8. Beuverie
La tête dans la molasse, Krrkippaal ouvrit avec grandes gênes un œil. Que s'était-il donc passé ? Comment se faisait-il qu'il se réveillât ainsi, mal à mourir ? Et pourquoi son ingénieux plan était-il tombé à l'eau ? Maugréant, il se remémora – avec une étrange difficulté – la soirée précédente.
Tout avait bien commencé. Krrkippaal et Ankrolm étaient accoudés près du feu pendant que Mirette cueillait quelques fruits pour le repas. Comme les livres le disaient très justement, les humains se détendaient à outrance après quelques gorgées d'alcool et le lézard connaissait la propension du barbare pour un petit verre avant le coucher. Se frottant vigoureusement les mains, il avait alors poussé son compagnon à se faire plaisir, arguant qu'après cette nouvelle rude journée de marche il avait bien le droit à un remontant. Comble de malheur, le barbare s'était pour une fois décidé à traiter Krrkippaal avec l'attention qu'il convenait de porter à tout lézard et lui avait proposé de partager sa gourdasse. Pour que son plan fonctionne, et mette le géant dans de bonnes dispositions, le reptile se devait de boire cette immondice.
Bien entendu, Krrkippaal avait su se retenir, ne lampant l'infâme breuvage qu'avec une extrême modération – modération dont il faisait toujours preuve – tandis que le barbare l'avait absorbé à tour de pattes. Malgré cela, ce dernier était resté de marbre, aussi loquace qu'une pierre.
Ce fut alors que s'était produit l'impensable. Tel que sur l'île du vieux Krandolf, une malédiction s'était abattue sur Krrkippaal. Pris de crampes soudaines et de vertiges, il s'était allongé près du feu et avait régurgité encore et encore tout ce que le monde devait contenir comme liquide.
Pâle comme du calcaire, il s'était senti tomber dans un abîme de tournoiement, comme s'il était de retour sur la maudite embarcation de Capitaine Bourrin. La nuit s'était écoulée selon un schéma minutieux dans lequel se succédaient songes tourmentés, crachats violents et vomissures jaunâtres. Quelques visions floues s'étaient aussi imposées dans l'esprit du lézard. Il se souvenait vaguement d'un moment où Mirette, faisant le pot à deux anses, avait houspillé avec véhémence son acolyte en l'accusant – pour une obscure raison – d'avoir rendu son chat malade. La dernière pensée lucide du lézard – avant de tomber enfin dans un sommeil salvateur – s'était tournée vers Ankrolm. Cachait-il des pouvoirs dont seuls les sorciers sont habituellement dotés ?
Le lendemain, le crâne pareil à une enclume, Krrkippaal eut l'impression de s'extraire d'une fosse à défection.
Mirette maugréait près du feu en préparant une collation composée de tartines et de reproches. Une fois le tout avalé, elle rangea les ustensiles et partit en tête de la troupe.
Krrkippaal et Ankrolm se levèrent prestement et suivirent le mouvement.
— Maître lézard, tu m'as profondément diverti hier, ricana Ankrolm à voix basse. Il me semblait que ton peuple vénérait pourtant la sobriété.
— Et c'est le cas, Maître barbare, j'ai dû être victime d'un ensorcellement ou d'une autre fourberie, répondit Krrkippaal en scrutant son compagnon.
Ankrolm, un petit sourire accroché à son visage anguleux, ne broncha pas.
— Que nenni, cher lézard, vous avez simplement trop bu. Voilà ce qu'il arrive quand on se laisse emporter dans les affres de l'ivresse.
Outré, Krrkippaal s'arrêta tout net.
— Moi, m'enivrer ! Vous m'appréciez décidément fort mal. Vous savez certes nommer mon peuple de bien des manières différentes, mais vous ne saisissez pas ses subtilités. Vous semblez avoir ingurgité une encyclopédie, mais vous ne paraissez guère capable de la digérer. Connaître n'est pas comprendre, ami barbare. Culture n'est pas sagesse. Comme on dit chez moi, à Yashcheritsa, « Un esprit pourvu d'une remarquable intelligence et une infinie connaissance peut aussi, tel un idiot, être doté d'une complète ignorance. ».
Krrkippaal reprit la route sans un regard à Ankrolm que son discours brillant devait avoir cloué sur place.
— Attendez, Maître Lézard, s'exclama le barbare de sa voix profonde. Vous avez raison. Qui suis-je pour vous juger ? Permettez mes excuses.
Krrkippaal se retourna tout en fronçant légèrement les sourcils.
— Que me vaut tant de mansuétude ? Hier, vous ne lâchiez pas un mot en ma présence, me dévisageant comme si je manigançais sans cesse maintes fourberies et voilà que maintenant vous vous excusez ? Est-ce l'alcool qui vous rend si affable ?
— Mirette m'a fait comprendre que je m'étais comporté comme un pécore. Et je veux me racheter. Ce soir, nous atteindrons un petit village où niche une auberge qui propose des mets des plus savoureux. Laissez-moi vous offrir le couvert, je souhaite vous faire goûter une spécialité locale, une merveille du monde culinaire célèbre dans toute la région d'Arckaweik.
Krrkippaal pouffa légèrement, ce barbare le connaissait décidément fort mal.
— J'accepte, Maître Ankrolm, par politesse et, car je reconnais votre gentillesse. Permettez-moi cependant de vous faire remarquer ceci : les lézards, nous ne sommes guère attirés par la nourriture. Nous la considérons comme un simple moyen de subsistance, mais nous n'en retirons aucun plaisir. « Celui qui mange, mérite louanges, celui qui bâfre, méritebalafres ! »
Le barbare sourit puis mit une tape sur l'épaule de son nouvel ami.
— Parfait, alors ce soir nous ferons généreuse pitance et laisserons nos idées noires choir dans la brume. Dans trois jours, nous serons à Arckaweik. Je suis persuadé que vous trouverez vos fameux dragons et de quoi écrire une digne épopée.
Krrkippaal soupira de contentement à cette idée. Finalement, les livres disaient juste, les humains étaient bons envers les lézards, il leur fallait simplement du temps pour comprendre la complexité de cette race.
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