ce point est éclairci, pouvons-nous passer à la suite ? proposa Malvius d'un ton un peu trop enjoué pour être naturel.

- Bien sûr, nous avons du travail, enchérit l'Archiduchesse sur le même ton.

- Donc, enchaîna Elmira, de notre point de vue, plusieurs solutions sont valables...

Au bout de deux bonnes heures de discutions ardues et de feuilletage de textes de loi poussiéreux, il fut décidé plusieurs choses. Premièrement, pour des raisons évidentes, Linaëlle ne pourrait pas hériter du trône de Malatir, même si elle conservait les avantages de son statut de Princesse Héritière. Deuxièmement, ses enfants ne le pourraient pas non plus. En revanche, en tant que porteuse du sang des Dragons, ses descendants conserveraient forcément un titre de noblesse malatirien et auraient accès au château. Le point suivant fût le sujet d'âpre discussions entre Meriem et Malvius. En effet, celle-ci voulait que Linaëlle conserve la possibilité d'hériter du duché de l'Ouest, si il devait arriver malheur à son frère. Finalement, ils se mirent d'accord sur la possibilité pour les éventuels héritiers de la jeune fille de réclamer les terres de son frère, Linaëlle n'assurant que la transition, seulement si Azra ne pouvait reprendre les rênes. Ce dernier point hérissait la jeune fille, mais elle le savait nécessaire. Quand elle avait demandé pourquoi son deuxième frère, Hamir, n'hériterait pas du titre et des biens, Meriem répondit que Kadsuan avait pris des mesures pour qu'il ne puisse pas les obtenir.

De ces quatre points principaux découlaient une cascade d'autres conditions qui nécessitèrent une attention particulière, les lois des deux pays devant être en accord. Une fois que tout fut près et retranscrit, un exemplaire de l'accord fut remis à chaque parti pour être soigneusement reproduit et conservé. Malvius s'éclipsa aussitôt l'entretien terminé, et Elmira le suivi après avoir lancé un regard encourageant à sa fille. Celle-ci émit un léger soupir et s'approcha de l'Archiduchesse, qui observait l'agitation dans la cour à travers la fenêtre.

- J'aurais dû me douter que tu choisirais ta famille malatirienne, fit-elle avec une moue désabusée.

- Je n'ai rien choisi, vous vous trompez, la détrompa doucement la jeune fille.

Meriem se tourna vers elle en levant les sourcils.

- Si ils t'empêchent de venir avec nous, tu...

- Non ! Non, ils ne me refusent rien, c'est par devoir que je rentre à Dopalis, expliqua Linaëlle. J'ai mes élèves là-bas, des soldats dont je dois valider la formation... Je ne peux pas leur faire défaut. J'aimerais pouvoir être à la fois avec vous et avec eux, mais c'est impossible. Et je crois qu'au fond, cela m'arrange bien de me cacher derrière mes devoirs, car cela m'évite de choisir.

- Je ne pense pas que tu sois de ceux qui se cachent derrière des prétextes, Linaëlle, murmura Meriem en venant remettre en place, du bout des doigts, une mèche rebelle derrière son oreille. Ce sens des responsabilités, j'aime à croire que tu l'as hérité de ton père, même si Elmira a le même. Et il serait inconvenant de ma part de te retenir ici dans cette situation.

Linaëlle secoua doucement la tête, retint sa main qui tremblait légèrement. Elle lui disait adieu, mais la jeune fille ne l'entendait pas de cette oreille. Elle s'avança encore et se hissa sur la pointe des pieds pour pouvoir poser son front contre celui de l'Archiduchesse. À travers le lien, elle déversa son affection pour elle, pour ses frère et sœur ainsi que sa peine de devoir les quitter. Car oui, elle devait avouer qu'elle s'était attaché à eux, malgré son amnésie et les évènements de ces derniers jours. Il y eut un moment de flottement avant qu'elle ne retombe sur ses talons et que Meriem ne referme les bras sur elle, des larmes roulant sur ses joues.

- Je veux que vous compreniez que je ne fais pas une croix sur vous, insista la jeune fille en l'enlaçant à son tour. Je veux vous revoir, ainsi que Jayden et Azra... Même si je ne sais pas quand, je reviendrai passer du temps avec vous trois, je vous le promet.

- Linaëlle... Je t'aime tellement... hoqueta l'elmakaise. Et j'ai tellement eu peur de te perdre. Savoir que tu veux nous gardez dans ta vie... Tu ne peux pas imaginer à quel point cela me rend heureuse.

- Si je sais exactement à quel point, souffla la jeune fille en plantant ses yeux dans les siens.

La femme lui sourit à travers ses larmes que Linaëlle effaça des pouces. Elle restèrent un moment enlacées, front contre front, et la jeune fille en profita pour renforcer le lien. Elle voulait pouvoir garder un contact avec sa mère de sang, malgré la distance.

- Tu l'as expliqué à tes frère et sœur ? demanda Meriem.

- Azra est au courant, quant à Jayden, je pense qu'il s'en doute mais j'irai le voir tout de même.

- Dans tous les cas, sache que tu es la bienvenue à Falm quand tu le souhaites, et pour autant de temps que tu le désires, déclara sa génitrice avant de l'embrasser sur le front.

- Vous devriez vous méfiez, je suis capable de vous prendre au mot et de débarquer au milieu de la nuit, plaisanta Linaëlle.

- Je me passerais volontiers de sommeil si cela me permet de te voir, souffla l'Archiduchesse. Mais en attendant de pouvoir me réveiller à des heures improbables, que dirais-tu de venir disputer une partie de Keshet après le dîner ? Jayden doit prendre sa revanche sur ta sœur, et si nous jouons en trio, ils vont m'éliminer dès la première manche.

- C'est d'accord je viendrais, rit Linaëlle. Ensemble, nous devrions pouvoir sauver la face.

- Larguez les amarres !

Le cri du capitaine, pourtant retentissant, passa inaperçu aux oreilles de Linaëlle, trop occupée à répondre aux grands gestes d'au revoir que lui adressaient les elmakais. Entre signature des accords commerciaux, banquets et moments d'intimité volés sur le temps d'audience de l'Archiduchesse, les trois derniers jours de la visite diplomatique étaient passés à une vitesse folle.

Elle avait passé la soirée de la veille blottie sur un canapé avec Azra sur les genoux, complotant à voix basse pour la surprise qu'elles voulaient faire à Meriem, tandis que celle-ci disputait une énième partie de Keshet avec Jayden, Manoël et Yaël. La jeune fille entretenait une relation cordiale avec l'aînée de ses cousins, après une explication entre quatre yeux et des excuses des deux camps. Elle avait peu fréquenté Yaël, mais l'adolescent lui paraissait timide et effacé, peu sûr de lui, vivant dans l'ombre de ses deux aînés. Daniela était absente à cette soirée et avait d'ailleurs consciencieusement évité sa cousine depuis l'épisode du bal, un comportement qui inquiétait Linaëlle. Elle craignait en effet que la jeune femme soit possédée et que sa haine ne soit qu'une façade cachant de bien plus sombres desseins.

Avec un soupir, la jeune fille se détourna. Le ponton avait disparu au détour d'un relief et d'une courbe du fleuve. Le voyage du retour s'annonçait d'un calme mortel comparé à l'agitation de ses deux dernières semaines. Accoudée au bastingage, Linaëlle divaguait, les yeux dans le vide.

- Je croyais que c'était moi le silencieux de la fratrie, ironisa Cassildey en la rejoignant.

- En quel honneur ai-je droit à cette réflexion ? répliqua sa sœur.

- Cela va faire presque trois heures que nous sommes partis et tu es toujours là. C'est à peine si tu as décroché trois phrases depuis ce matin.

- Ils me manquent déjà... avoua Linaëlle.

- Tu les reverras, je te fais confiance pour cela.

- C'est certain, mais j'ignore ce que tout cela va donner à long terme.

-  J'ai appris en grandissant avec toi, Lin', qu'impossible reculait d'un pas à chaque fois que tu le défiais. Si tu veux réussir à vivre avec nous et à les voir eux, je suis sûr que tu trouveras une solution, affirma l'adolescent.

- Et je sais que dans le cas contraire, je pourrais compter sur votre soutien infaillible, murmura Linaëlle en l'enlaçant.

- Qu'est ce qui me vaut l'honneur de ta visite, Dagmar ?

- Ai-je réellement besoin d'une raison pour te rendre visite ?

- Je n'ai pas souvenir que tu sois déjà venu ici de ton plein gré et sans raison particulière.

- Je souhaite que nous mettions fin à ces disputes infantiles et j'aimerais que tu te rapproches du Panthéon et que tu cesses de t'isoler comme tu le fais.

- Toi seulement ? Ou suis-je devenue un sujet de dispute entre toi et ta femme ?

- Il est vrai que Gabrön a peut être une part de responsabilité dans ma décision...

- Tu sais très bien comment cela va finir, mon frère. Notre paix va durer deux jours avant d'éclater en morceaux...

- Il fut un temps où nous vivions ensemble sans nous écorcher en permanence.

- Oui, avant que tu ne nous sépares des humains, et que tu décides de les laisser se débrouiller seuls face à la menace qui arrive.

- Nous créerons un autre monde, Delthéa ! Qu'est ce qu'une malheureuse planète pour nous ?

- Non ! Si ta paix est à cette condition, je préfère encore rester seule ici ! Arkholis ne mérite pas ce sort, et les créatures qui y vivent non plus !

- Del...

- Va t'en ! Sors d'ici et ne reviens pas !

Plop ! La fin du chapitre 24 ! Qu'en pensez-vous ? Le départ de Linaëlle, le début d'un nouvel axe ?

Et puis ça à l'air de chauffer là-haut !

Comme d'habitude, n'hésitez pas à commenter, à laisser une petite étoile et à hypothétiser (oui je sais ça n'existe pas !) ! Bisous à tous et à vendredi prochain !