26. Tourments orageux
« Patte dans la patte, nous tourbillonnons dans le grand pré fleuri. Nos pas s'enchaînent et se complètent comme les deux âmes unies que nous sommes devenus. À travers les vrombissements de la cascade me parvient le rire mélodieux de Fissure. Je peux lire dans ses yeux, outre l'amour, la complicité et une passion dévorante que seule la plus noble des quêtes peut provoquer. Un mélange enchanteur de vives couleurs et de délicate tendresse. Les miens reflètent-ils les mêmes émotions ? Indubitablement.
Malgré des débuts tumultueux, nous avons su – surtout moi, faut-il l'avouer ? – nous adapter pour nous entendre, nous écouter pour nous comprendre, nous pardonner et nous aimer. Elle s'est risquée à me dompter et j'ai su l'apprivoiser. À travers les tempêtes s'est forgée la plus belle des histoires, plus dévorante et merveilleuse que la plus héroïque des épopées, la nôtre ! »
Idylle, extrait de « Les Chroniques d'un lézard », Krrkippaal
Krrkippaal ferma le livre qu'il avait subtilisé dans la sacoche de Fissure une fois le marchand assoupi et jeta un regard doux la lézarde. Elle dormait paisiblement près du feu. Ainsi donc, elle l'aimait, ou l'aimerait. Cela revenait au même, il savait faire preuve de patience.
Cette lecture avait anéanti ses dernières incertitudes. Personne ne lui enlèverait son œuvre. Si cela avait dû détériorer sa relation avec Fissure, il aurait y peut-être réfléchit à deux fois. Quoique...
C'est ma création, se persuada Krrkippaal, je ne peux la laisser faire. Rien ne compte davantage. Elle me pardonnera et m'aimera, c'est écrit.
La lueur de l'aube pointait derrière les hauts sommets. Enfin ! Cela faisait des lustres que Krrkippaal attendait cet instant. Il ouvrit grand ses oreilles : toujours aucun mouvement chez les deux dormeurs. Le reptile rejeta sa couverture et se mit sur ses pattes. Puis, léger comme cette fameuse neige qui tombait, il s'éloigna du bivouac. Son plan était d'une simplicité embryonnesque, retourner à Arckaweik, se cacher dans une auberge puis recopier son œuvre. Une fois cela fait, il redéposerait son livre dans les Sevihcra. Ainsi, ce soi-disant problème de temps serait réglé. Tout de même, il savait faire preuve de raison et de réflexion, personne ne pouvait dire le contraire.
Il marcha une lieue sans se retourner, descendant vers la vallée et la cité, vers la civilisation et la chaleur réconfortante d'un feu, vers la célébrité et l'immortalité. Il sifflotait tout en enjambant cailloux et branchages, même le vent naissant n'entama guère son enthousiasme. Transporté par le radieux avenir qui se profilait, il entonna un hymne à sa gloire. Le lézard répétait l'entraînant refrain lorsque les bourrasques se firent plus violentes. Krrkippaal jeta un regard méfiant en direction du ciel : aucun nuage.
Sans sommation, un éclair s'abattit aux pattes du reptile, l'expédiant au sol ! Le murmure du vent se transforma en une admonition vibrante et pénétrante :
— Une nouvelle fois, tu m'as déçu, lézard ! Tu as rompu ta promesse ! Tu as encore abandonné la vérité pour tes abjects intérêts. Naguère, je t'ai donné conseils et bénédictions, voici désormais raclées et contusions !
Un sourcil collé au sommet du crâne, Krrkippaal se demanda d'où provenait cette voix qui ressemblait à s'y méprendre à celle du Hobereau.
Un nouvel éclair jaillit et propulsa le lézard sur plusieurs toises. Krrkippaal se secoua et jeta un regard affolé au ciel nu. Il n'eut pas le temps de maudire de prétendus magiciens que le vent devint tempête. Des rafales de neige et de grêlons engloutirent la vision du reptile. Il se blottit en boule sur le sol, l'extrémité des pattes congelées. Les pins s'abattaient, les pierres dévalaient la pente, écorchant au passage ses belles écailles.
Le vent hurlait, dénonçait, psalmodiait !
— Ton erreur, Krrkippaal ! Ta faute ! Et maintenant, ta peine ! Sans Mirette, point d'épée... sans épée, point d'histoire... Sans histoire, point de livre !
— Et sans livre, point de gloire, pensa Krrkippaal, les larmes aux yeux.
Une branche venue de nulle part frappa violemment son visage. Le sang emplit sa bouche.
— Encore cette vile vanité, Krrkippaal ! brailla le souffle profond du Hobereau.
— Mais je ne suis plus rien sans mes Chroniques !
Un rocher s'écroula sur son crâne. Le sang coula sur ses joues.
— Quel égocentrisme !
— Maître. Je n'écris être que pour être lu. Pour les autres !
Un amas de glace s'effondra sur sa tête. Le sang recouvrit ses yeux.
— Mensonge !
La tempête se calma soudain. Avant de le quitter, le vent murmura :
— Je n'en puis plus, j'abandonne...
Krrkippaal, délaissé par les éléments, pleura à gros bouillons. Ses larmes se mêlèrent au sang poisseux et ses gémissements occultèrent le grondement infatigable de la neige qui dévalait les pans de la montagne. Un doux et protecteur manteau blanc vint recouvrir sa souffrance et sa solitude.
« L'homme qui sait accueillir la douleur, en bonheur il transforme les pleurs »
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