17. Fissure
« Une impression étrange, comme si les limbes même chauffaient le pourtour de mes globes et torturaient mon esprit. Un séjour au pays du malin. Touché, contaminé. Pour l'éternité.
Que de découvertes contradictoires sur cet ingrat continent ! Des rencontres singulières, bavardes, souvent intrigantes, jamais profitables. Des mets délicieux, mais infâmes, qui enchantent vos sens et détruisent votre Foi. Des substances maléfiques, mais qui savent pourtant alléger votre peine et rendre le quotidien agréable, ou supportable. Des rêves de grandeur évincés par une douce folie. Une valse perverse que seuls les plus durs peuvent remporter, tel un combat perdu d'avance. Un combat contre vous-même, un combat déloyal. »
Essai sur la race humaine, extrait de « Mémoires de conteur »
Wafel Pit avait été bon avec Krrkippaal. Le marchand avait su se montrer efficace et compatissant. Il avait été « humain », comme le proclamaient les thésaurus locaux. Une étrange sémantique, pensa Krrkippaal, probablement élaborée par... des humains.
Wafel avait dégoté, au lendemain de l'affreuse missive, une amulette de camouflage pour son ami. Krrkipaal, dubitatif, s'en était tout de même paré et dut ravaler sa bile en s'admirant devant la glace. Il ressemblait désormais à un homme chétif, vieux et décrépi. S'il ne comprenait pas encore le fonctionnement de cette science, il se permit de répondre à l'air satisfait du marchand :
— Un mystère reste un mystère tant qu'on ne l'explique pas. N'y voyez là aucune magie ou autre superstition, je vous en prie.
— Ce que j'apprécie chez vous, Maître Lézard, c'est votre étonnante faculté à nier l'incontestable. De refuser de voir ce qui vous pend au nez. Connaissez-vous ce dicton : « Même l'aveugle ôte sa main du feu lorsqu'il s'est brûlé » ?
Un sourcil en l'air, le vieux débris qu'était devenu Krrkippaal contempla Wafel Pit :
— Je ne crois guère aux dictons. Ce ne sont souvent que des phrases toutes faites destinées à rendre flou une pensée claire afin de contenter les foules et influencer les crédules. À Yashcheritsa, nous n'avons qu'un unique proverbe : « Méfie-toi des adages, ils pervertissent aussi les plus sages. »
— Je vois, déclara Pit en éclatant de rire. Je vous laisse donc à vos certitudes. Mais plus sérieusement, ami Karipali, où vous rendez-vous maintenant ainsi affublé ?
— Au seul endroit qui pourra me renseigner sur ce poème venu des profondeurs de mon âme, la bibliothèque. D'après les dires, elle est fameuse et regorge de savoir ancestral. Si je n'y trouve pas mes réponses, je ne les trouverai nulle part, et il ne me restera plus qu'à quitter au plus vite cette cité pour Yashcheritsa.
— À votre place, je filerais d'Arckaweik tout de suite, déclara le marchand en brandissant le dessin d'Ankrolm. L'amulette vous dissimule certes des regards, mais si ce barbare a un odorat aussi affûté que son coup de crayon, je ne donne pas cher de vos écailles.
Krrkippaal leva un doigt et fixa des yeux de son camarade tout en se dirigeant vers le comptoir :
— Vous avez tout à fait raison, mon cher. Mais j'y avais songé. Voyez ce que le tavernier m'a procuré ce matin, dit-il en brandissant victorieusement un sachet jauni. Du cumin ! Je vais m'en saupoudrer généreusement et le problème sera réglé.
— Espérons que notre ami barbare ne goûte pas au mets de la mer... Du lézard au cumin, siffla Pit en se léchant les lèvres.
En parcourant les belles avenues de la cité, Krrkippaal se remémorait les évènements de la veille. S'il ne craignait pas le courroux d'Ankrolm – son déguisement tant visuel qu'olfactif étant des plus efficace –, il s'interrogeait sur le mystérieux poème. Comment donc avait-il pondu ce message ? Quelle mystique inspiration s'était donc imposée à son âme ? Quelle signification se cachait derrière ?
Certes, Krrkippaal redoutait le barbare. Mais, il sentait aussi qu'il était directement impliqué dans cette curieuse histoire, ainsi que Mirette. Se pourrait-il que cette paysanne l'amène vers la gloire ? S'il parvenait à convaincre Ankrolm d'abandonner sa vocation de lui broyer le crâne, Krrkippaal partirait à la recherche de la gamine.
— Une bien noble intention, souffla une petite voix qui ressemblait fort à celle du Hobereau.
— Aussi noble que téméraire, répondit le lézard.
— Aucun grand conteur ne peut s'affranchir de quelques tumultes. Si tu veux écrire une épopée, tu dois la vivre.
La voix voyait juste. Il devait cesser de se dérober.
Tout à ses pensées, Krrkippaal, sous son déguisement de vieil homme, déboula sur une grand-place. Il s'arrêta brièvement. Et il la vit. La majestueuse bibliothèque d'Arckaweik et sa tour torsadée qui défiait le ciel et les dieux.
Il leva les yeux. Et il la vit. L'horloge et ses aiguilles qui, semblables à des queues de serpents, avançaient inlassablement, toc après tac.
Machinalement – encouragé par la sérénade mécanique – Krrkippaal poussa la porte de fer du bâtiment. Et il la vit. Sous l'immensité du plafond voûté, assise à une modeste table de bois, à moitié cachée derrière une haute pile de manuscrits et de parchemins, une adorable lézarde au teint luisant dévorait avec frénésie un livre. Ses écailles étincelaient et semblaient accaparer toutes les couleurs de la salle. Ses grands globes, jaune et noir, couraient sur les lignes, laissant des éclats bleutés illuminer ses iris. Ses courbes gracieuses frémissaient, comme envoutées par les histoires qui s'offraient à elle. Ses lèvres s'agitaient et sa langue sifflotait tel le plus beau des récitals, offrant aux chimériques auditeurs un chant susurré d'une beauté ondoyante.
Inconsciemment, davantage guidé par les pulsations de son cœur que par les battements de l'horloge, Krrkippaal s'approcha. Elle leva la tête. Et elle le vit...
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