Chapitre 3: L'air libre (Maria)
La veille des Yordalides...
Maria n'arrivait pas à dormir, ce soir là. Elle fixait le plafond en ressassant son plan en boucle dans sa tête. Elle n'arrivait pas à y croire. Si Thanpa avait bien travaillé, elle serait dehors le lendemain soir. L'excitation était à son comble. 24 heures plus tard, elle serait dehors... Ou condamnée à mort. Tout dépendait de la suite des événements.
Deux semaines plus tôt, elle avait remis à Thanpa une boîte de bois, d'environs une vingtaine de centimètres de longueur pour cinq de largeur et de profondeur, couverte de petits mécanismes de cuivre, à laquelle était attachée un message rédigé en tout petits caractères.
Le message était le suivant:
Cher Thanpa,
J'ai élaboré une stratégie pour m'évader. L'objet que vous trouverez joint à cette feuille est un outil multifonction qui contient presque tout ce qui est nécessaire pour sortir de la Confrérie. Comme vous l'avez remarqué, j'ai bien écrit "presque". J'ai besoin de vos talents d'elfe, de votre prédisposition naturelle à la magie. En bas de ce message se trouve une liste d'enchantements que je voudrais que vous ajoutiez à cet outil. Ne vous y méprenez pas: vous ne pourrez pas vous évader avec cet outil. Il est nécessaire d'avoir une clé pour le déverrouiller. De plus, je l'ai spécifiquement conçu pour que les ressorts appuient sur les parois. Ils jailliront hors de la boîte et tout le mécanisme sera irréparable si vous tentez de l'ouvrir de quelque manière que ce soit. Je suis désolée, Thanpa. Si vous coopérez, vous aurez fait une bonne action et je promets de faire mon possible pour venir vous libérer à mon tour. Depuis l'extérieur, je suis sûre que ce sera beaucoup plus facile. Je vous en prie, Thanpa. Faites-le pour moi. Faites-le dans l'espoir de sortir d'ici. Lorsque vous aurez appliqué les enchantements, tenez vous à votre fenêtre dans deux semaines précisément, lorsque la cloche qui annonce le dîner retentira. A ce moment exact, ouvrez votre lucarne et assurez vous qu'il n'y aie pas de vent. Dans ce cas, faites tomber l'outil à la verticale. Ma chambre se trouve précisément deux étages en dessous de la vôtre. Si il y a du vent, ne prenez pas de risque et reportez au soir suivant. Pour m'indiquer que vous n'avez pas terminé d'enchanter l'outil, contentez vous de me regarder fixement dans les yeux pendant plusieurs secondes lors du Conseil Hebdomadaire dans deux semaines.
Suivait la liste d'enchantements qu'elle lui demandait d'appliquer.
Maria était consciente du nombre de choses qui pouvaient aller de travers pour ce plan. Tout d'abord, Thanpa avait beau être un elfe, il était extrêmement mauvais en magie. C'était pour cela qu'il s'était lancé dans l'Ingénierie et que la Confrérie ne le considérait pas comme une menace. Ensuite, il aurait tout à fait pu essayer, malgré ses avertissements, tenter d'ouvrir la boîte. Ou tout simplement, refuser de l'aider.
Pour ce qui était de la serrure, Maria ne se faisait pas de souci. Bien sûr, elle pouvait être crochetée, mais elle s'était assurée d'en ajouter une deuxième, bien plus discrète, au cas où. Sur les cinq mois qu'elle avait passé à récupérer du matériel de ses maquettes pour fabriquer l'outil, le nécessaire de serrurerie avait été le plus dur à obtenir.
Mais la partie difficile était bien l'évasion en elle-même. D'aussi loin qu'elle sache, aucun Ingénieur Supérieur n'était jamais sorti de la Confrérie. Elle n'avait jamais eu la possibilité d'aller partout dans le bâtiment en n'en connaissait en conséquence pas tous les systèmes de sécurité. Elle avait donc dû se préparer à toutes les possibilités.
Exténuée, Maria finit par sombrer dans un sommeil agité.
Le lendemain, le son de la cloche du petit-déjeuner la réveilla, comme à l'accoutumée. Toute la journée, elle ne put se concentrer sur son travail et craignait à chaque instant qu'on n'ait remarqué qu'elle agissait étrangement pendant les repas. Lorsque la cloche du Conseil Hebdomadaire sonna, elle marcha d'un pas fébrile vers la Salle. Son coeur tambourinait contre sa poitrine. Thanpa aurait-il fini d'enchanter l'outil?
Le conseil porta essentiellement sur les derniers préparatifs des Yordalides. Maria songea que si tout se passait bien, elle pourrait peut-être se mêler à la foule le soir même et écouter des contes jusqu'au petit matin.
Thanpa ne lui adressa que de courts coups d'oeil durant le Conseil, lui signalant de cette manière qu'il avait terminé. Maria jubilait intérieurement. L'outil était prêt... Elle passa le reste de la réunion à ressasser une fois de plus la suite dans sa tête.
Le Conseil terminé, elle retourna dans sa chambre et commença déjà à préparer la réception de l'outil. Elle avait dans ce but créé un filet, composé d'un manche fait de baguettes de bois et d'une tête à laquelle étaient accrochées deux taies d'oreiller attachées ensemble. Un mécanisme permettait d'ouvrir la tête comme un parapluie, tendant la toile en une surface assez large, elle l'espérait, pour réceptionner la boîte d'une chute de deux étages.
Elle ouvrit sa lucarne pour vérifier le vent. Par chance, la soirée était plutôt calme. Elle passa la fin de l'après-midi assise à ne rien faire, attendant, tendue, l'heure fatidique. Après tout, il ne servait plus à rien de travailler, mais elle joua plusieurs fois avec ses aéronefs miniatures pour s'occuper les mains et faire passer le temps. Dieux que l'attente semblait longue!
Enfin la cloche libératrice retentit. A entendre ce son strident plusieurs fois par jours depuis près d'un an, Maria le trouvait particulièrement désagréable. Mais cette fois-ci, il résonna à ses oreilles comme un carillon d'ange.
D'un geste précautionneux, elle fit passer l'épuisette de fortune repliée à travers l'ouverture. La tête passait tout juste lorsqu'elle était fermée, conformément aux calculs de Maria. Elle fit jouer le mécanisme pour l'ouvrir. Déplier, la toile faisait deux mètres de long sur un de large. Ce n'était que maintenant que Maria se rendait compte à quel point cette toile avait l'air ridiculement petite, et que le moindre souffle d'air ou la plus petite imprécision de Thanpa ferait terminer la chute de la boîte sur les pavés huits étages plus bas...
Elle raffermit sa prise, tint le filet le plus à l'horizontale possible et attendit le jet de Thanpa. Soudain, un petit objet brun heurta le bord du filet avec force et il rebondit vers la droite.
Vive comme l'éclair, Maria déplaça l'épuisette juste sous la boîte. Cette-fois-ci, elle tomba, inerte, dans le filet. L'Ingénieur soupira. Ce n'était pas passé loin. Comment avait-elle pu oublier de prendre en compte le rebond? Parfois, elle faisait vraiment un piètre Ingénieur.
Elle referma la toile autour de la boîte et la ramena à l'intérieur. Examinant l'outil pour vérifier qu'il était toujours en bon état, elle se rendit compte que Thanpa avait joint un autre message:
Bonne chance
Ne m'oubliez pas
Ces deux lignes lui réchauffèrent le coeur. Car de la chance, elle allait assurément en avoir besoin. Il ne lui restait plus qu'à compter sur les talents en magie de Thanpa. Rangeant l'outil dans un tiroir, elle descendit dîner. Inutile de tenter de partir dès maintenant. On remarquerait son absence au repas et l'alerte serait immédiatement donnée. Mieux valait être patiente.
Il lui fallut attendre jusqu'au coeur de la nuit pour se glisser, silencieuse comme une ombre, dans le couloir, vêtue de ses vêtements de nuit blancs. La voie était libre: la Confrérie ne pouvait se permettre de poster des gardes dans chaque couloir toute la nuit. Bien que quelques uns fassent des rondes, la plupart restaient à des points fixes.
Maria sortit l'outil puis les deux minuscules clés de sa poche et les glissa dans leurs serrures respectives. La boîte n'émit qu'un petit déclic. Cependant, cela lui indiquait qu'elle s'était déverrouillée.
Marchant tout sans bruit, elle partit dans la direction opposée à la sortie. Inutile de tenter de partir par la porte principale, elle était probablement gardée par plusieurs hommes et impossible à ouvrir sans clé. Il lui fallait être plus subtile. Parvenue presque au bout du couloir, elle s'immobilisa. Elle entendait une respiration forte à proximité. Elle tendit l'oreille. Non, pas une, mais deux respirations.
Elle analysa la situation. Elle se trouvait à une intersection entre deux corridors. Les gardes, d'autant qu'elle pouvait en juger du bruit, se trouvaient à droite, ce qui se trouvait malheureusement aussi être la direction dans laquelle elle devait aller. Elle allait devoir faire un détour en prenant le chemin d'en face. Situation 5, pensa-t-elle. Cela tombait bien, elle aimait bien ce qu'elle avait prévu pour la situation 5. Seulement, cela faisait intervenir un enchantement de Thanpa, rendant l'issue légèrement aléatoire.
Elle fit quelques réglages sur l'outil et en remonta les ressorts. deux petites roues jaillirent de part et d'autre de la boîte et se mirent à tourner dans le vide. Puis elle tapota trois fois sur le bois. Aussitôt, la boîte disparut, bien que Maria puisse toujours la sentir dans sa main. Parfait, se dit-elle. La magie de Thanpa, bien que médiocre, lui permettait tout de même de faire disparaître des objets pendant quelques secondes, s'il se concentrait assez.
L'Ingénieur posa l'objet invisible sur le sol et pria pour que tout se passe comme prévu. Si elle avait mal réglé l'appareil ou que le sortilège de Thanpa s'arrêtait trop tôt...
Elle entendit une faible détonation venant du corridor de droite, suivie d'un flash qui perça la pénombre. Les vigiles lançèrent des exclamations surprises, puis Maria perçut des bruits de pas qui s'éloignaient. Elle dut encore attendre quelques instants pour que sa machine revienne, visible cette fois-ci. Conformément à ce qu'elle avait prévu, la machine s'était aventurée derrière les deux hommes, puis avait fait du bruit et de la lumière afin d'attirer leur attention. Puis, redevenant invisible pour quelques secondes, elle était retournée dans la direction de sa créatrice tandis que les gardes, alarmés, étaient partis dans l'autre sens.
Récupérant son appareil, Maria s'élança dans le couloir d'en face. Les gardes allaient probablement donner l'alerte, ce qui ferait entrer la Confrérie en état de sécurité maximal. Il était évident qu'ils allaient surtout poster des agents près des issues, mais Maria n'était pas sûre qu'on ne sécuriserait pas également les niveaux supérieurs. Mieux valait faire vite.
Traversant une série de corridors vides, elle finit par arriver à un grand escalier en colimaçon qui menait aux étages supérieurs. Elle entreprit de le gravir. Mais quelques instants après, elle entendit un bruit de pas qui descendait. Quelqu'un arrivait. Et elle n'avait nulle part où se cacher.
L'agent Taguet dévalait au pas de course l'escalier qui décrivait de longues spirales. L'alarme venait d'être donnée, et il devait se rendre aux issues du rez-de-chaussée au plus vite. Il s'arrêta quelques instants pour reprendre son souffle. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas couru comme ça... Il repartit ensuite à une allure plus raisonnable. Il lui sembla apercevoir deux taches sombres en bas de la rambarde, mais il n'avait pas le temps de s'attarder là dessus. Il entreprit de descendre la spire suivante, avant de sentir un mouvement plus haut dans l'escalier. Il s'arrêta. Quelque chose avait-il bougé dans l'obscurité? Taguet regretta de ne pas avoir emmené de lampe à cristaux dans sa précipitation. Il n'avait pas le temps de remonter pour vérifier. Tant pis. C'était probablement son imagination. Il reprit sa course.
Maria l'avait échappée belle. Ne sachant que faire, elle avait enjambé la rambarde pour s'accrocher à la base des barres de fer, le reste de son corps pendant dans le vide. Sitôt le garde passé, elle avait escaladé la balustrade et était partie se réfugier dans un recoin d'ombre. L'agent avait failli la remarquer. Mais elle n'avait pas de temps pour apprécier sa chance. Il lui fallait continuer.
Bientôt, elle arriva au palier qu'elle recherchait. Celui des cuisines. S'arrêtant un instant pour écouter à nouveau des signes de présence, elle entendit une autre respiration venant du corridor dans lequel elle allait s'engager. Heureuse de ne pas s'être mise à portée de vue, elle vérifia l'énergie restante de son outil, le régla à nouveau son outil et sortit de sa poche des bandes de tissu taillées dans un drap.
Poussant un cri, elle sortit de sa cachette et lança la boîte à la tête de l'agent pris au dépourvu. Sa réaction naturelle fut de l'attraper au vol. Exactement ce que Maria avait prévu. L'appareil fit jaillir des tiges de métal articulées qui s'enroulèrent autour des poignets de l'agent comme des menottes. Avant qu'il ne puisse réagir, elle lui rentra dedans et le projeta au sol. Le malheureux ne pouvant se rattraper de ses mains, sa tête heurta les dalles de marbre avec un choc sourd. Il perdit connaissance sur le coup. Maria le bâillonna, lui attacha les pieds et les mains avec ses bandes de tissu et retira l'appareil qui lui entravait les poignets. Elle allait en avoir besoin.
Comme elle s'y attendait, la porte de la cuisine était verrouillée. l'interstice entre le panneau et l'encadrure laissait voir le loquet. Maria ne savait pas comment crocheter une serrure, mais elle avait prévu autre chose. Elle fit sortir une fine pince rétractile de sa boîte. Avec, elle tenta de faire bouger le loquet de bas en haut, puis de droite à gauche. Rien à faire, il refusait de bouger. Mais Maria n'avait pas joué sa dernière carte. Elle remonta les ressorts de l'outil, ce qui eut pour effet de rentrer la pince de quelques centimètres dans la boîte. Elle plaça la pince contre le loquet et pressa un bouton. La pince se libéra d'un coup et heurta violemment le verrou, qui tint bon. Maria recommença. Au quatrième essai, il céda.
La fugitive pénétra dans la cuisine. Elle était très simplement meublée. Mais ce que recherchait Maria, c'était le vide-ordures. Elle repéra rapidement la trappe jaune près de la cheminée. Elle avait eu l'idée de partir par là lorsqu'un ingénieur avait proposé un système de broyage de déchets intégré à la benne en bas du conduit. D'aussi loin qu'elle se souvienne, ce projet avait été abandonné. Il fallait espérer que personne n'aie changé d'avis entre temps...
Maria se glissa dans le vide-ordure, bien assez large pour elle, et se laissa glisser. Le tunnel commençait en pente douce pour finir en une chute libre de quelques mètres. Sa réception fut brutale, et se fit dans une benne remplie de restes malodorants.
Mais ça n'avait pas d'importance.
Elle était dans une benne à l'extérieur de la Confrérie.
Elle prit une grande goulée d'air.
D'air frais.
D'air libre.
D'ici quelques heures, on retrouverait le garde attaché, on lui ferait reprendre conscience et il révélerait l'identité de la fugitive. Puis on partirait à sa recherche.
Mais pour l'heure, elle faisait ce qui lui plaisait. Vêtue de ses vêtements de nuits couverts de restes de ragoût, elle marcha d'un air guilleret vers vers la grand-place. Elle voulait écouter des contes.
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