Chapitre 14 : Du coeur ou de la raison (partie 3)
Un silence pesant s'installa dans la pièce après la lecture. Personne n'osait prendre la parole, tous semblaient stupéfaits. Pas de nouvelles pendant presque trois décennies, et le premier message était une invitation ? Cela paraissait bien trop étrange pour être honnête. Finalement, l'éternuement impromptu d'Enora fit éclater la bulle de malaise et de silence qui s'était imposée. Linaëlle adressa un regard amusé à sa sœur qui se moucha tandis que le duc Ol'Martal prenait la parole :
- Avec tout mon respect votre Altesse, ceci me semble presque trop gros pour être un piège quelconque.
- C'est à dire ? l'interrogea le Roi
- Si je ne suis pas spécialiste de nos alliés du Sud, je connais sur le bout des doigts nos voisins elmakais. Or ils jouent à la politique comme d'aucuns joueraient au Faglio. C'est devenu une seconde nature chez eux. Et l'Impératrice Kadsuan est l'une des meilleures joueuses que je connaisse. Je pense donc que cette invitation peut difficilement cacher un complot quelconque étant donné la nature de l'expéditrice, expliqua le duc.
- Je pencherais pour votre avis, messire, approuva la Reine. Cette lettre n'est peut être rien de plus que ce qu'elle paraît, à savoir une invitation à renouer des liens depuis longtemps délités.
- Je n'irai pas jusque là, Votre Altesse, la contra délicatement la Directrice. Les Elmakais ne font jamais rien pour rien. Cela fait peut être partie d'une machination bien plus vaste... N'est-ce pas Romain ? Ajouta-t-elle en se retournant.
- Diantre ! Comment vous débrouillez vous pour toujours réussir à me démasquer !
s'exclama le chef du renseignement, agacé, en apparaissant brusquement.
- Allons mon cher, j'ai plus d'un siècle d'expérience en la matière, ricana la Directrice. De plus j'ai eu l'occasion de me perfectionner ces dernières années, fit-elle en coulant un regard vers Linaëlle.
La jeune fille lui rendit son regard avec un sourire en coin. Avec sa maîtrise des auras, elle parvenait aisément à passer inaperçue quand elle le voulait. La Directrice Oth'Ferim faisait partie des rares personnes à pouvoir la démasquer. Et ce talent lui servait à faire tourner en bourrique le chef des renseignements en déjouant bien plus souvent que nécessaire son effet de surprise soigneusement préparé.
Avec une moue boudeuse digne d'Enora, l'homme élégamment vêtu dans les tons sombres vint s'assoir entre la Directrice et Guillaume. Aujourd'hui il avait opté pour un physique ordinaire de Malatirien, cheveux noirs, front et pommettes hauts. Romain possédait le don de modifier à volonté son apparence comme la Directrice mais il était l'un des seuls Changeforme à avoir les yeux bleus, ce qui lui servait énormément dans son travail. Tandis qu'il prenait place à table, Linaëlle se demanda si cette apparence lui appartenait réellement ou si c'était encore un de ses éternels déguisements.
- La Dame Oth'Ferim a raison, il y a anguille sous roche en ce qui concerne cette affaire. Mes informateurs au palais de Falm sont sur le coup mais ils n'ont pas réussi à découvrir le fin mot de l'histoire, déclara Romain. Cependant, ils sont sûrs d'une chose, le but de cette invitation n'est pas la vengeance. L'Impératrice répugne les assassinats et mène une campagne de longue haleine pour faire cesser cette pratique chez ses nobles. Néanmoins je conseille la prudence avant de foncer tête baissée à l'autre bout du continent en plein territoire Elmakais.
- Je me range à l'avis de Romain, renchérit Guillaume. La prudence est de mise.
- Et si tout cela avait pour but de nous faire croire que ce n'est pas un piège alors que s'en est un ? interrogea Peter le deuxième vassal du Roi.
- Un double jeu donc ? réfléchit le Roi. Sachant que le duc Ol'Martal connaît leur coutumes, ils nous enverraient ce message...
- Sincèrement, je trouve cela un peu compliqué, Votre Altesse. répliqua le concerné.
Un silence pensif s'installa dans la salle au sommet de la tour. Linaëlle eut un demi-sourire en entendant le tintement familier dans sa tête. Elle commençait à comprendre sa signification, mais cela ne l'éclairait nullement sur la décision à prendre.
- Et si on coupait la poire en deux ? proposa Cassildey.
Linaëlle leva un sourcil en entendant son frère s'exprimer. D'un naturel peu bavard, le jeune homme prenait la parole en Conseil uniquement quand on lui demandait son avis. L'étonnement se lisait sur le visage de son père quand il lui dit :
- Développe ton idée, Cassildey.
- Eh bien plutôt que d'aller jusque Falm, on pourrait aller seulement jusqu'à la frontière ou dans la ville la plus proche... Comme ça eux aussi seront obligés de se déplacer, ils seront en terrain aussi inconnu que nous, expliqua l'adolescent.
- Intéressante idée... murmura le duc.
Cependant je doute qu'une ville frontalière puisse accueillir deux cours royales ...
- Hilarith pourrait sans problème, elle a souvent servi de lieu de rencontre entre nos dirigeants, souligna Sollia en appuyant son frère qui lui lança un regard reconnaissant. À mon avis c'est une solution raisonnable pour une rencontre.
- Il est vrai qu'Hilarith est la ville historique de rencontre de nos deux nations... De plus cela obligera les Elmakais à montrer leur bonne volonté pour reconstruire des relations saines, approuva la Directrice.
- En plus j'ai déjà pas mal d'agents sur place, ils pourront préparer au mieux notre arrivée, renchérit Romain.
- Bien je vois que tout le monde approuve cette solution, dit le Roi en parcourant la tablée du regard. Personne pour émettre de réserves ?
Tous hochèrent négativement la tête.
- Donc nous communiquerons nos conditions à l'Impératrice, avec tout l'enrobage nécessaire, poursuivit-il. Je compte sur toi pour cela Peter ?
- Tout à fait, Votre Altesse, approuva Peter. La lettre sera prête dans la journée.
- Bien. Quelqu'un voit un autre point urgent à traiter ou le royaume peut-il marcher sans nous le reste de la journée ?
- Je pense que ça devrait aller, Votre Altesse, lança la Directrice en ricanant. Le monde devrait pouvoir attendre que vous finissiez de décuver.
- Merci Amalicia, grogna le Roi en se levant tandis que le reste de la tablée s'esclaffait plus ou moins bruyamment.
Tous finirent par se lever et se disperser pour vaquer à leur tâche. Linaëlle autorisa Fiona et Noah à disposer. Au lieu de descendre comme les autres, elle se rendit sur le balcon et s'appuya sur le parapet pour admirer la vue. Le vent glacial jouait dans ses cheveux et lui rosissait les joues. Elle perçut l'approche de son père qui vint également s'accouder au balcon.
- Vous grandissez trop vite, murmura-t-il dans le vent.
- On ne peut pas rester éternellement des enfants, Papa, lui répondit la jeune fille.
- J'ai l'impression que ta cérémonie d'adoption a eu lieu hier. Je revois encore ta mère avec son ventre arrondi, tes frères et sœurs qui courraient partout tellement ils étaient surexcités... Et maintenant regarde un peu. Ta sœur veut se marier, ton frère fait des suggestions pendant le conseil et toi tu vas enseigner à l'École.
Linaëlle laissa tomber sa tête sur l'épaule de son père.
- Méfie-toi, tu vas bientôt te retrouver grand-père, lui chuchota-t-elle.
- Quoi ?! s'exclama son père en se dégageant. Qu'est ce que tu dis ?!
Linaëlle éclata de rire devant son air choqué.
- C'est de l'humour, Papa ! Tu as vraiment cru que ...
Elle ne put continuer sa phrase tellement elle riait. Son père la regardait d'un air mi-inquiet, mi-rieur. Quand elle se fut calmé, il finit par demander :
- Tu es sûre qu'il n'y a aucun risque que je devienne grand-père dans un avenir proche ?
- Absolument aucun, gloussa Linaëlle, ou alors ce ne sera pas de ma faute !
D'un seul coup, son père la prit dans ses bras. D'abord étonnée, la jeune fille lui rendit son étreinte en nichant son front dans son cou.
- Les enfants devraient rester petits, murmura son père. J'ai l'impression de ne pas pouvoir passer assez de temps avec vous à vous regarder grandir.
Linaëlle se détacha légèrement pour regarder son père dans les yeux. Elle sourit et dit :
- Moi aussi, je t'aime Papa.
À son tour le Roi sourit et la serra contre lui. Ils restèrent un moment enlacés dans le vent.
Puis Linaëlle se recula et enjamba le parapet. Assise, les deux jambes pendant dans le vide, elle regarda son père et demanda :
- Tu viens ?
Pour toute réponse, Malvius prit appui sur une main et sauta par dessus le bord. Linaëlle ferma les yeux, compta jusque trois et se laissa tomber à son tour.
Le vent sifflait dans ses oreilles tandis qu'elle chutait à une vitesse incroyable. D'une pensée elle se métamorphosa en dragon et déploya ses ailes. En trois battements, elle avait gagné le ciel. Les vibrations de l'air annoncèrent l'arrivée de son père, changé lui aussi en un dragon bleu cinq fois plus imposant que sa fille. Sans un mot, les deux Dragons s'élancèrent dans un incroyable ballet aérien avec le ciel et la fatigue de leurs muscles pour seules limites, bien déterminés à profiter de cet instant de complicité partagée.
Linaëlle ouvrit les yeux et sourit en prenant conscience du lieu où elle se trouvait. Elle se redressa en position assise et vit sa protectrice assise sur son habituel canapé. Elle se leva et rejoignit la Déesse. Celle-ci lui passa un bras autour des épaules et Linaëlle laissa tomber sa tête sur son épaule.
- Ton esprit est soucieux, Afrymia, lui chuchota Delthéa.
Linaëlle soupira et ouvrit son esprit à sa protectrice, la laissant découvrir les évènements de ces derniers jours.
- Tu t'inquiètes trop pour ta sœur, les Colrithiens devraient réagir exactement comme l'a prévu Julia, la rassura la Déesse.
- C'est le « devraient » qui m'inquiète. Les choses se passent rarement comme prévues, dit la jeune fille.
- Si tu veux éviter les imprévus, je te conseille de ne pas y aller, lui déclara Delthéa.
- Encore un rapport avec ce que vous ne pouvez pas me dire ? lui reprocha Linaëlle.
- Un jour je t'expliquerai tout, c'est promis. Mais tu es encore trop jeune pour cela. Ce qui m'étonne c'est que tu n'appréhendes pas plus que cela ce voyage en Elmakan.
- Pourquoi devrai-je ?
- Tu pourrais revoir ta famille ... hésita la Déesse.
- Je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle. Mais ma famille d'aujourd'hui c'est Papa, Maman et mes frères et sœurs. Il n'y a pas de raison que cela change, fit-elle vindicative. En plus, rien ne garantie qu'ils seront là et encore moins qu'ils me reconnaîtront... Après tout je ne me souviens pas d'eux ... murmura-t-elle.
- C'est ton point de vue sur la question, ils en auront peut être un autre, au moins ta mère...
- Je ne sais même pas si elle est encore en vie, l'interrompit la jeune femme. En plus, ce voyage n'aura lieu que dans au minimum quatre mois, je ne vais certainement pas commencer à m'imaginer des choses maintenant.
Le ton employé ne souffrait pas de réplique. Cette corde avait toujours été sensible pour la jeune fille, aussi la Déesse changea prudemment de sujet.
- Parle-moi plutôt de tes futures élèves, tu vas commencer les cours la semaine prochaine ?
- Oui, ils sont tous arrivés maintenant.
Un large sourire éclaira le visage de Linaëlle qui reprit avec envie :
- Ils sont adorables. La plus jeune surtout, Marie. Elle me fait penser à Énora au même âge. Le plus remuant de tous c'est Lukas, il fait tourner ses parents en bourrique à courir partout dans le château. Et puis ...
Elle disserta ainsi pendant plusieurs minutes sous l'oeil amusé de Delthéa. Linaëlle prenait vraiment à cœur son rôle auprès de ses futures élèves. Brusquement, la Déesse se redressa et interrompit Linaëlle d'un geste de la main. La jeune fille se tue, intriguée.
- Il faut que tu t'en ailles tout de suite, lui déclara soudainement Delthéa.
- Mais ...
- Immédiatement, Linaëlle ! Lève-toi ! s'écria la Déesse.
Linaëlle sursauta et obéit d'instinct. Jamais elle n'avait vu sa protectrice ainsi. Celle-ci lui accorda un bref baiser sur le front et la repoussa en douceur vers le vide. Linaëlle tomba en songeant que pour la première fois, elle quittait ce lieu étrange sans le soulagement qui accompagnait habituellement sa chute. Juste avant de fermer les yeux, elle ressentit une curieuse sensation au niveau de la marque de sa protectrice et se demanda si celle-ci allait avoir des ennuis.
Linaëlle ne pouvait pas se douter de ce qui l'attendait en Elmakan, et je dois avouer que je ne m'en doutait pas non plus.
Mais comme elle l'avait si bien dit, elle avait d'autres préoccupations plus urgentes. Six petits oisillons l'attendaient, et c'était à elle de leur apprendre à voler et à rivaliser avec les plus grands de ce monde.
Ouf ! Le chapitre 14 est fini dans les temps ! Je dois avouer que c'est celui qui m'a posé le plus de soucis et je n'en suis pas totalement satisfaite mais bon ...
Alors que pensez-vous qu'il va se passer dans la suite ? J'attends vos hypothèses ^^.
Sinon n'hésitez pas comme d'habitude à mettre une petite étoile et à commenter.
Bisous à vous ^^
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