10. L'Auberge du Dragon Bleu

La queue sur les genoux, Krrkippaal dégustait avec délectation sa récompense. La patronne – Maîtresse Arine – lui avait concocté un mélange d'eau, de baies rouges avec en prime quelques larves bien juteuses. Il buvait le breuvage à l'ombre d'un magnifique chêne millénaire. Rien de tel après une dure journée de marche.

L'Auberge du Dragon Bleu se révélait être une bénédiction pour les pattes et pour l'âme. Et la tavernière, une vraie crème. Elle s'occupait pour l'heure de lui préparer une confortable chambre tandis que Mirette et Ankrolm étaient condamnés à dormir dans la remise, ce qui n'avait pas manqué de froisser l'irritable barbare.

— Il ne reste plus qu'une chambre, avait expliqué Maîtresse Arine.

— Honneur aux femmes, avait répliqué Ankrolm en désignant Mirette du doigt.

Mais, la tavernière ne s'était pas laissée démonter, arguant qu'un lézard était un hôte bien plus estimable qu'une fillette de la campagne. Il fallait donc le traiter avec le respect dû à sa race. Une fois ceci démontré, Ankrolm avait jeté de rage son baluchon sur l'épaule et s'était dirigé vers la remise, suivi par Mirette qui jacassait que ce n'était pas la peine d'en faire un drame.

Le soleil se couchait peu à peu sur le jardin de l'auberge. Confortablement installé sur son banc, Krrkippaal savourait ces instants en admirant les hautes montagnes qui cachaient la ville d'Arckaweik.

Enfin me voici considéré à ma juste valeur, pensa-t-il en étendant ses pattes sur le siège. Les illustres écrivains qui traitent à propos des lézards doivent probablement venir de cette région bénie.

Plus que trois jours, selon Ankrolm, et ils atteindraient la légendaire cité. Krrkippaal n'avait qu'un seul regret : avoir dû se délester de ses précieux récits. Sans cet horrible sacrifice, il n'aurait jamais pu gagner l'auberge.

— Maître Lézard a-t-il tout ce dont il souhaite ? demanda Maîtresse Arine que Krrkippaal n'avait pas entendu arriver.

Elle était aussi discrète que volumineuse, comme le voulait la tradition hospitalière.

— Presque, bonne tavernière, il ne me manque qu'une chose, un livre.

— Malheureusement, Maître Lézard, je n'ai guère de traités venant des îles de Yashcheritsa. La collection de l'Auberge du Dragon Bleu ne renferme ma foi que de la littérature humaine, sans lien quelconque avec vos rigoureuses – et sans aucun doute passionnantes – études scientifiques. Cela ne peut vous intéresser.

Krrkippaal ouvrit grand ses globes. Des livres, ici ? Il savait la taverne de bonne facture, mais ne pensait guère pouvoir y dénicher des écrits.

— Je peux m'en contenter, Maîtresse, fit-il d'un ton las en contenant son avidité. Pour mes semblables, une pauvre littérature vaut mieux qu'un riche repas. Si je ne pouvais me nourrir que de livres, je serais un lézard comblé.

— Bien, Messire Lézard. Je peux vous proposer La sororité du diadème, Les Trois Donjons et encore Le départ du Prince, un cycle romanesque et enchanteur dans lequel il est question d'un Seigneur noir voulant imposer son autorité sur le monde libre. Cependant, Odorf, un petit homme dénué de pouvoir, mais doté d'un cœur pur, tentera de contrer les vils projets du terrible méchant. Aidé par un puissant magicien et de vaillants soldats, Odorf essayera de détruire le mal et de sauver la terre.

C'est pittoresque ! se dit Krrkippaal. Décidément, ces humains débordent d'une imagination plus que fertile.

— Humf, ça devrait faire l'affaire. Vous êtes bien sûre de ne pas détenir de traités lézardesques ? demanda-t-il en croisant ses longs doigts sous la table.

— Pour mon plus grand malheur, Maître Lézard.

— Dans ce cas, je m'en contenterai. Et vous m'apporterez encore de ce délicieux breuvage, ma bonne Maîtresse.

Arine s'inclina, reprit la chope vide et se dirigea prestement dans l'auberge. Krrkippaal sourit, la soirée – et une grande partie de la nuit – s'annonçait passionnante.


« La rivière s'écoulait près du bourg, chantant une douce mélopée aux oreilles d'Odorf Teuqas. Les sons caressaient ses cheveux et enluminaient son âme, vestige d'un temps révolu, mais porteur d'un message d'espoir. Tandis qu'il se levait, Odorf contempla les montagnes, qui, telles des géants de pierre aux doigts replets, semblaient prêtes à le suivre dans sa quête. Leurs yeux de quartz scrutaient le petit homme et le jugeaient. Le tribunal des espèces soupesait le poids d'Odorf face à l'immensité de l'épreuve qui l'attendait.

Comme un marteau frappe une enclume, le tonnerre rendit sa sentence : Odorf était de taille. »

Krrkippaal reposa délicatement le lourd volume sur la table, il avait dévoré les cinq premiers chapitres d'une traite et décida de s'accorder une pause. Maîtresse Arine – que les fameux dieux humains la bénissent – venait de lui apporter une nouvelle chope de son délicieux mélange. Il goba avec volupté une larve en caressant d'une main distraite la couverture de bois du livre. Depuis la quête du Hobereau, Krrkippaal n'avait guère eu l'occasion de découvrir une telle épopée, aussi passionnante et originale.

— Lézard ! Te voilà, s'exclama soudain la voix profonde d'Ankrolm.

— Maître Barbare, Mademoiselle Mirette, quel plaisir.

Un bien maigre plaisir, en réalité. Krrkippaal savait bien que leur arrivée rimait avec la fin des aventures d'Odorf. Ses compagnons de route s'installèrent en face de lui et le géant appela une serveuse de la main.

— Ma Dame, Seigneur Lézard, Maître Barbare, en quoi puis-je vous être utile ?

— Nous prendrons la spécialité locale, jeune fille, répondit Ankrolm.

— Pas pour moi, l'interrompit Mirette. Je suis épuisée. Une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien.

Puis, elle se tourna vers le géant, ouvrit de gros yeux et pointa un doigt menaçant.

— Et pas de bêtise ce soir. Demain, nous avons une longue route. Je ne veux pas récupérer un chat tout gâté.

Tandis que le barbare hochait la tête en signe d'assentiment, Mirette quitta dignement la table et se dirigea vers la remise.

— Tu verras, Maître Lézard, le cuisinier prépare un ragoût dont tu me diras des nouvelles. Et, continua-t-il en levant un doigt tandis que Krrkippaal s'apprêtait à l'interrompre, tu comprendras alors l'art culinaire.

Peu après, la servante posa sur la table de bois une marmite de laquelle émanait un fumet des plus agréables. Qu'est-ce que cela pouvait bien être ?

— Le fricot du patron, annonça la jeunette en offrant deux bonnes louches à chacun, préparé avec de la viande des environs chassée avec amour et accompagnée de carottes et d'oignons.

Le barbare se frotta les mains et attaqua son assiette. Krrkippaal regarda son bol en fronçant les sourcils, il n'avait jusqu'alors jamais mangé d'animal plus gros qu'une brindille. Mais, s'il était venu en terres humaines, c'était avant tout pour en apprendre davantage sur leurs us et coutumes afin de rendre une œuvre pertinente. Il planta alors sa fourchette et mâchouilla lentement une rondelle de chair.

L'effet fut immédiat et le reptile se mit à engloutir chaque bouchée comme s'il allait mourir ce soir. Il se servit encore et encore, emporté par cette musique gastronomique. Telle une parfaite harmonie, la viande glissait sur le palais, caressait la langue et excitait les papilles. Ni trop forte, ni trop salée, ni trop tendre, ni ... la perfection incarnée, l'équilibre absolu.

— C'est un délice n'est-ce pas ? demanda Ankrolm avec un sourire.

— Une merveille, chanta Krrkippaal. Merci de m'avoir permis de découvrir un tel délice.

Alors qu'il raclait le fond de son bol avec un pain de noix et avalait quelques raisins en guise de dessert, Maîtresse Arine accourut vers les deux festoyeurs en faisant de grands gestes.

— Quelle horreur, dit-elle en voyant les assiettes vides. Maître lézard, qu'avez-vous fait ?

Krrkippaal se retourna vers le barbare et leva un sourcil circonspect. Ce dernier éclata d'un rire cruel, attrapa la joue du reptile et lui tendit son couteau.

— Si tu as encore un petit creux pendant la nuit, lézard !

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