Chapitre 7 :Des retrouvailles inattendues
Nous nous lançâmes tous les trois un regard. Qui était arrivé jusqu'à nous ? Pourquoi cette – ou ces – personne avait attendu autant de temps pour attaquer ? Avait-elle planifié cette surprise ? Combien étaient-ils, si toutefois ils étaient plusieurs ? Allions-nous en sortir vivants ? Nous n'avions pas eu besoin d'ouvrir la bouche pour que toutes ces interrogations nous submergent.
D'un seul tenant, nous nous levâmes et Jen' se mit en dernière position. Bien qu'il ait été entraîné par Paris depuis quelques années, il avait encore cette peur qui le bloquait, l'empêchant de combattre correctement et de ne plus se poser de questions. Moi, la crainte et l'excitation se vouaient une véritable guerre. La première me disait d'aller me planquer, tandis que la seconde me susurrait de mettre en action ce que j'avais appris quelques heures plus tôt.
Je sentais qu'il fallait que j'écoute la première, n'étant pas encore une dure à cuir au combat, je savais aussi qu'il fallait que j'épaule mon ami, même si ce dernier devrait être souvent derrière moi pour mes sauver les fesses. Car oui, je gardais les pieds sur terre : ce n'était pas avec seulement un après-midi d'exercices que j'étais devenue une guerrière hors pair.
Lorsque le plus âgé d'entre nous s'avança vers l'entrée de la grotte, j'avais pris ma décision : je le suivrais où qu'il irait.
Sans faire de bruit, il m'envoya son épée et je lui balançai un coup d'œil choqué. Son arme ? Mais il était fou, ma parole ! Avec quoi il comptait se battre ? Un morceau de bois ? Je préférais nettement échanger !
Je la rattrapai cependant, moi aussi dans le plus grand silence. Comme s'il avait lu dans mes pensées – à force, je commençais à avoir des doutes sur son innocence à deviner ce que j'imaginais –, il me fit un énorme sourire, et me montra ses mains. Je levai les yeux au ciel. Bah bien sûr...
Je sentais cette issue très mal partie, mais c'était le chef. On ne revenait pas sur les ordres d'un chef. Quoique... me connaissant...
Je n'eus pas le temps de m'appesantir sur mon cerveau farfelu. Un crissement retentit contre les parois, nous rendant d'autant plus craintifs et sur nos gardes. Je me tournai vers Jen', ayant soudain peur pour lui. Il me rendit son regard, avec un sourire crispé ; pour l'instant, ça avait l'air d'aller. Il fallait tout faire pour que ça continue.
Mon cœur commença à palpiter pendant que j'avançais, la garde de l'épée bien en mains. Ces dernières devenaient de plus en plus moites, mais je tenais encore sur mes jambes. Celles-ci ne semblaient pas vouloir me lâcher.
Une ombre se forma soudain sur les murs de pierre, et plus elle arrivait sur nous, plus elle grossissait, faisant gronder une panique en moi, dont je me serais bien passé.
Aussitôt, la forme spectrale se transforma en corps humain.
Devant nous, un rouquin tenait fermement une hache dans ses paumes. Ayant appris à bien examiner la position des éventuels adversaires, je ne pus m'empêcher de le faire. Contre toute attente, il ne semblait pas à l'aise. Les jambes un peu écartées, les doigts à hauteur de sa poitrine, notre homme se montrait stressé.
Son visage était parsemé de taches de rousseur. Ses pupilles noisette étaient dilatées et écarquillées comme si son premier but n'était pas de nous combattre, comme s'il ne s'attendait pas à trouver des personnes dans cette grotte.
Paris en était venu à la même conclusion que moi, car il ne put s'empêcher de me fixer, stupéfait.
— C'est quoi, ce bordel ? baragouina-t-il dans sa barbe.
Puis, plus fort, à l'attention de cet inconnu :
— Qui es-tu ? Que fais-tu ici ?
L'interpellé, complètement désorienté, poussa un petit cri de surprise et laissa tomber son arme au sol.
— Quel idiot..., répliqua le plus âgé, la main plaquée sur son front.
Jen', voyant qu'il n'avait plus rien à craindre, s'approcha de nous, posa une paume apaisante sur le bras de notre compagnon et le fixa droit dans les yeux.
— Tu lui as fait peur, Paris. Tu vois bien qu'il est terrorisé et pas là pour se battre.
— Alors comment nous a-t-il trouvés ? éructa-t-il.
— Qui te dit qu'il nous cherchait ?
L'adolescent n'avait pas tort : rien ne prouvait qu'il nous suivait, c'était plutôt le contraire. À l'instar de nous, il essayait de trouver un abri.
Néanmoins, le plus âgé m'avait mis le doute. Qui était cet homme ? D'où venait-il ? Que recherchait-il ? Était-il à la solde de la Reine Noire ? Bien que je comprenais l'attitude de notre compagnon, nous n'aurions aucune réponse si nous continuions à l'agresser ainsi. Je voulais protéger mon équipe, mais en même temps, ma curiosité en était à son comble...
Comme notre blond préféré ne comptait pas faire le premier pas et gardait son air méchant, je le fis et, d'un geste assuré, avançai vers cet homme. Celui-ci leva une tête effrayée vers moi et recula brusquement, se prenant les pieds dans les cailloux parsemant le sol. Déstabilisé, il chuta lourdement par terre dans un bruit sourd.
Avec un sourire confiant et une fois à quelques centimètres de lui, je me penchai et posai mes doigts sur sa cuisse. Il avait bien tenté de reculer, mais le mur derrière lui l'avait aussitôt acculé.
— On ne te veut aucun mal.
Les pupilles trempées de larmes qui ne voulaient pas couler, l'inconnu me répondit d'une voix hachée :
— Lu-lui, si...
Pour appuyer sa certitude, il pointa un doigt tremblant vers Paris. Suivant son geste, je vis mon instructeur, un sourire sadique plaqué sur le visage, nonchalamment posé sur son épée, qu'il avait récupérée. Je ne me rappelais même pas l'avoir lâchée !
Je lui lançai mon plus mauvais regard, et son sourire s'étira encore davantage. Ouais, c'était pas ce jour-là qu'il allait calmer son ego. Désabusée, je soufflai.
— Ne fais pas attention à lui. Sous ses airs de rustre, c'est un vrai nounours, dis-je d'un ton narquois.
Le « vrai nounours » grogna derrière moi. Un vrai ours, c'est ce que je disais.
Même si je voulais qu'il se détende, je restai tout de même sur mes gardes. Avant que je ne puisse poser la moindre question, il se redressa et posa une main tremblante sur mon avant-bras. Surprise, je sursautai et réprimai un petit cri.
— Pardon, je... je ne suis pas ce que vous croyez.
— Laisse-nous le droit d'en douter, grommela Paris.
Je levai une main à son encontre, pour lui dire de se taire. Il commençait à m'agacer !
— Qui es-tu et pourquoi te retrouves-tu ici ?
— Je suis un ambulant qui traverse les villes et villages pour vendre mes objets afin de pouvoir faire vivre ma famille. J'ai deux filles. Elles ont six et huit ans, elles ont besoin d'être nourries, vous comprenez. Leur mère est morte en couche pour sa seconde grossesse, rajouta-t-il pour plaider sa cause.
Mon blond préféré se racla la gorge.
— Ah ouais ? Et où se trouvent ta carriole et ton chargement, alors ?
Le nouvel arrivant baissa les yeux, tandis que ses épaules s'affaissaient dans le même temps.
— Alors que je traversais la forêt pour rentrer chez moi, des bandits se sont jetés sur moi. Ils ont pris ma charrette et tout ce qu'elle contenait. Il ne restait pas grand-chose, car j'avais presque tout vendu. Mais avant de partir, ils se sont occupés de moi. Ils m'ont frappé au ventre, dans les jambes et au visage. Ils m'ont laissé pour mort, et se sont enfuis.
Je pris le temps de mieux le dévisager. En effet, quelques bleus parsemaient sa tête et ses mains étaient toutes abîmées. Il était vrai qu'à son arrivée, je n'avais pas fait attention, trop sur la défensive. À présent, il tenait ses bras enroulés autour de son torse, les jambes relevées.
— Montre-nous ton ventre.
— Paris ! m'exclamai-je, choquée.
Il ne mettait pas vraiment les formes pour le mettre à l'aise ! Je comprenais qu'il doutât encore de lui. Après tout, il pouvait s'être cogné pour faire croire à ce rapt.
— S'il n'a rien à se reprocher, il ne refusera pas de relever son haut, argumenta-t-il, les bras en croix.
Je lançai un coup d'œil à Jen', qui était resté silencieux tout du long. Je constatai qu'il semblait perdu. Il ne savait pas trop comment réagir, et il haussa les épaules, fautif. Bien. Comme il semblait être de son avis...
— Fais ce qu'il te dit, s'il te plaît. Nous avons besoin d'être sûrs que tu ne nous mens pas.
— Mais...
Le regard furieux de mon ami lui cloua le bec et il s'exécuta.
Sa peau était recouverte d'ecchymoses tantôt bleues, mauves, jaunes. Des plus ou moins grandes, qui prouvaient à quel point ces personnes s'étaient acharnées sur lui. Il se retourna alors, et je vis avec stupéfaction que son dos était couvert d'égratignures et de coupures assez vilaines à regarder.
— D'où viennent celles-ci ? demandai-je en les pointant du doigt.
— Une fois qu'ils me pensaient inconscient, ils m'ont lacéré le dos de leurs couteaux et m'ont ensuite balancé dans une haie de ronces, qui a terminé le travail...
Les pupilles rondes, je fixai Paris. Il me fixa intensément, et une guerre silencieuse démarra entre nous durant de longues secondes.
De mon côté, je lui astreignais de se calmer, et surtout de l'accepter parmi nous, le temps d'au moins le soigner. Lui, ses iris farouches ne voulaient pas baisser d'intensité, et je pouvais aisément le comprendre. Néanmoins, je savais aussi qu'au fond de lui, il ne pouvait pas laisser une personne dans un état pareil, inconnue ou pas.
Il soupira bruyamment et se retourna aussi sec.
— Très bien. Soigne-le si cela te chante. Une nuit. C'est le temps que je lui accorde pour rester avec nous. Dès demain, au lever du soleil, il devra partir. Je pense que ses filles l'attendent avec impatience, termina-t-il, sarcastique.
— Je n'en demandais pas moins, messire. Une seule nuit est suffisante. Comme vous l'avez dit, mes enfants sont dans l'attente de me revoir. Maintenant que je n'ai plus mon chargement, il me faudra peu de temps pour rejoindre mon village.
— Pas de cela avec moi. Je ne suis pas un messire. Cependant, ne t'attends pas à ce qu'on t'accepte avec nous comme cela. Je t'ai à l'œil. À la moindre erreur, tu rencontreras le fil de ma lame, enfants ou pas.
J'entendis le rouquin déglutir et le vis acquiescer vivement.
La soirée promettait d'être joyeuse...
***
La nuit était déjà bien avancée, mais ni moi ni mes collègues n'arrivions à dormir. Avec Fabio, dont nous avions appris le prénom un peu plus tôt, nous étions en pleine conversation. Si au départ il ne voulait pas nous adresser la parole, sa langue s'était déliée à force de persuasion de notre part à Jen' et moi. Autant dire que Paris n'avait pas aidé. Pendant de longues minutes, il n'avait cessé de le lorgner, sans doute pour le déstabiliser et lui faire cracher le morceau. Car pour lui, il était évident qu'il était là pour nous épier, voire nous tuer, sous les ordres de la Reine Noire.
Nous avions pris le temps de soigner ses plaies avec ce qu'on avait sous la main : un chiffon et de l'eau. Ce n'était pas grand-chose, mais nous ne pouvions faire plus, malheureusement. Néanmoins, cela lui avait fait du bien, et il souffrait un petit peu moins.
Même si à première vue notre nouveau compagnon ne montrait aucun des signes précurseurs, notre grand blond en restait persuadé.
— Quelle merde, lâcha ce dernier en donnant un coup de pied dans un caillou.
Ça, il pouvait le dire...
Le rouquin venait de nous annoncer qu'en plus de notre recherche pour être jugés et assassinés, notre ennemie venait d'avouer publiquement qu'elle avait un fils... qui suivait ses pas et qui tenterait par tous les moyens de me mettre la main dessus.
— Et comment se fait-il qu'on ne l'ait jamais appris ? m'enquis-je gauchement.
Bien que j'aie la réponse, je souhaitais l'entendre d'une nouvelle bouche, qui en savait sans doute plus que nous.
— Elle voulait sans doute attendre le bon moment, me répondit-il, en haussant les épaules. Un second coup de massue après son retour, quoi.
Il disait ça d'un ton tellement naturel, qu'il me provoqua des frissons. Lui semblait peut-être à l'abri, mais moi non. Et j'étais terrifiée.
Même si je ne le montrais pas, mon corps tout entier était tendu, et je sentais mon cœur prêt à exploser dans ma poitrine.
Tentant de me détendre, j'allongeai mes jambes, et me posai sur mes mains, dans mon dos. Fermant les yeux, j'essayais de penser à autre chose. Mais à quoi vouliez-vous que je songe, alors que ma vie était encore plus en danger, à présent ? Moi qui imaginais avoir découvert le pire, j'étais encore loin de m'imaginer cela.
— Peut-être... peut-être qu'il est moins pire que ce que veut faire penser la Reine Noire..., hasarda Jen'.
Je lui souris. Je savais qu'il voulait juste me remonter le moral, et qu'il ne croyait pas un traître mot de ce qu'il disait, mais je le remerciais d'essayer de me soutenir un tant soit peu. À sa manière.
— Tous ceux qui ont côtoyé cet être perfide sont atteints du même mal et ne sont pas guérissables, rétorqua Paris, jouant avec la lame de son épée, qu'il essayait d'affûter.
Cette constatation brisa le peu de quiétude que l'on avait encore en nous.
***
Après les dures, mais non moins vraies, paroles de notre compagnon, nous avions décidé de nous reposer, pour commencer la journée du lendemain d'un meilleur pied. Tous, sauf Paris, toujours sur ses gardes, qui avait décidé de prendre son tour de garde. Il venait de mettre cela en place.
Nous n'avions pas osé – ou voulu – nous opposer à lui, alors nous nous étions gentiment rangés à sa supposition. Fabio avait bien vu qu'il était en trop et toujours dans les mauvaises grâces du chef, mais il avait eu la bonne idée de se taire et de se coucher à son tour.
Ce furent les pépiements des oiseaux qui me sortirent de mon sommeil sans rêve. Ouvrant un œil, un léger sourire rayonna sur mon visage. En effet, posé à à peine quelques millimètres de moi, un rouge-gorge picorait le sol des dernières miettes laissées la veille.
Ne voulant pas le déranger ni le faire fuir, je ne bougeai pas d'un centimètre et restai, immobile, à le fixer. Cela me fit plus de bien que je ne le pensais. Croiser un autre être vivant, autre qu'humain, faisait gonfler en moi l'amour que je portais à la vie. Cette vision me rappela un souvenir du château, qui me fit revenir quelques années en arrière.
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Assise sur le rebord de la grande baie vitrée donnant une vue complète sur le jardin, je regarde attentivement la vie naître. J'aime me lever aux aurores pour contempler le lever du soleil rougeoyant. Il pare le ciel de couleurs vives et sublimes. Elles se marient avec une telle dextérité, qu'à chaque fois j'en reste submergée de surprise.
Aujourd'hui, il est rose, tirant sur le orange. Signe de froid. Mais cela n'arrive pas à enlever mon bonheur. En effet, et pour la première fois, je vais outrepasser les règles du roi et aller m'entraîner à son insu dans une pièce qu'il ne visite jamais. Ma rencontre d'hier avec ce garçon du même âge que moi m'a mise directement en confiance.
Si d'habitude, je suis plutôt méfiante, ce dernier a su passer les barrières que je me suis forgées depuis un certain temps. Comment y est-il parvenu ? Je compte bien le lui demander, mais pas tout de suite. Dans deux heures, je le pourrai. Dans deux heures, je montrerai de quoi je suis capable. Dans deux heures, je tiendrai enfin une arme dans mes mains.
Je me rappelle encore le jour où j'ai annoncé au roi que je souhaitais apprendre à me défendre et où il m'a ri au nez. Jamais je n'avais senti la honte naître aussi fort en moi. Jamais il n'avait réagi ainsi à une demande que je lui faisais. Jamais je n'avais été aussi triste de ma vie.
Mais aujourd'hui, tout va changer.
Je lève la tête, surprise par un bruit venant de plus haut que moi. Les yeux rivés dans l'arbre en face de moi, je plisse les yeux pour mieux voir. Soudain, les feuilles bruissent, la branche les soutenant casse et un petit corps chétif plein de plumes fait un vol plané, en direction du sol. Effarée, j'ouvre la bouche, sans qu'un seul son n'en sorte. Me relevant en vitesse, je passe un coup rapide sur mon pantalon d'équitation et cours en direction du drame.
À présent à genoux, je contemple, les pupilles remplies de larmes qui ne coulent pas, ce bébé oiseau geindre de douleur. Je n'ose pas le toucher, de peur d'aggraver son mal. Cependant, devant ses hurlements terrifiants, je vais au-delà de mon angoisse et le prends délicatement dans mes mains.
Une décharge me parcourt tout entière, et, étonnée, je pousse un petit cri, tout en gardant l'animal dans le creux de mes paumes. Je ne veux pas le lâcher, il a besoin d'être soigné et sa mère doit s'inquiéter de sa santé. Je regarde de nouveau en l'air l'être majestueux et d'un coup d'œil, je l'aperçois, qui me fixe comme si elle comprenait ce que j'allais faire. Alors, je ne perds pas de temps, me redresse sur mes pieds et cours dans le château, direction l'infirmerie. Dame Romerta saura bien s'en occuper. Si elle sait guérir les humains, ce doit être pareil pour les bêtes, non ?
— Dame Romerta ! m'exclamé-je en guise de bonjour.
— Bonjour, mademoiselle Irianna, réplique-t-elle, amusée, en faisant une petite courbette.
Elle me connaît assez pour savoir que si pour une fois, je manque de politesse, ce n'est pas contre elle, bien au contraire.
Ses cheveux grisonnants lui tombent sur les épaules lorsqu'elle se baisse. Elle me regarde et ses yeux noisette malicieux me font rire intérieurement. Malgré son physique un peu rondouillard, je ne lui donne pas l'âge qu'elle prétend avoir. D'après elle, la vie l'a vue naître il y a soixante-dix ans. Pour moi, elle en fait vingt de moins.
Tout au long de mon enfance, elle a été celle dont je me suis sentie la plus proche, de par sa gentillesse, sa douceur et son charisme. Elle n'a jamais un mot plus haut que l'autre et parvient toujours à apaiser les tensions.
— Je... Bonjour, dis-je, déboussolée. Pouvez-vous m'aider, s'il vous plaît ?
— Je ferai au mieux, mademoiselle. Dites-moi ce qui vous amène.
— Pendant que je regardais le soleil se lever, ce petit oiseau est tombé de son nid, et j'ai peur qu'il soit blessé. J'aimerais que vous me disiez ce qu'il a exactement.
La guérisseuse acquiesce positivement et tapote le lit d'hôpital pour que je l'y pose. Je fais ce qu'elle me demande, mais lorsque j'enlève mes mains de cette petite bête, je sens ses griffes s'accrocher éperdument à mes doigts. Je sursaute et lance un coup d'œil plein de questions à la vieille femme, qui fronce les sourcils en penchant la tête sur sa gauche.
— Bien, il ne semble pas vouloir que le contact avec vos mains s'arrête, Princesse.
Je me raidis. Je n'aime pas qu'une personne m'appelle par ce titre. Je ne suis pas princesse par le sang, juste adoptée par le roi. Même si ce dernier me considère comme sa fille, et moi comme mon père, j'aime garder mes positions.
Cependant, je ne dis rien, la vie de cet oisillon est plus importante.
— Nous allons faire autrement. Gardez-le dans vos mains, je vais essayer de l'ausculter le mieux possible.
Je devine qu'elle sait déjà qu'elle aura des difficultés, mais j'obtempère. Le petit être, voyant que je ne compte pas le lâcher, se love dans ma main. Je l'entendrais presque ronronner ! Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Même s'il n'est pas doué de parole, je me suis attachée à lui en quelques secondes. Le voir malheureux d'être loin de sa mère, me rappelle moi quand j'étais plus jeune et que la mienne était morte sans signe précurseur.
Pendant plus d'une demi-heure, l'infirmière passe au crible l'animal, qui se laisse docilement faire. N'étant pas une fervente des maladies et autre, je ne fais pas attention ce qu'elle fait, et me préoccupe de mon petit protégé. Je sais qu'il va falloir, une fois qu'il sera hors de danger, le rendre à celle qui l'a mis au monde, et ça me fait beaucoup de peine.
— Tout va bien, déclare la femme, me faisant sortir de mes pensées. Plus de peur que de mal. Je pense qu'il a eu une frayeur en tombant et en étant loin de ceux qu'il aime. Mais tout va bien, vous allez pouvoir le remettre à sa famille.
Son sourire bienveillant me rend triste malgré tout. La gorge serrée, je la remercie chaudement et retourne au jardin, devant sa maison. Sa mère et toujours là, à me regarder. J'ai l'impression qu'elle a une âme bien plus humaine que je ne le pense. Alors que j'écarte les doigts pour le laisser auprès d'elle, il en pince un.
— Hé ! Qu'est-ce qu'il te prend ?
Il rive ses yeux multicolores aux miens, et je suis prise d'un vertige de quelques secondes. Je vacille mais tiens le choc, tout en continuant de le fixer. Les pupilles écarquillées, je recule cependant de quelques pas et commence à trembler.
— Qu'est-ce que...
Il me pince de nouveau, cette fois un peu plus fort et je pousse un cri de douleur. Il a le bec bien pointu ! Pourtant, ce n'est qu'un bébé !
Il pousse un petit hurlement. Comme s'il n'était pas content que je le quitte. Il sautille dans ma main.
— Ta maman t'attend, lui dis-je tendrement.
À peine ma phrase sortie, je vois cette dernière s'envoler, ses frères et sœurs dans sa gueule. Ahurie, je la vois s'éloigner et abandonner son petit. J'aimerais crier, lui dire de revenir, mais elle ne comprendrait pas mes paroles. Je cours jusqu'au muret du fond du jardin, pensant pouvoir la rattraper.
En moi, la panique fait rage : pourquoi l'a-t-elle abandonné ? Que va-t-il devenir, tout seul ? Comment va-t-il survivre ?
— Non, non, non ! Reviens ! Il est guéri, tu peux le reprendre ! hurlé-je à tombeau ouvert.
— À partir de l'instant où tu l'as touché, il n'était plus sain pour sa mère, s'immisce une voix derrière moi.
Étonnée, je me retourne et me trouve face à mon père de substitution. Les larmes aux yeux, je jette un œil à cet oisillon qui ne paraît pas si triste que ça.
— Que... Mais pourquoi ? Qu'allons-nous faire de lui ? Il ne peut pas mourir alors qu'il est en pleine forme ! m'exclamé-je, choquée.
— T'es-tu attachée à lui, Iri ?
Quelle question !
— Évidemment, père. Il est si petit, si jeune. Il ne mérite pas de mourir !
— Alors il est à toi. Et d'après ce que j'ai pu voir, il t'a déjà adoptée, non ?
Ma tristesse s'envole d'un seul coup, remplacée par la surprise puis, pour finir, un sourire.
— Père, dis-je en le voyant se détourner pour rejoindre l'intérieur.
Il acquiesce, me donnant le droit de continuer.
— Il s'est passé une chose étrange, tout à l'heure, quand je l'ai récupéré au sol. J'ai senti un courant électrique me parcourir quand je l'ai touché. Qu'est-ce que ça signifie ? demandé-je.
Le monarque me sourit, confiant.
— Il est raconté dans les légendes que, certaines fois, un lien très particulier se noue entre les hommes et les animaux. Un lien qui se crée au premier toucher et qui ne les quitte jamais, tant que la mort ne les sépare pas.
N'attendant pas de réponse de ma part, il fait, cette fois, demi-tour.
Moi, je ne bouge pas d'un iota, et reste plantée là, dans l'herbe verte. Un lien ? Quel lien ?
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J'écarquillai les yeux. Ce souvenir m'avait plus touchée que je ne le pensais. Se pouvait-il que...
N'attendant pas une seconde, j'avançai doucement ma main vers cet oiseau qui, à présent, me regardait comme s'il me reconnaissait. Une boule se forma dans ma gorge. Tout d'un coup, un maelström d'émotions monta en moi et explosa en milliers d'étoiles.
Avant que je ne fasse un geste, l'oisillon, devenu grand, approcha sa petite tête de ma paume et se lova contre cette dernière. Une légère décharge confirma mes questionnements. C'était lui, il était revenu !
J'eus un mouvement de recul, sous le choc. Le bras toujours tendu, je sentis les larmes me monter aux yeux, mon cœur cogner contre ma poitrine et mes jambes devenir flasques.
Étiole... Il était là, devant moi, comment était-ce possible ?
Étiole...
Bonjour, Iri.
Que... Comment c'est possible ? Où étais-tu passé tout ce temps ?
Je pense que du point de vue de Jen', j'étais transformée en statue, mais dans ma tête, c'était un ouragan. J'étais heureuse de revoir ma moitié animale, mais d'un autre côté, j'avais plein d'interrogations. Pourquoi avait-il été absent aussi longtemps ? D'où arrivait-il ? Pourquoi maintenant ? Et surtout... je le pensais mort...
Ce mot, dans mes pensées, eut un impact horrible. En effet, avant la mort du roi, ma boule de poils avait disparu et notre lien s'était détruit. J'avais un tel vide en moi ! Il était vrai qu'il commençait à prendre de l'âge, et après avoir pleuré des heures sa disparition, je m'étais fait une idée : il avait péri. Ce qui paraissait somme toute logique.
Alors... Pourquoi était-il devant moi, en chair et en os ?
C'est une longue histoire..., souffla-t-il.
Explique-moi, j'ai besoin de savoir pourquoi tu as été absent autant de temps, et surtout, sans m'en avoir touché un mot.
Soudain, je ressentis une vive colère, tentée de douleur.
Sache que tout ce qu'il s'est passé n'est pas de mon fait. Tu sais bien que je t'aurais avertie de mon départ, non ?
Étiole... Ne tourne pas autour du pot, s'il te plaît...
La Reine Noire a réussi à me piéger.
Je hoquetai et tombai sur les fesses. Comment c'était possible ?
Une main se posa alors sur mon épaule, et la voix perdue de Jen' retentit dans la grotte.
— Acléa... Qu'est-ce qu'il se passe ? Tu m'inquiètes !
Il m'aida à me lever et je mis ma paume sur son avant-bras, pour lui faire comprendre que ça allait.
— Ne t'inquiète pas. Je... Je t'expliquerai tout dans quelques minutes. Laisse-moi juste le temps de parler avec mon oiseau, s'il te plaît.
Je n'attendis pas de voir sa réaction et me retournai vers mon ami à plumes. Je l'entendis hoqueter de surprise. J'aurais sans doute réagi de la même façon. Il devait me prendre pour une folle, et je pouvais le concevoir.
Mon interlocuteur reprit donc son explication.
Alors que je faisais ma balade habituelle, j'ai croisé la route d'une jolie petite oiselle. Tu sais, je reste un mâle et... je suis tombée immédiatement sous son charme. Je lui ai tourné autour, et au final, elle m'a totalement dédaigné ! J'étais frustré ! Moi, me faire avoir comme ça, impossible !
Tu as toujours eu trop d'ego, Étiole...
Promis, maintenant je t'écouterai !
Et donc ?
Et donc... Elle s'est envolée et je l'ai suivie. La plus belle erreur de ma vie, hein ?
Je me pinçai l'arête du nez, agacée mais aussi un peu déridée. Ma colère s'était soudain évanouie, remplacée par un peu de crainte, mais beaucoup d'amusement, je l'avoue.
— Mais... Cet oiseau parle vraiment, dis ? Parce que... tu réagis pareil que quand tu parles à Paris. Tu sembles agacée. Tu es sûre que tu n'as pas attrapé un coup de froid ? Tu veux que je regarde ?
Je cachai mon gloussement sous une toux, qui conforta Jen' dans l'idée que j'étais tombée malade et que je m'imaginais parler à un animal.
— Non, je te jure que je ne suis pas malade, Jen', promis. Laisse-moi encore quelques minutes, et dès que j'ai toutes les explications, tu sauras tout, d'accord ?
Il s'accorda plusieurs secondes de silence, tandis qu'il me dévisageait, comme si j'avais perdu la tête. Il finit par acquiescer tout en bougonnant et s'éloigna de nous pour aller s'asseoir un peu plus loin.
Étiole, très amusé, me fit la remarque que ce petit s'inquiétait beaucoup pour moi, et que peut-être, j'avais viré folle. Je lui donnai un gentil coup dans les plumes et le priai de continuer son récit.
Elle se dirigeait vers une sorte de grotte. Je n'ai jamais pensé qu'elle renfermait cette Reine Noire, tu sais.
En même temps, on n'avait encore jamais entendu parler d'elle...
Effectivement. C'est pour ça que je n'ai pas douté et que j'y suis entré à mon tour. Et là, elle m'attendait. Elle était très belle et majestueuse, mais son sourire sadique disait qu'elle était loin d'être aussi douce et bonne. J'ai voulu faire demi-tour, mais elle m'a devancé et fermé l'accès de sortie.
Je suis désolée de tout cela, lui dis-je, véritablement touchée. Mais... notre lien, comment a-t-il pu disparaître ainsi ? C'est difficile à imaginer. J'ai ressenti un tel gouffre, Étiole !
Pour me montrer son affection, il vint se poser sur mon épaule et déposa tendrement sa tête dans mon cou. Le sentir à nouveau dans mon esprit me faisait tellement de bien !
Je le sais. Je l'ai aussi ressenti. Je ne sais pas comment, mais elle est parvenue, à l'aide de ses pouvoirs, à me désolidariser de toi. Je ne pouvais plus te joindre ni te dire ce qu'elle fomentait. Je n'entendais pas tout, mais le plus important était là : elle allait tuer Jartis, et j'étais impuissant !
Arrête, tu n'as pas à t'en vouloir, tu n'y es pour rien. Je sais très bien que si tu avais pu, tu aurais volé vers le château pour nous prévenir ! Ce n'est pas ta faute, Étiole.
J'en suis conscient, mais je ne peux m'empêcher d'y penser quand même chaque jour qui passe.
Cesse de te tracasser avec cela. La mort de Jartis m'a fait beaucoup de mal, mais si c'est arrivé, c'était pour une bonne raison.
Laquelle ?
Je cherche encore la réponse, lui dis-je, en lui lançant un coup d'œil.
Son rire résonna dans ma tête.
Comment t'es-tu enfui, du coup ? demandai-je, redevenue sérieuse.
J'ai été en captivité assez longtemps pour comprendre que si je voulais avoir une chance de survivre, il fallait que je lui fasse croire que j'étais docile. Cela a pris plusieurs semaines, mais j'ai vu au fil des jours, qu'elle semblait circonspecte. J'ai été obligé de lui assurer allégeance, et elle a fini par me faire sortir de ma cage de fer. J'ai attendu encore quelques temps, et alors qu'elle discutait « affaires » avec ses larbins, j'ai réussi à m'enfuir. Je pense qu'à ce jour, elle est très en colère et risque de continuer à me chercher. D'autant plus que notre lien est revenu et qu'elle doit être au courant...
Plusieurs minutes défilèrent dans le plus grand silence. Je tentai de digérer tout ce qu'il m'avait appris. Mais j'avais encore quelque chose à demander. Quant à mon petit frère de cœur, il ronchonnait toujours dans son coin, baragouinant des mots inintelligibles à mes oreilles.
J'aurais une dernière question.
Je t'en prie.
Je me grattai la tête. Je ne savais pas comment la formuler, car j'avais peur de le vexer un peu... Je me jetai cependant à l'eau.
Bon, autant aller droit au but, hein ! Ça fait déjà plusieurs années que tu es né, non ? Mais dans mes souvenirs, un oiseau ne vit pas très longtemps. Pourtant, je t'ai connu dans mon adolescence, et j'approche à présent de la trentaine. Ce qui te donne quinze ans, à quelques années près.
Pourquoi je ne suis pas mort, c'est ça ? répliqua-t-il, terriblement amusé.
Je le foudroyai du regard.
À peu de choses près, oui.
Je vois..., gloussa-t-il. Tout simplement parce que nous avons été liés. À partir du moment où un animal – qu'importe la race et la taille – se lie à un humain, son espérance de vie s'allonge. Dès que son âme-sœur meurt, il le suit, mais pas immédiatement.
Comment ça ? demandai-je, le teint devenu plus blanc.
Il passe par des... phases différentes, dirons-nous. Il devient fou, ne distincte plus la réalité du rêve, et voit son double partout où il va. Ensuite, son côté sombre ressort, et sa méchanceté décuple. Mais il y a une solution.
Je soupirai longuement. Ses explications m'avaient donné des frissons.
Laquelle ?
D'être bien entouré.
Mon cœur redémarra plus calmement. On pouvait dire que je l'étais, non ? Paris me protégeait et Jen' s'inquiétait. On pouvait espérer que cela dure.
Tu as raison, continua mon oiseau en ayant suivi le fil de mes pensées. Mais sache que si un jour tu croises la route de la Reine Noire, elle tentera par tous les moyens de vous séparer.
Je soufflai.
Je le sais, malheureusement. Mais nous n'aurons pas le choix de la rencontrer. Elle ne peut pas rester au pouvoir toute sa vie. Des innocents risquent de mourir par centaine !
Je suis d'accord avec toi. Mais en attendant, fais attention, hein...
Je levai les yeux au ciel. Je le voyais venir à des kilomètres !
Ta propension à te mettre dans des situations dangereuses pourrait me nuire à moi aussi.
Tout de suite les grands mots ! Et puis là, je suis assez bien accompagnée pour survivre.
Ce jeune gringalet, là, qui te regarde avec un air béat et étonné ?
Tu ne le connais pas encore !
Ça ne va pas tarder, il ouvre la bouche, là.
Je secouai la tête et gloussai.
— Acléa, je pense que je t'ai laissé assez de temps. Je ne supporte pas te voir dans cet état, j'ai l'impression que tu deviens folle ! Explique-moi, je t'en prie, me pria-t-il d'une voix tendue et vibrante.
Je me retournai vers lui.
— Ce n'est pas un simple oiseau, expliquai-je. C'est Étiole. Mon oiseau.
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