30. La vérité est relative

« Elle se tenait devant moi, proche, mais inatteignable. Solide, mais frêle. Réelle, et abstraite. Tout ce qu'il manquait, c'était la volonté. La volonté ? Non, il manquait le courage. Le courage de faire du mal, de s'en vouloir, d'accepter de rester au second plan pour être au sommet.

Un rêve, quand il devient réalité, mène trop souvent vers une fin malheureuse. La seule vraie question  une question aussi simple que la réponse est compliquée  est la suivante : le jeu en vaut-il la chandelle ? Ce n'est que trop rarement le cas. À trop s'approcher du soleil, on finit par se brûler, à trop s'éloigner d'une flamme, on finit par s'éteindre, noyé dans l'obscurité de l'anonymat. »

Rencontre avec soi-même, extrait de « Les Chroniques d'un lézard », Krrkippaal


 Le moment de vérité est arrivé. Tu dois faire un choix.

Krrkippaal leva les yeux vers le Hobereau. Majestueux, le héros se tenait au pied de la croix qui retenait prisonnière l'épée de Mirette. Le lézard se mit sur les genoux, baissa la tête et joignit ses pattes avant.

 Le choix est simple et acté, Maître. Je n'en peux plus. Si l'on me donne à nouveau la possibilité de voir mon reflet dans un lac, je me résignerai à y plonger, une pierre solidement arrimée aux pieds.

Le Hobereau lui releva la tête et lui tendit une plume.

 Tu as fait du chemin, Krrkippaal.

Le lézard la prit entre ses doigts et la brisa, sec.

 Je ne la mérite pas.

Le héros ramassa les deux fragments et lui rendit une plume intacte.

 Un jour, tu la mériteras. Que serait l'existence sans pardon ? Quelle saveur aurait une vie parfaite ?

Il déposa ses paumes sur le crâne dégarni de Krrkippaal.

 Qu'il renie la luxure !

La main griffa le visage.

 Qu'il échappe aux contraintes de l'espace !

Les doigts enfoncèrent les orbites.

 Qu'il accepte l'implacabilité du temps !

Il frappa le front.

 Qu'il se relève une nouvelle fois, et une dernière ! Telles sont mes volontés !

La lumière l'inonda.


Il l'entendit avant de la ressentir. Une énergie, sourde, constante et exaltante. Une puissance invisible envahit soudain son corps. Son cœur palpita. La force gagna en intensité. Il avala une bouffée d'air glacial et vivifiant. Sa poitrine se souleva une première fois : souffrance. Il resta longuement étendu sur la roche froide qui perçait ses écailles. Une toile le recouvrait, le comprimait. Les globes fermement clos, il tentait cependant de se remémorer les étranges rêves. Ils revêtaient sans aucun doute un message important, une information capitale. Malgré tous ses efforts, les fragments oniriques s'échappaient, tel du sable que l'on veut retenir avec une passoire.

Il ouvrit les yeux et comprit que le drap de lin jauni enveloppait son corps en entier. Les taches sur l'étoffe indiquaient qu'il avait pleuré. Misérablement, il ôta une patte de sa prison et repoussa le linceul. Il était allongé dans la caverne. Il se souvint de Fissure. Il se remémora son acte plus pitoyable que brave, son ultime tentative pour la convaincre. Mais, le doux visage s'effaça, remplacé par une multitude d'images fugaces. Il vit Trokmar qui s'esclaffait, une troupe de soldats boueux et fatigués, et... Mirette !

D'un bond, il se lança sur ses pattes arrière. Il se moqua du vertige qui le prit et tituba dangereusement vers la sortie du caveau. Dehors, un soleil agressif l'accueillit et le força à plisser les paupières. Le lézard manqua de s'étaler de tout son long.

Voilà qui débute bien, songea-t-il.

Il devait agir avec diligence, il le savait. Cependant, « Prudence et patience sont mères de célérité », disait le seul proverbe légitime. Écoutant la sagesse des anciens de Yashcheritsa, Krrkippaal s'adossa à un tronc et laissa ses pupilles s'habituer, puis il s'élança à toutes pattes vers la montagne.

Il ne pouvait empêcher d'horribles images de s'imposer à son esprit. Il voyait Mirette et Ankrolm entourés d'une horde de barbares furieux d'un côté et une armée d'humains de l'autre. Jamais, durant sa courte existence, il n'avait autant couru. Il sautait de pierre en pierre, serpentait entre les arbres, gravissait souplement falaises et ravines et évitait avec grâce branches, cailloux et autres sournoiseries. Toutes les trois lieues, il se permettait un répit, tant pour souffler que pour guetter l'ennemi. Pendant l'ascension, il sut faire taire son estomac et convaincre sa gorge que l'eau n'était qu'utopie. Krrkippaal ignora le froide et le vent aussi superbement que sa fatigue. Il avait l'impression de courir depuis quatre décades dans ce désert de neige. Il n'en était certes rien, mais des plus belles exagérations ne naissent pas les paraboles les plus profondes ?

Durant sa folle montée, le visage de Fissure se disputait à celui de Mirette.

Ne pense pas à Fissure, K. Elle est en sécurité, tentait-il de se convaincre. Elle est probablement en route vers Arckaweik avec Maître Pit !

Il arriva enfin sur un promontoire de roche. Il devait être là, nulle part ailleurs. Et il les vit. Dans le défilé en contrebas, unehorde d'hommes se tenait en ligne. Une rangée d'armures et de hallebardes, aussi inébranlable que les montagnes environnantes. Le regard de chaque soldat était fixé sur un amas de barbares rétifs qui – munis de gourdins cloutés, de massives faucilles ou dehaches à doubles tranchants – paraissaient saliver devant la violence que garantissait le face-à-face. Krrkippaal semblait voir les yeux des guerriers, injectés de sang et de haine. Le vent apporta jusqu'au promontoire cris et hurlements bestiaux. Le reptile se demanda comment l'armée humaine  pourtant deux à trois fois plus importante  ne détalait pas.

Alors qu'il pensait ne pouvoir détacher son regard de l'ode à la sauvagerie que promettait la confrontation, son attention fut attirée par un infime détail. Un pétale bleu d'hortensia virevolta dans les airs vers une petite ravine qui débouchait dans le défilé. Il se posa innocemment dans un ruisseau et se laissa porter par le courant. Les yeux de Krrkippaal remontèrent le cours d'eau et tombèrent sur Mirette.

Sans réfléchir, comme si le Hobereau le poussait dans le dos, Krrkippaal s'élança.

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