31. Le pouvoir est cruauté
Krrkippaal se retourna vers l'embouchure de la vallée. Il plissa ses globes, mais ne parvint plus à distinguer les armées d'hommes et de barbares qui s'affrontaient. Seul le vent – à faire écailler un lézard – charriait quelques bribes de ce qu'il se déroulait en contrebas. À grands renforts de hurlements et de cris, il exprimait la férocité des combats en cours.
Soudain, telle une voix harmonieuse dans un chœur dissonant, l'air lui apporta du réconfort, de l'espoir :
— Krrkippaal ?
Krrkippaal se retourna et aperçut – au détour des arbres qui bordaient la vallée – Mirette, souriante comme toujours. Comme si ses pattes ne venaient pas de courir par monts et par vaux, le lézard se précipita vers la jeune femme. Pris d'un élan affectueux qu'il ne se connaissait pas – décidément, ces humains avaient détruit toute sa précieuse distinction – il l'enlaça et déposa un doux baiser sur sa soyeuse chevelure blonde.
— Arrière, vaurien ! hurla Ankrolm.
Devant l'air penaud de lézard, le barbare empoigna son fidèle gourdin et s'approcha d'un pas dur.
— Notre Reine ne peut souffrir de telles manières, surtout venant d'un animal aussi abject que toi.
Mirette fit un geste de la main vers Ankrolm qui s'écarta. Krrkippaal inspira profondément, ses globes fixés sur le visage anguleux du guerrier.
— Je suis venu vous avertir, Ankrolm. Vous avertir d'un danger imminent. Les barbares de ton clan affrontent en ce moment une armée arckawienne. Chaque camp semble ignorer qu'il recherche le même but : faire tomber Mirette.
Contre toute attente, alors qu'il pensait les trouver inquiets, Mirette lui lança un regard peiné tandis qu'Ankrolm éclatait d'un grand rire. Le barbare se retourna vers sa reine.
— Vous voyez, le roi des fables farfelues. Je vous accorde un don, lézard, celui de toujours parvenir à me surprendre. Chaque fois que ta langue ophique s'agite, tu arrives à débiter un mensonge encore plus ignoble que le précédent.
— Mais ! C'est la vérité, s'écria Krrkippaal. Crois-moi, Ankrolm ! « Le lézard menteur trépasse sur l'heure », comme on dit à Yashcheritsa. Qu'on me coupe la langue en trois si je cherche à tromper. Je le jure. J'ai traversé mille tourments. Je suis mort puis je suis revenu : éveillé. On m'a guidé pour que je vous guide. J'ai vu ! Trokmar et son serpent complotant contre vous, les soldats d'Arckaweik voulant vous capturer, l'épée, Mirette, vos compagnons, tous morts de ...
Ankrolm fit un pas et le poussa négligemment. Krrkippaal s'effondra dans un mélange de neige et de boue.
— Voilà qu'il se prend pour un guide divin... Écoute ce que l'on dit chez nous, lézard : « La parole d'un être abject n'a guère plus de valeur qu'un insecte ». Venez, ma Reine, nos compagnons nous attendent.
Mirette suivit son protecteur, la lame dans son épée brillant sous la lueur du soleil. Elle jeta un dernier coup d'œil navré à Krrkippaal – à quatre pattes dans la fange – et se détourna.
— Trokmar n'est pas votre ami, Ankrolm. Je l'ai vu !
Sans un regard en arrière, le barbare lança une ultime saillie :
— J'ai un dernier proverbe pour toi, lézard : « Ne crois jamais l'incroyant qui croit croire ».
Krrkippaal essuya ses larmes et leva les yeux vers le ciel. Il était seul au milieu des pierres. Pourquoi ne l'avaient-ils pas écouté ? Il ne comprenait guère pourquoi, mais il ressassait le dicton du barbare, celui qui parlait de l'être abject et de l'insecte.
Cela n'a aucun sens !
Tombant du ciel, un nouveau pétale d'hortensia vint se déposer doucement sur son visage. Le lézard le prit entre ses pattes et y plongea son regard. Un bleu profond et pur ; un peu de vie dans ce paysage désolé. Il glissa la fleur dans sa sacoche et se releva, mû par une force inconnue. Une dernière danse avant le trépas qui sonnerait comme une libération. Ses jambes embouées craquèrent quand il s'élança à la poursuite de Mirette et d'Ankrolm, poussé par l'espoir autant que l'accablement.
Ils entendront raison, dois-je en mourir !
Lors de sa descente, le lézard serpenta avec aisance entre les pierres instables et les hauts pins. Il coupa à travers une ravine pour tenter de gagner du temps. Il devait rejoindre Mirette et Ankrolm avant qu'il n'atteigne le col deSarhdarac.
Il contourna une mince forêt, personne en vue. Une sombre pensée l'assaillit : et s'il avait trop tardé, et s'il s'était trop morfondu, et si la tête de Mirette gisait déjà sous une botte barbare ou humaine, et s'il avait encore échoué ? Redoublant d'efforts, il tendait l'oreille autant qu'il reniflait l'air froid des montagnes. Tandis qu'il s'engageait dans un pré, une odeur rance dissipa les senteurs printanières. S'il se fiait à ses expériences olfactives, un ou plusieurs barbares devaient se trouver dans les environs ; ils exhalaient une âcre sueur autant que les humains puaient la bêtise. Qu'il s'agisse d'Ankrolm ou des troupes de Trokmar, chacun souhaiterait probablement voir sa tête de reptile sur une pique !
Krrkippaal se baissa. L'herbe naissante ne laissait que peu de place à la dissimulation ; heureusement, son teint naturel le camouflait des prédateurs. Il progressa sur le ventre, le nez aux aguets, quand il perçut la voix de Mirette, étrangement autoritaire.
— Qu'est-ce que cela signifie, Trokmar ?
Au bout du pré, Trokmar et une vingtaine de guerriers couverts de sang s'approchaient de Mirette et Ankrolm. Ces derniers reculaient prudemment, les yeux rivés sur les soldats. Une boule se forma dans l'estomac du lézard. Dans quelques instants, quelqu'un poserait à coup sûr sa grossière botte sur ses précieuses pattes.
— Cela signifie, déclara la voix lente et profonde du chef barbare, que j'aime plus l'idée de me voir assis sur un trône que de servir une prétendue Reine.
— Laisse partir la petite, Trokmar, lui répondit Ankrolm, elle n'y est pour rien. Tu auras l'épée, la gloire.
— Et toi, Ankrolm. Y a-t-il une chance pour que tu me pardonnes ?
Le ton du chef était étrangement doux. Krrkippaal rampa sur quelques pas, désireux de ne pas perdre une miette du dénouement. Bien lui en avait pris ; à moins d'une dizaine de toises de Mirette, Krrkippaal l'entendit souffler :
— Tu dois renoncer à lui, Ankrolm. N'as-tu pas assez souffert ?
Ankrolm jeta à sa protégée un regard intense et déposa le plus affectueux des baisers sur son front. Le guerrier barbare ajusta ensuite les sangles de sa cotte et tapota son gourdin.
— Ainsi soit-il. Vous restez ma Reine, maintenant et pour toujours. FUYEZ !
Ankrolm fondit sur Trokmar et ses hommes. Surpris par cet acte téméraire, les têtes de deux guerriers furent proprement écrabouillées, tandis que Mirette fuyait à toutes jambes.
Krrkippaal, conscient de sa position défavorable, rampa à toute vitesse dans la direction opposée. Si les barbares prenaient en chasse Mirette, il avait une infime chance de s'en sortir.
— Couard ! sembla lui susurrer le Hobereau.
Il s'arrêta et se retourna. Une dizaine de guerriers fondait sur Mirette. L'épée dans son dos gênait sa course. Tous les dix pas, elle tournait suffisamment la tête pour constater que sa faible avance ne la sauverait pas. Elle ne pourrait pas compter sur Ankrolm qui gisait inconscient, sous le regard humide de Trokmar.
Krrkippaal se devait d'intervenir. Ce n'était qu'une gamine. Il pouvait faire une diversion, tenter d'attirer à lui une partie de ces sauvages. Malheureusement, son corps ne réagissait pas, ses griffes restaient encrées dans la terre.
— Lâche !
Poussé par une témérité qu'il ne se connaissait pas, Krrkippaal se dressa sur ses pattes arrière et hurla. Une vibration perçante déferla sur la vallée. Le vent sembla onduler, creusant un sillon à travers les herbes. Les barbares s'arrêtèrent net et plaquèrent leurs grosses mains sur leurs oreilles. Krrkippaal grinça, caqueta et siffla jusqu'à avoir expulsé tout l'air de ses poumons.
La stupeur régnait. Tous s'étaient tournés vers lui, comme figés.
Trokmar fut le premier à reprendre ses esprits. Il fixa le lézard. Une flamme ardente flambait dans ses iris. Il voulait en finir avec ce gêneur. Calmement, il détacha l'arc qu'il lui ceignait le dos. Krrkippaal resta ahuri. Tel un mauvais rêve, tout se déroula au ralenti. Il ne pouvait bouger, la bouche pâteuse, l'esprit embrumé, condamné à contempler sa propre exécution. Il vit Trokmar s'emparer d'une longue flèche et l'encocher. Puis, comme si le temps lui appartenait, il banda la corde. Il leva soigneusement son arc.
Instinctivement, d'un geste aussi égoïste que salvateur, Krrkippaal tendit un doigt vers Mirette qui avait repris sa course. Elle filait comme le vent, le visage en larmes.
Trokmar lui décocha un sourire mauvais. Lentement, il fit pivoter son arme et relâcha la corde. Un sifflement – autrement plus doux que les cris du lézard – inonda la vallée. La pointe décrivit une courbe parfaite, chanta dans le vent, et vint se planter dans le dos de Mirette. Elle tomba à genou. Tournant la tête vers Ankrolm ; elle posa un dernier regard sur son protecteur et lui délivra un ultime sourire avant de sombrer dans les ténèbres.
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