11. Ombre et lumière
Dans la chambre, au premier étage de l'Auberge du Dragon Bleu, Krrkippaal gisait en boule dans le lit tandis que ses larmes coulaient sur ses joues. Il se raccrochait à son livre, la main serrée sur la couverture de bois. Malheureusement, la passionnante aventure d'Odorf ne faisait pas le poids face à l'humiliation qu'il venait de subir.
Une nouvelle bourrasque ébranla les murs et battit à tout rompre les frêles vitrages de la fenêtre. Si cette dernière cédait, le noir profond de la nuit envahirait la pièce et triompherait de la faible lueur que produisait la bougie posée sur la petite table de lit. Un combat perdu d'avance.
Quitter ce continent ingrat et retourner à Yashcheritsa, voilà les seules pensées raisonnables qui traversaient l'âme meurtrie de Krrkippaal. Mais il était si loin de la mer, le port le plus proche devait se trouver à près de cent lieues. Et comment rentrer sans une épopée, un conte ou même une fable ? De quoi serait alors faite son existence ? L'écriture, il n'avait que cette idée en tête, que ce but. Toute sa vie était tournée vers cette envie de voyager et de faire voyager. Travailler comme assistant à l'université durant les deux cents années qu'il lui restait à vivre était impensable.
Près de la chandelle – qui continuait de maintenir bravement l'obscurité à distance – gisait le couteau d'Ankrolm. Il luisait plus que nécessaire, tel un bouclier de lumière, un rempart contre la pénombre. Il semblait appeler Krrkippaal. Ce dernier le regarda, l'œil fixe, ne cillant pas.
Ça serait si simple. La fin de ses problèmes, la fin des humiliations, la fin de la nuit. Un autre accomplissement, certes, mais un accomplissement quand même. Vif. Tranchant. Brillant.
Je suis ton seul ami, paraissait lui susurrer le coutelas. Quittons ensemble ces contrées sombres et inhospitalières. Tout sera plus vrai après, plus évident.
Krrkippaal sécha ses larmes et se mit sur ses genoux. Puis, d'un geste lent, il tendit ses longs doigts vers le manche. Un coup net, précis, clair.
Dans l'auberge, un bruit sourd retentit. Le reptile tourna la tête vers le plancher. Plus rien. Seuls les faibles chuchotements de la chandelle troublaient le sombre silence.
Attrape-moi ! libère-toi !
Une larme s'échappa du globe du lézard et roula sur son visage. Il empoigna le couteau et passa la lame sur sa paume. La lueur de la bougie s'y refléta un instant. Un métal dur, froid, décisif.
Un hurlement résonna à l'étage inférieur. La flamme vacilla et menaça de plonger le reptile dans les ténèbres. Krrkippaal se redressa debout sur le lit en étreignant le manche du coutelas puis jeta un nouveau coup d'œil sur le parquet.
Un geste, un seul geste et tu quittes ce monde ingrat pour un royaume de paix et de félicité. Allons vers la lumière !
Krrkippaal ferma les yeux. La lueur de la bougie – imprégnée dans ses rétines – lui indiquait la voie à suivre. Il resserra son emprise sur l'arme et l'appliqua sur sa gorge. Sec, net, rédempteur.
Maintenant ! cria le coutelas.
La porte de la chambre sortit de ses gonds et s'écroula sur le plancher. Le barbare, son gourdin crispé dans sa main et les traits de sa grossière figure déformée, dévisagea Krrkippaal qui tenait toujours le couteau. Ankrolm se rua vers le lit et arracha les couvertures. Hors de lui, il fondit ensuite vers la seule armoire qui ornait la pièce et l'ouvrit violemment. Après un rapide examen, il referma la porte avec la même ardeur et se précipita vers Krrkippaal.
— Où est-elle, lézard ? cracha-t-il en l'empoignant par la chemise. Où est Mirette ?
Le visage détrempé par les postillons du géant et par ses propres larmes, le reptile lâcha quelques balbutiements inaudibles en hochant la tête de gauche à droite.
— Où ? hurla le géant en secouant le pauvre Krrkippaal et en l'inondant d'une nouvelle salve de crachats.
— Maître Ankrolm ! cria soudain du couloir la voix de Maîtresse Arine. Elle n'est nulle part ! Ni dans les étages ni dans le jardin.
Le barbare se détourna du reptile et courut vers la porte de la chambre qu'il claqua une fois franchie. Krrkippaal, tremblant de tous ses membres, s'allongea sur le matelas de plume et respira profondément. Quelques instants plus tard, un sommeil salvateur l'emporta sur la peur et la tristesse.
Sa main relâcha le couteau qui s'effondra sur le sol.
Au-dehors, un hibou chanta.
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