12. Lourde décision
Krrkippaal avait déniché une carte dans la bibliothèque de l'Auberge du Dragon Bleu et l'étudiait sous le grand chêne du jardin. Maîtresse Arine le traitait depuis l'aurore comme s'il était en sucre, le cajolant et le submergeant de tartine aux fruits rouges. En prime, elle fustigeait le barbare qui s'était moqué du pauvre lézard durant le souper de la veille. « Une honte » maugréait-elle, « aucune considération, aucune éducation ». Comble de malhonnêteté et de mésestime, le géant avait dans sa hâte quitté l'auberge sans s'acquitter du prix de l'accueil, ni pour lui, ni pour Mirette. Krrkippaal s'était évidemment bien gardé de payer leur nuit et leur repas.
Le lézard – bien que ravi d'être débarrassé d'Ankrolm – sentait qu'il allait regretter Mirette. Il avait enfin réussi à supporter sa présence et ses interminables babillages allaient lui manquer. De plus, il se faisait du souci pour la petite paysanne. Pourquoi était-elle partie en pleine nuit ? Krrkippaal avait tout fait pour s'en libérer et voilà qu'elle le quittait sans un adieu. Ou alors s'était-elle fait enlever, comme le pensait le barbare ? Cela paraissait fort peu probable. Dans les contes, on ravissait les riches ou des personnes d'influences, pas de misérables pécores sans le sou, et encore moins une gamine.
Le lézard se secoua et reporta son attention sur la carte. Il parcourut d'un long doigt le chemin le plus court vers l'océan. Sa décision était prise, il ne resterait pas plus longtemps dans ces contrées malfaisantes. Depuis le début de son aventure, moqueries et fourberies s'étaient enchaînées alors que lui-même faisait tout son possible pour être un lézard aimable. Raisonnablement, il estimait que seule une infime partie des continentaux rencontrés s'étaient montrés avenants – si l'on comptait Maîtresse Arine et ses deux cents livres comme une unique personne.
Vers le sud, voilà l'itinéraire le plus court. Il contournerait la cité d'Arckaweik, tant d'êtres humains réunis dans un même lieu ne pouvaient être que synonyme de corruption et de décadence. Le chemin le mènerait à Port-au-Bronze – un embarcadère très actif selon la tavernière – d'où il affréterait un navire pour Yashcheritsa. Avec les marins, il parlerait le seul langage que leur race comprenne, le langage de l'argent.
Comme pour confirmer sa perception des Hommes, Maîtresse Arine arriva en trottinant.
— Maître Lézard, oserais-je vous demander de régler votre ardoise ? Je ne doute pas un instant de votre diligence, croyez le bien, mais – comme on dit chez nous – « Une fois que l'affaire est conclue, tu ne risques plus de l'avoir de le ... », se gaussa-t-elle.
Quelle poésie, pensa Krrkippaal en payant la somme requise.
— Il va sans dire, poursuivit l'aubergiste, que si vous souhaitiez profiter de notre compagnie encore quelques jours, j'en serais plus que ravie.
Et plus riche, grommela Krrkippaal intérieurement en songeant à la quantité d'or extravagante qui venait de sortir de sa poche.
— Bien entendu, Maîtresse Arine. Mais je vais quitter les lieux aujourd'hui même. Pourrais-je cependant vous demander : y a-t-il un village alentour où je pourrais trouver une mule ?
Pour lui-même, Krrkippaal se questionna : la grosse matrone oserait-elle lui réclamer de l'argent contre cette information ? Au point où il en était, plus rien ne l'étonnait. « Le lézard avisé voit plus loin que le bout de son nez. » Il préférait quitter les lieux au plus vite – bien que l'auberge fût des plus confortables – que de sentir encore sa bourse s'alléger.
— Malheureusement pas, Maître Lézard. Mais je vous offre de bons cœurs les livres d'Odorf. C'est le moins que je puisse faire après les épreuves que vous avez subies. Manger ses propres congénères... dit-elle en tressaillant, ce barbare est vraiment un ... barbare.
Le reptile regarda la tavernière en haussant un sourcil. Ces humains semblaient s'être mis d'accord pour le tourner continuellement en bourrique ; lorsqu'il leur accordait sa confiance, ils lui prouvaient qu'il avait tort et dès qu'il les pensait mauvais, ils se débrouillaient pour se montrer aimables et charitables.
Alors qu'il s'apprêtait à remercier chaleureusement la bonne Maîtresse, l'attention de Krrkippaal fut détournée par l'arrivée d'un curieux personnage. Éminemment grand, un crâne pointu coiffé d'une unique, mais abondante couronne de cheveux gris qui se mariait avec une barbe infinie, l'homme était occupé à attacher son cheval à un piquet. Une fois l'opération terminée, il tapota sa cuisse trois fois pour appeler son chien – un vieux cabot – et s'approcha de Maîtresse Arine.
Tandis qu'il lui servait son plus beau sourire, l'homme s'arrêta net en apercevant Krrkippaal.
— Un lézard ! Voilà une créature que je ne pensais pas rencontrer ici, dit-il en faisant une révérence.
— Sieur Pit, s'exclama la tenancière. Je suis très heureuse de vous revoir. Permettez-moi de vous présenter le Maître-conteur Krrkippaal qui nous arrive tout droit de Yashcheritsa.
Le nouveau venu s'installa sur le banc face à Krrkippaal. Il sortit une pipe à long bec d'une poche de sa tunique et la planta dans sa bouche.
— Enchanté, Maître Kirikipal. Pit, Wafel Pit, pour vous servir. Marchand de son état. Et un marchand intéressant, je vous prie. Pas un marchand de pierres ou de gaufres non, vous pouvez me croire ! Vous souhaitez quelque chose de spécial, venez voir Wafel.
— Krrkippaal, rectifia le lézard. Et je ne suis pas encore Maître-conteur.
— Il est admis que vous maniez mieux les chiffres que les lettres, je vous l'accorde. Mais laissez du temps au temps, Maître. L'intelligence et les connaissances de votre race sont illustres et célèbres à travers les quatre mers.
Il craqua un briquet de silex, alluma sa pipe et se pencha vers Krrkippaal :
— Dites-moi, Maître. Que faites-vous donc si loin des Îles Sèches ?
Maîtresse Arine, ne goûtant guère d'être ignorée – un exploit si l'on considérait sérieusement sa taille – s'avança vers le négociant :
— Je vous sers quelque chose, Maître Pit ? Je prépare une chambre pour ce soir ?
— Quel malotru je fais, s'exclama le marchand en frappant son front dégarni ! Je parle, je discours, et j'en oublie les convenances. J'ai une fâcheuse propension au verbiage, il est vrai. On me dit souvent que je suis un véritable moulin à paroles, mais, ma foi, le commerce et le bavardage ne sont-ils pas les meilleurs des alliés ? Juste une infusion, brave Maîtresse. Je repars malheureusement si tôt désaltéré. Les affaires, voyez-vous, les affaires n'attendent pas.
Tandis que la tavernière s'en allait, bougonnant à tout rompre, le marchand planta son regard dans les globes du lézard.
— Donc, Sieur Krikripal, que faites-vous par ici ?
En moins de mots qu'il n'en avait fallu à Wafel Pit pour se présenter, Krrkippaal conta ses mésaventures et son souhait de gagner Port-au-Bronze pour rentrer chez lui.
— Alors, c'est décidé ! s'exclama le commerçant, vous m'accompagnerez. Je dois justement me rendre sur la côte et j'adorerais échanger avec une personne autant instruite. Les voyages sont si tristes. Mon chien est bien brave, certes, mais manque cruellement de conversation.
Pit tira une longue bouffée sur pipe et commença à déblatérer interminablement sur ses connaissances des lézards.
Enseveli sous ce flot de paroles et sous une avalanche de clichés, Krrkippaal n'eut guère son mot à dire.
Les dieux humains – et Krrkippaal doutait de moins en moins de leur inexistence – devaient être taquins pour poster sans relâche sur sa route les personnes les plus bavardes que le continent comptait.
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