Chapitre 15 : Eux et le reste du monde (partie 3)
Le dîner se déroula dans une ambiance détendue. Un dîner privé où même les vassaux n'ont pas le droit d'assister. Un luxe que les membres de la famille royale s'offraient régulièrement. La conversation du soir tourna autour du voyage en Elmakan, les parents s'assurant que les plus jeunes étaient au point sur le protocole et les coutumes de leurs voisins. Et immanquablement, Elmira finit par mettre les pieds dans le plat :
- Ça va aller Lin, tu es sûre de vouloir venir ? demanda-t-elle.
- Pourquoi cela n'irai pas Maman ? répliqua la jeune femme.
- Eh bien Elmakan est ton pays d'origine et nous ne savons pas qui nous allons croiser là bas, malgré tous les renseignements de Romain.
- Malatir est mon pays, affirma Linaëlle. Ce n'est pas celui où je suis née, mais c'est celui que j'aime. Et vous êtes ma famille, la seule dont je me souviens et qui s'est intéressée à moi. Je ne vois même pas pourquoi tu poses la question.
- Je voulais juste m'assurer que ce voyage ne t'effrayais pas, trésor.
Linaëlle eut un haussement d'épaules qui pouvait signifier tout et rien à la fois. Malvius voulut insister mais un regard de sa femme le dissuada. Il entreprit donc plutôt de raconter les rares souvenirs d'Elmakan qu'il avait d'avant la guerre. Cassildey et Énora se montrèrent vivement intéressés et même Xavier montra sa curiosité. Linaëlle participa peu à la conversation et chipota dans son assiette de poisson alors qu'elle mangeait toujours comme quatre habituellement.
Elmira nota ces faits sans rien laisser paraître mais à la fin du repas, quand les autres sortaient, elle saisit l'occasion de prendre Linaëlle à part. Elle l'entraina à l'opposé du reste de la famille.
- Qu'est-ce qu'il se passe, trésor ? Lui demanda Elmira.
- Rien, affirma à nouveau sa fille.
- Depuis quand me mens-tu, Lin ?
- Je ne te mens pas.
- Je t'en prie, tu peux servir ce discours à Énora ou à Cassildey parce qu'ils sont jeunes, mais pas à moi, ni aux autres, tu le sais très bien.
La jeune fille soupira profondément.
- Tu me connais trop bien, fit-elle.
- Ce serait malheureux que je ne te connaisse pas, tu ne crois pas ? répondit doucement sa mère.
Linaëlle eut un faible sourire.
- Je crois bien que j'ai peur, Maman, dit-elle à mi-voix.
- Peur de quoi, trésor ?
- Peur de croiser des gens qui me connaissent, peur de les reconnaître, de me souvenir de ma vie d'avant, débita la jeune fille. J'ai peur de découvrir qui ils sont et qui je suis. Je sais que c'est ridicule, que les chances que j'ai de les croiser sont infimes, mais je ne peux pas m'en empêcher.
- Aucune peur n'est ridicule, trésor, la rassura sa mère. Et pense que si tu as peur de cette improbable rencontre, je l'appréhende encore bien plus que toi.
Stupéfaite, la jeune femme s'arrêta et regarda sa mère.
- Pourquoi ? chuchota-t-elle
- À ton avis, lui répondit sa mère sur le même ton.
Devant l'incompréhension de sa fille, elle continua :
- Quelque part dans ce monde, il y a peut être une femme que j'ai privée du bonheur de te voir grandir. Et qui, si nous la rencontrons un jour, réclamera probablement le droit de te voir et de te connaître. Crois-tu que cela ne m'effraie pas, de devoir un jour la regarder dans les yeux ? De te voir partager du temps avec elle sans rien pouvoir faire que te regarder t'éloigner de moi ?
- Ne dis pas ça, souffla Linaëlle au bord des larmes. Tu es ma mère et je t'aime, personne ne nous enlèvera cela ! Tu ne peux pas avoir peur de... tu n'es pas...
- Je ne suis pas parfaite, Lin. Moi aussi j'ai peur, il n'y a que les fous qui ne craignent rien et encore ...
- Je ne sais pas si ... hésita la jeune femme.
- Si ? la relança Elmira.
- Si je serais un jour aussi courageuse que toi... termina-t-elle en laissant enfin couler ses larmes
- Oh trésor, viens là, lui murmura sa mère en l'enlaçant doucement.
Linaëlle cacha son visage dans le cou de celle qui l'avait protégée depuis le jour de leur rencontre. Elle se laissa bercer comme une petite fille, laissant le parfum familier de sa mère chasser ses craintes.
- Tu es bien plus courageuse que n'importe quelle personne de ton âge. Tu as déjà affronté tellement de choses dans ta vie ... murmura sa mère à son oreille. Et si il nous faut un jour affronter ta famille elmakaise, nous le ferons ensemble, comme nous l'avons toujours fait. D'accord ?
Linaëlle se détacha légèrement de sa mère pour hocher la tête. Celle-ci lui adressa un sourire plein d'amour et essuya des pouces les larmes qui coulaient sur les joues de la jeune fille. Passant un bras autour de sa taille, elle l'entraina dans les couloirs du palais, jusqu'à la grande galerie où se trouvaient des portraits de la famille royale de Malatir.
Sans un mot elles contemplèrent dans la demi-pénombre le plus récent de tous. On y voyait Elmira et Malvius, plus jeunes, assis sur un divan bleu et se tenant par la main. Debout derrière eux, Xavier et Sollia regardaient le spectateur d'un air espiègle. Cassildey était assis sur un repose-pied devant ses parents et Énora et Linaëlle sur leurs genoux.
En revoyant ce tableau, Linaëlle sourit. Elle se souvenait parfaitement des heures de pose interminables nécessaires à la réalisation de l'oeuvre. Xavier se plaignait toutes les dix minutes et chaque séance avait pour lui des allures de punition. Mais le Roi Althis en avait passé commande auprès du plus célèbre artiste du moment. Et tout le monde avait obéit sagement au patriarche de la famille.
- Qu'est ce que tu vois ? lui demanda soudain sa mère.
- Des sourires, répondit Linaëlle. Ils ont l'air tellement heureux.
- Parce que nous ne le sommes pas ?
- Si, bien sûr ! Ce n'est pas ce que je voulais dire ... marmonna-t-elle
- Tu sais ce que je vois, moi ?
Linaëlle hocha la tête négativement.
- Je vois une famille. Heureuse et unie. Sans qu'aucun de ses membres ne paraisse moins à sa place que les autres. Même si elle ne leur ressemble pas.
Elmira détourna les yeux du tableau et planta ses yeux d'acier dans ceux de sa fille.
- Tu n'es pas seule, Linaëlle, affirma-t-elle. Tu es entourée de gens qui t'aiment et te protègent chacun à leur manière. Tu le sais n'est ce pas ?
- Oui, maman.
- Alors ne te renferme pas sur toi même comme tu l'a fait tout à l'heure. Parler de ce genre de problème ne peut que faire du bien. Et même si tu ne veux pas en parler devant Énora ou Cassildey, tu sais que ton père et moi sommes là, toujours, même si on ne peut pas passer autant de temps que l'on voudrait avec vous.
- Mo téa liémin, Madu, chuchota la jeune Princesse.
- Moi aussi je t'aime, trésor.
Elles restèrent un moment enlacées devant le tableau avant de lentement se remettre en marche vers les appartements royaux. Linaëlle sentait doucement ses peurs s'envoler, déserter la boule d'angoisse qui pesait depuis plusieurs semaines au creux de son ventre. Arrivée dans le salon où Malvius et Cassildey disputaient une partie de Keshet sous le regard endormi d'Énora, elle avait repoussé ses soucis dans un coin obscur de son esprit. Elle rejoignit Xavier sur le divan, se calant contre son épaule. Son frère grommella pour la forme mais ne protesta pas, plongé dans un miroir d'observation.
Linaëlle se permit alors quelque chose qu'elle faisait rarement. Elle ouvrit totalement ses perceptions magiques. Ayant le talent rare de ce côté de la frontière de percevoir les auras des gens, elle pouvait également le pratiquer à plus grande échelle, comme sur une ville par exemple. Évidemment, elle ne se serait pas permis de le faire si il y avait eu d'autres mages d'auras dans la cité. Ils auraient pu croire à une attaque personnelle ou à de l'espionnage. Mais les rares personnes maîtrisant cette magie ne séjournaient pas dans la ville.
À cette heure ci, Dopalis bruissait encore d'activités. Les marins sur les quais, les habitués dans les bars, les couples chez eux... De l'ensemble de la cité se dégageait une harmonie qui finit de soulager les pensées tourmentées de la jeune fille. Bien sûr, il y avait quelques fausses notes ici ou là, mais rien d'inhabituel dans un endroit où vivaient plusieurs dizaines de milliers de personnes de classes sociales différentes.
La jeune fille, attentive aux informations que lui apportait son don, sursauta quand elle reçut un objet sur la tête. Remettant d'instinct en place ses protections, elle coula un regard noir à Cassildey qui souriait d'une oreille à l'autre. Se saisissant de l'objet du délit, elle le renvoya avec une précision douteuse sur l'auteur du crime. Son frère hilare saisit l'objet au vol et lui dit :
- Tu t'endormais sur le canapé, je devais réagir !
- Je ne dormais pas, j'écoutais la ville, rétorqua Linaëlle.
- Ça c'est l'excuse que tu donnes, mais on ne peut pas vraiment savoir si c'est vrai, la provoqua-t-il, taquin.
- Pfff ! Je n'écouterais même pas tes réflexions douteuses, fit-elle en levant les yeux au ciel.
Elle esquiva au dernier moment le coussin qui revenait vers sa tête. Celui-ci frappa donc Xavier, qui lâcha un juron peu distingué avant de repousser Linaëlle d'un mouvement d'épaule.
- Vous voulez pas aller vous chamailler ailleurs ? dit-il agacé.
- J'attends que Papa joue, il mets un temps fou à placer ses pions ...
- Dit donc, jeune homme, l'interrompit Malvius, ne rejette pas la faute sur moi, je ne suis pas responsable de ton envie de balancer des objets à la tête du reste de la famille.
- Le reste de la famille te remercie de ton indéfectible soutien, ironisa Linaëlle.
- Je suis d'accord avec Lin, le soutien fut vraiment indispensable, ricana Xavier avant d'étouffer un bâillement.
- Bon je crois qu'il est temps que certaines personnes aillent se coucher, déclara Elmira en se levant du fauteuil où Énora commençait à somnoler sur son épaule.
À moitié endormie, Énora gratifia toute la famille d'un bisous sur la joue avant de se diriger vers sa chambre, sa mère sur les talons.
Linaëlle ne tarda pas à faire de même. Plus tard, blottie dans ses draps, elle caressait l'étoile sur son épaule. Celle-ci se révélait anormalement froide. Elle avait toujours paru plus chaude que le reste de son corps, mais ne dégageait plus rien. La jeune Princesse Héritière se demanda si cela avait un rapport avec l'absence prolongée de sa protectrice. Delthéa ne l'avait plus convoquée depuis leur rencontre écourtée. Cela intriguait la jeune fille, suffisamment pour qu'elle essaye de se projeter elle-même, malgré les mises en garde de la Déesse, vers cet étrange lieu entre les mondes qui était devenu leur lieu de rendez-vous.
À mi-chemin de son objectif, elle se sentit brusquement rejetée de l'endroit qu'elle voulait atteindre. Malgré son acharnement, le lieu lui resta inaccessible. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle s'endormit, vaincue par la fatigue.
À ce moment précis, je perdis de vue ma jeune Tis'shamar. Les semaines suivantes allaient s'annoncer compliquées mais je ne pouvait plus intervenir dans son existence, par ordre de mes maîtres. Ils avaient en effet des problèmes avec cette jeune mortelle sur laquelle je veillais.
Mais celle-ci n'avait pas fini de les surprendre.
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