24. Providence

Ils avaient soutenu un rythme intense durant la seconde partie de journée, ne s'interrompant qu'une unique fois afin de remplir les outres d'eau. Après leur brusque départ, Flatul, responsable du ravitaillement, avait distribué quelques morceaux de viandes séchées à ses compagnons de route. Krrkippaal avait rechigné, mais ne valait-il mieux pas avaler une nourriture atroce que mourir d'inanition ?

Un nouveau col franchi et l'équipée avait quitté le sentier pour une voie des plus rudimentaires qui longeait le flanc de la plus haute montagne de la région. Ankrolm avait ordonné que l'on s'encorde afin d'éviter toute mauvaise surprise. Ils avaient alors entamé une ascension pénible qui exigeait une concentration de tous les instants. Par bonheur, le lézard était attaché devant son ami Flatul qui fermait la marche. Krrkippaal se demandait comment Ankrolm savait quel chemin emprunteer pour retrouver Mirette. Aurait-il eu l'outrecuidance de lire les Chroniques contrairement aux consignes laissés par Trokmar ? Seul le reptile avait l'autorisation de consulter ses écrits, personne d'autre !

La petite troupe s'était enfin arrêtée tandis que le soleil disparaissait derrière la haute montagne. Krrkippaal avait l'impression qu'ils avaient marché plusieurs jours pour atteindre ce replat, idéal pour un bivouac.

Les guerriers avaient eu pour directives de monter le camp et d'attacher le lézard. Krrkippaal grinçait, car, ne voyant aucun arbre, il avait espéré passer une nuit – sinon confortable – tout du moins tolérable. Deux barbares s'affairèrent à le ligoter solidement à un rocher anguleux. Que pensaient-ils donc : qu'il allait s'enfuir, seul au milieu de ce territoire inhospitalier ? Sage, Krrkippaal avait en cas de besoin glissé entre ses vêtements une pierre affutée: elle pourrait servir plus vite que prévu. Flatul lui apporta une couverture en peau et enveloppa les écailles du pauvre lézard.

— Pourquoi m'avez-vous attaché ? Je dois encore consulter une partie de mes Chroniques.

Flatul le regarda tristement :

— J'ai peur de te décevoir, Maître Scribe, mais Ankrolm se passera toi. Il a entamé sa lecture avant notre départ.

— Fourberie ! Voici pourquoi il ne tergiverse guère sur l'itinéraire à emprunter, pesta Krrkippaal. Ne songe-t-il pas aux conséquences ? Que pensera Trokmar s'il l'apprend un jour ?

— Voilà des questionnements qui ne le touchent guère. Il veut, il doit retrouver Dame Fal Ka, et il le fera au prix de toutes malédictions ou châtiments. J'ai bien tenté de le raisonner, mais le bougre ne veut rien entendre, sa mission l'aveugle.

Flatul s'approcha encore de Krrkippaal et chuchota en prétextant ajuster sa couverture :

— Prends garde à toi, Maître Écailleux, il pense avoir peut-être besoin de toi, mais il n'esquissera pas un geste si tu devais malencontreusement t'achopper et tomber dans une ravine.

Krrkippaal déglutit et jeta un regard sur le paysage hostile et sur les hautes montagnes. Il jugea trop chevaleresque de se servir de sa petite pierre pour défaire ses liens ce soir.

Les guerriers se régalèrent d'une soupe bien chaude tandis qu'on apporta quelques morceaux de viande séchée – encore ! – au captif. Puis, les barbares s'enroulèrent dans un amas de peaux disposé autour du feu et ne tardèrent pas à s'endormir. Seul Ankrolm resta éveillé, guettant autant le reptile que les environs, son gourdin posé en travers des jambes. Après un long tourment, le sommeil vint tout de même libérer l'esprit du pauvre Krrkippaal.

Lorsque Krrkippaal se réveilla, il tremblait de la queue au museau. Une bise terrible soufflait à travers le campement, charriant des flocons de neige. C'était la première fois que le lézard touchait à cette fameuse matière – inexistante sur les îles de Yashcheritsa – et regretta instantanément cette froide et humide découverte.

Tous les barbares – y compris Ankrolm – ronflaient à faire s'écailler les pierres. Aucun guetteur, voilà une bien curieuse mesure vu le tempérament prudent de leur chef. Krrkippaal se prépara à les réveiller pour leur signifier diplomatiquement qu'il était à deux doigts de mourir gelé quand un mouvement l'arrêta. À quelques toises, dans la profonde pénombre, ses yeux de reptile distinguèrent un éclat vert et or. Un éclat doux, presque mélodieux, annonciateur de félicité. Alors, deux iris bleutés percèrent les ténèbres de la nuit et des pas aussi gracieux que la neige était pure s'avancèrent vers le prisonnier.

Dans un silence parfait, de délicates pattes s'approchèrent et dénouèrent la corde. Puis, un sifflement plus subtil que le plus ravissant des poèmes vint lui murmurer aux oreilles :

— Suis-moi, et sans bruit.

— Attends, je dois récupérer quelque chose.

L'ange providentiel ne put s'empêcher de souffler.

— Tes Chroniques sont en sécurité. Aie confiance et suis-moi !

Une chaleur inattendue s'empara de Krrkippaal et irradia tout son être. Dans un état second, il suivit sa bienfaitrice sans un mot.

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