Chapitre 3 :Des nouvelles peu reluisantes

— C'est une belle bête que tu as là, commença sans ambages le blond aux yeux gris.

La route jusqu'au petit village de Cernaï avait été assez rapide. Aucun de nous trois ne parlait, sauf pour me conter un peu l'histoire de ce pays, qui finit par me passionner plus que je ne pensais. Vif Argent marchait à côté de moi, silencieux, mais ne cessant de mastiquer dans le vent et de secouer la tête à chaque pas qu'il faisait.

Nous avions quitté la forêt quelques minutes plus tôt. Le paysage était très différent : même si nous étions restés sur de l'herbe, la vue était plus élargie et plongeante. Le hameau était construit de telle sorte que chaque maison était séparée par un petit jardin sur l'avant et l'arrière, séparé de planches de bois pour plus d'intimité. Le centre du village était dédié au plus haut bâtiment, celui qui devait sans doute servir d'endroit pour toutes les informations que les voyageurs recherchaient : un endroit pour se loger, des indications sur les lieux pour se restaurer et des points les plus intéressants à visiter. Surmonter de trois tours de même hauteur, elles devaient sûrement être dédiées chacune à des activités différentes.

Dans le fond, je pouvais apercevoir un lac d'un bleu turquoise qui servait sans aucun doute de pêche aux habitants. Ainsi, ils pouvaient ramener du poisson frais à chaque repas, offrant à leur famille de quoi bien se repaître. Une aire de jeux pour les enfants était construite juste à côté de l'étendue d'eau, permettant au plus jeunes de passer de bons moments entre amis les jours de beau temps.

Durant la route, nous avions croisé plusieurs personnes traînant derrière eux des charrettes, tirées par des ânes ou encore des bœufs. Jen' m'avait alors expliqué que là où ils vivaient, l'agriculture était le métier prédominant. Chaque paysan élevait ses bêtes avec beaucoup d'amour et cultivait aussi énormément de légumes, offrant ainsi des repas frais et locaux. Avec ses explications, il m'avait mis l'eau à la bouche et j'étais pressée de pouvoir juger par moi-même. D'après lui, ce village était l'un des seuls où la bonne humeur et la bonne entente régnaient. Chacun de ses habitants était prêt à aider son prochain, que ce soit en distribution de nourriture, ou encore au travail en champs, quand l'effectif se retrouvait réduit, pour cause de blessures ou de maladies.

Il m'avait aussi vanté les mérites des femmes travailleuses, belles et pleines de vie. Il m'avait certifié que je m'y sentirai comme chez moi, choyée par ces dames.

Pendant notre parcours, nous avions aussi longé une rivière très étroite mais longue de plusieurs lieues. Le plus âgé m'avait alors offert un cours d'histoire, que j'avais écouté avec plein d'intérêt. À l'époque du grand-père du feu Jartis, cet endroit était avant tout un lieu de rencontre pour les femmes au foyer. Elles y venaient pour laver leur linge, ou encore raconter et commérer des nouveautés dans leurs vies. Mais une épidémie s'était déclarée, asséchant ce cours d'eau qui n'était devenu plus qu'un simple ruisseau, plongeant directement dans la Mer Baltée, celle qui permettait aux bateaux d'accoster dans notre royaume, autant pour la guerre que pour les livraison de nourriture ou de boissons.

J'avais été surprise d'apprendre qu'un aussi grand affluent ait pu se réduire aussi rapidement, et je lui en avais donc demandé la raison. Il m'avait alors expliqué que sans l'aide de la ville la plus proche, les villageois avaient dû se débrouiller et donc se servir dans cette eau pour boire, préparer à manger ou encore se laver. Avec le nombre de chaumières et de personnes, la pénurie d'eau était très vite arrivée.

Plus loin vers le Nord, se dressait l'immense ville portuaire de Galnée, là où tous les commerçants et les hauts dignitaires se retrouvaient pour décider quelle ville recevrait quoi. Enfermée dans mon château, je n'avais jamais vu à quel point les habitants n'étant pas assez riches pouvaient être traités aussi impunément. Au lieu de tous s'unir pour savoir d'où venait cette maladie soudaine et de nourrir les plus pauvres, les plus haut placés avaient fait tout le contraire, privant ainsi leurs compatriotes de lieux de vie, d'aliments, d'eau, de bétail. J'aurais plutôt pensé que, face à la misère, ils se seraient serré les coudes. Pas de dissemblance dans la pyramide des différentes classes. Une entraide constante, des riches aidant les pauvres à se remettre debout, des liens indéfectibles qui auraient beaucoup aidé au maintien de ce royaume.

J'étais vraiment loin de ce que je m'étais imaginé. J'étais peinée et en colère contre ce gouvernement qui préférait aider les riches et mettre plus bas que terre ceux qu'ils considéraient comme des moins que rien.

J'avais alors demandé s'ils avaient trouvé un remède et il m'avait dit une phrase qui resterait gravée en moi encore longtemps : « Sans la source de la maladie, un antidote est impossible à trouver. ».

Jen', dans ce que j'avais pu apercevoir de loin, était très maladroit. Durant le trajet, je ne comptais plus le nombre de fois où il avait chuté, tantôt à cause d'une branche, tantôt à cause d'une pierre. J'avais retenu à plusieurs reprises un ricanement, le masquant par une toux impromptue. Cependant, outre son côté gauche, je savais tout aussi bien qu'il n'était pas dupe et qu'il voyait que je me moquais gentiment de lui. Il m'avait souvent fixée d'un regard d'excuse ou encore avec un grand sourire fiché sur son visage d'adolescent.

En effet, de peur de me faire démasquer, je n'avais pas bien regardé à quoi il ressemblait. Ce n'était que quelques minutes plus tard que je m'étais rendu compte qu'il ne dépassait pas la vingtaine. Je doutais même qu'il fût majeur, mais seul le futur me le confirmerait. Voyant que je me permettais de le jauger, il me fit une énorme risette et ses yeux pétillèrent de malice.

J'arquai un sourcil d'inquiétude. Pourquoi me lorgnait-il ainsi ? Pourquoi me montrait-il tant de gentillesse alors que, plus tôt dans la journée, il m'avait pointé le bout de son épée dans le dos ? J'avais l'impression d'être entre deux feux : il semblait sincère, son sourire en attestait, mais à l'opposé, je ne pouvais m'empêcher de me méfier.

Après tout, ils étaient des gardes, non ? Si au tout début j'avais craint qu'ils ne me ramènent au château, la direction qu'ils avaient prise était l'opposé. Je m'étais alors quelque peu rassérénée, mais je n'étais pas à cent pour cent confiante. Pour que ce soit le cas, il allait falloir qu'ils me prouvent qu'ils n'avaient pas de mauvaises intentions envers moi.

Quant au chef de ce petit troupeau, il avoisinait la trentaine, mais ne perdait rien de sa beauté. J'étais encore toute retournée de ma rencontre et de mon rapprochement inopiné avec lui. Lorsqu'il m'avait prise dans ses bras pour me retenir, son parfum m'était de suite monté au nez, et je n'arrivais pas à me l'enlever du crâne. Et je me posais encore plein de questions sur lui, mais celle qui revenait le plus souvent était : que me cachait-il ? Que voulait dire son mouvement de tête penchée quand il avait assuré que je ne leur voulais aucun mal ? Ne me connaissant pas, je ne comprenais pas sa réaction. À sa place, j'aurais réagi exactement comme son ami : j'aurais été méfiante et n'aurais pas baissé les armes aussi vite.

Il ne nous avait fallu que quelques minutes pour quitter la verdure et entrer dans le village. Paris nous avait immédiatement menés vers l'auberge du coin. Sa devanture était faite de pierres de différentes couleurs, et une pancarte, qui ne tenait plus que d'un seul côté, claquait contre le haut de la bâtisse. La porte d'entrée était grande ouverte, et déjà, on entendait les badauds rire, hurler, parler et grogner. « Le lièvre et le lapin » nous invitait à entrer. J'eus une grimace en pensant au pauvre petit animal qui avait perdu la vie pour me nourrir. Le nom de ce lieu était de mauvais goût, du moins de mon point de vue.

D'un raclement de gorge, celui qui m'avait adressé la parole me fit revenir au présent. Le propriétaire des lieux était un homme grassouillet, qui n'avait pas vraiment le physique de l'emploi. Chauve sur le dessus de la tête, quelques mèches brunes venaient cacher les côtés et recouvrir quelque peu ses oreilles. Lorsqu'il souriait, on pouvait apercevoir des dents peu entretenues et certaines cassées ou encore émaillées. Il me faisait penser à un vieux sorcier avec son apparence peu avenante.

Cependant, son accueil avait été des plus chaleureux. Reconnaissant ceux qui m'accompagnaient, il les avait reçus avec beaucoup de joie, les bras écartés et un rire gras. Il nous avait d'office installés à la meilleure table et venait tout juste de nous apporter la boisson locale : du Gwenadraë. Un mélange de bière, de fraise et de menthe. Au premier abord, la couleur n'était pas très engageante, mais en bouche, la mixture apportait une certaine fraîcheur que j'avais appréciée après cette semaine avec de l'eau comme seule boisson. Même si je n'avais jamais bu d'alcool, je devais bien avouer que celui-ci était bon !

— Oui, un ami me l'a donnée avant mon départ, arguai-je, non sans trop mentir.

— Et cet ami se nomme ?

— Vous ne le connaissez pas, inutile donc d'apprendre son prénom, rétorquai-je, mi-embêtée, mi-amusée.

Il ricana et hocha la tête.

— Et vous, votre prénom ? questionnai-je en portant la chope à ma bouche.

S'il sembla surpris par ma question, il ne le montra pas.

— Paris.

Son nom était étrange. Il avait une façon d'appuyer sur la prononciation, que j'eus l'impression d'entendre un serpent siffler « Parisssss ».

— Et d'où viens-tu, exactement ? reprit-il, pas du tout décontenancé.

Ce qui était loin d'être mon cas. Qu'est-ce que j'allais pouvoir lui répondre ? Il était hors de question que je dise la vérité. Je ne savais pas si j'étais recherchée pour traîtrise, assassinat ou autre chose de plus horrible. Peut-être y avait-il une mise à prix sur ma tête. Les gens adoraient ça : chasser l'humain responsable et repartir avec une somme rondelette chez eux, sans aucun remord. Ils savaient pertinemment que la plupart du temps, les accusés étaient innocents. Mais l'appât du gain était toujours plus fort que la conscience. Du moins pour certains.

— D'un petit village loin d'ici, me lançai-je, tout en essayant de rester vague.

— Et cette fois, j'ai le droit de savoir son nom ?

Un raclement de gorge nous coupa dans notre conversation et, d'un même ensemble, nous nous tournâmes vers Jen', qui gesticulait sur sa chaise.

— Hé, oh, Paris, t'es pas seul sur terre ! Alors si tu pouvais parler au « nous » au lieu du « je », j'en serais ravi.

L'interpellé explosa de rire et ébouriffa les cheveux de Jen'.

— Vu comme tu étais silencieux, je pensais que tu dormais, petit.

Le plus jeune se renfrogna et croisa les bras sur sa poitrine.

J'eus un sourire attendri pour ce garçon. Même s'il semblait être motivé à se défendre, il restait encore un enfant, et ses manières étaient très touchantes. Je n'avais jamais eu de frères ou sœurs plus jeunes que moi, mais je me pris tout de suite d'affection pour lui.

— Bref, passons, reprit Paris en me faisant sursauter.

Comme un esclave envers son maître, Jen' acquiesça avec ferveur, ce qui me fit glousser. Ils avaient sûrement dû m'entendre, mais n'en firent pas cas.

— Comme tu ne sembles pas vouloir nous dire exactement qui tu es, je suppose quand même que tu veux des nouvelles du pays ? argua le plus âgé.

— Je voudrais d'abord en savoir plus sur vous ! répliquai-je, un peu piquée au vif.

Après tout, ma remarque était censée. Mis à part leurs prénoms respectifs, je ne savais rien d'eux et je devais dire que leurs tenues ne me mettaient pas à l'aise. Étaient-ils des gardes ? Pour qui ? Pouvais-je leur faire confiance ?

Mon interlocuteur sourit de nouveau. C'était devenu une habitude !

— Que veux-tu savoir ?

Je me raclai la gorge ; j'étais un peu gênée de leur poser cette question aussi crûment.

— Vos tenues. Sont-elles... officielles ?

J'avais mis un peu de réserve sur le dernier mot, ne sachant pas vraiment comment ils allaient le prendre, mais le grand rictus qui venait de naître sur le visage du plus jeune me rassura un instant. Avec un geste de conspirateur, le plus âgé posa ses deux bras sur la table, se pencha vers moi et me lança un regard joueur.

— Nous feintons d'être des gardes. On joue au chat et à la souris, si tu préfères.

Je haussai un sourcil, sceptique. Il explicita donc sa réponse.

— Nous ne sommes que de pauvres paysans, habitants de ce village. Mais pour nous protéger de la Reine Noire, nous essayons de nous fondre dans la masse, d'intercepter quelques informations utiles aux villageois. Des choses qui pourraient nous aider à survivre, tu vois ?

— Et ça marche vraiment ? Enfin, je veux dire : les vrais gardes sont entraînés pour déceler le vrai du faux.

Il se recolla contre le dossier de sa chaise, ses bras à présent croisés contre sa poitrine.

— Oh, avec un peu de... mièvrerie, ils tombent vite dans le panneau. Tu sais, ils sont peut-être conditionnés pour déceler quelqu'un qui ment, mais là, fit-il en se tapant le haut du crâne, c'est pas très rempli.

Jen' accompagna cette précision d'un gros rire, que je complétai d'une petite risette du coin des lèvres.

Je ne pouvais pas totalement les contredire. Ceux que j'avais pu croiser durant ma vie au château ne m'avaient pas parus si intelligents que cela.

— Tu es satisfaite ? Tu as su ce qui te rongeait à l'intérieur ? Tu as eu les réponses à tes questions ?

Qu'est-ce que ses manières pouvaient m'énerver !

— Oh non, j'ai encore plein de questions, répliquai-je, mais pour le moment, ça ira.

— Donc passons aux nouvelles que tu souhaitais, changea-t-il de sujet, sans montrer quoi que ce fût sur son faciès.

Ma couleur de peau changea pour ressembler à un blanc laiteux. Même si je voulais en savoir plus, j'avais peur de ce qu'ils pourraient m'annoncer. Sentant ma gorge irritée, je hochai simplement la tête.

Alors que le blond allait commencer, le propriétaire des lieux nous apporta de quoi manger : de l'agneau, du vin, un pichet d'eau – sans doute pour moi –, des légumes frais venant des cultures et de la salade verte pour digérer le tout. Mon ventre, en vrai traître qu'il était, grogna de contentement à l'odeur alléchante qui en ressortait. Mes deux compagnons ricanèrent et me prièrent de me servir la première. Le rouge aux joues, je pris ce qu'il me fallut et les attendis pour commencer ce merveilleux repas.

La viande était savoureuse et fondait sous la langue. Un vrai délice ! Mes papilles en étaient tout émoustillées. Je me rappelais les bons repas que je prenais au château, mais avec ma semaine de sauvageonne, j'en avais presque oublié la saveur de bons aliments bien préparés.

J'essayai de me retenir et de manger convenablement, mais plus je goûtais, plus mon appétit devenait envahissant. Je me servais tout de même des couverts mis à disposition ; j'étais une fille bien élevée, même si j'avais une envie pressante de tout dévorer à mains nues.

— C'est bon, hein ? me demanda Jen', d'un coup de coude dans les côtes.

Je le fixai d'un large sourire.

— Oh que oui ! Ça faisait longtemps que je n'avais pas aussi bien mangé ! m'exclamai-je, ravie.

Les deux compères m'observèrent avec un regard doux, qui me permit de me rendre compte que j'avais peut-être trouvé ma place. Une sensation de chaleur coula dans mes veines, et je me calai confortablement dans ma chaise pour écouter le récit du chef, qui n'attendait qu'une seule chose : le commencer.

— Depuis la mort du Roi Jartis, tout va au plus mal. Seulement deux jours après son enterrement, la Reine Noire a pris possession du château et sévit d'une poigne de fer sur les habitants et les environs. Je ne compte plus le nombre de morts et le sang versé depuis ce jour... C'est un vrai désastre. Elle a voulu asseoir son autorité, et elle a réussi, souffla-t-il, dépité.

Le résumé commençait très mal. Me rappeler que mon père de substitution était mort fit remonter des souvenirs difficiles en moi. Je reposai ma fourchette, essuyai le coin de ma bouche et baissai les yeux. Je sentais les larmes monter, et je ne voulais pas que les deux hommes voient à quel point j'étais touchée. Sinon, je pouvais être sûre qu'ils me demanderaient des explications... que je ne voulais pas donner.

Chacun avait ses secrets, et je comptais bien garder celui-ci encore longtemps. De plus, c'était trop dangereux pour moi de divulguer une telle information. Même si je me sentais bien en leur compagnie, ma méfiance était toujours présente. Ils paraissaient gentils et très avenants, mais qu'en serait-il si je leur dévoilais qui j'étais réellement ?

Je ne voulais pas m'attacher et être déçue dans la foulée, je ne l'aurais pas supporté. La pseudo-trahison de Geldrick m'avait, sur le coup, beaucoup énervée, néanmoins, j'en avais ressenti une peine immense, qui n'était pas encore totalement noyée.

Je me raclai la gorge, et revins à l'instant présent.

— Je... Savez-vous qui elle a tué ?

J'avais peur que mon protecteur fût parmi les victimes. Je sentais déjà mes mains trembler à la vérité qui allait éclater. Je ne savais pas comment je réagirais si son nom sortait, mais je savais que je me sentirais coupable.

— Eh bien, justement..., me répondit le blond en se levant.

Surprise, j'interrogeai du regard le plus jeune, qui haussa simplement les épaules.

Paris revint quelques secondes plus tard, un parchemin dans la paume. Mon sang se glaça dans mes veines. Je savais à quoi il correspondait, pour l'avoir vu plusieurs fois au château. Il s'agissait de la liste des morts. Une liste qui pouvait faire basculer votre vie dans l'horreur, si vous découvriez le nom d'une personne que vous connaissiez.

Sans plus de préambules, il me tendit le papier brun, que je pris de mes doigts tremblants. Un simple coup d'œil et je faillis défaillir pour de bon. Une bonne trentaine de noms parsemaient les lignes de cette feuille que je commençais à détester. Mon cœur fit une embardée dans ma poitrine et je sentis une goutte de sueur couler le long de ma colonne vertébrale. Il était temps que je lise tous ces patronymes pour en avoir le cœur net.

Le souffle court et une boule dans la gorge, je laissai glisser mes yeux. Plus j'avançais dans ma lecture, plus je sentais mon visage devenir blanc. Ces personnes, je les avais vues au moins une fois : une gouvernante, une cuisinière, un jardinier, un agriculteur, des enfants, des mères de famille, des soldats, des femmes de ménage.

J'avais croisé leur tête, leur regard, leurs sourires. Ils m'avaient adressé la parole, chaleureux et contents que je sois là. Pour certains. Pour d'autres, même si je déplorais leur mort, je gardais en moi le souvenir noir que j'avais d'eux : brimades, insultes, regards de pervers.

Soudain, je lâchai le papier, comme s'il m'avait brûlée. Assez. C'était trop, je ne pouvais continuer à le lire et voir défiler ces morts devant moi, comme si j'étais spectatrice de ce malheur. Découvrir tout cela me faisait l'effet d'une douche froide, alors que je ne rêvais que d'un bon bain chaud pour détendre mes muscles, qui venaient encore plus de se crisper.

Je m'étais quand même assurée que mon ami ne faisait pas partie de la liste et j'en étais rassurée. J'étais persuadée qu'il n'acceptait pas ce que la Reine Noire faisait subir aux autres, mais je savais tout autant que pour sauver sa vie, il serait prêt à faire des concessions qui briseraient peu à peu sa carapace et son esprit.

— Alors ? demanda Jen', ne voyant pas mon mal-être intérieur.

Les yeux remplis de larmes qui ne voulaient pas couler, je relevai la tête, passai une main fiévreuse sur mes joues et me raclai la gorge.

— Je... Personne que je ne connaissais vraiment, bégayai-je.

Paris dut sentir à quel point j'étais retournée, car pour la deuxième fois en peu de temps, il se leva et darda sur nous un coup d'œil qui ne souffrait pas de réponse.

— Bien, je crois qu'il est l'heure d'aller se reposer. Une dure journée nous attend. Acléa, nous t'avons pris une chambre collée à la nôtre. Nous pensions que tu aurais besoin d'un peu d'intimité.

Je le fixai avec reconnaissance, lui offris un maigre sourire et acquiesçai en signe d'accord. J'allais pouvoir enfin souffler un peu.

***

Le bain me fit un bien fou. Je pris tout mon temps et, au fur et à mesure que je me délectais de ce moment, je sentais mes muscles se détendre et ne tirant plus sur tous mes membres. Je savais aussi que j'aurais dû m'enfuir, car je ne les connaissais pas assez pour leur accorder ma confiance, mais quelque chose en moi me disait que j'étais en sécurité avec eux, et j'avais foi en mon intuition. Je poussai un soupir de plaisir et fermai les yeux. Je m'imaginai au château, dans ma chambre, avec mes senteurs préférées en savons : fleur de cannelle, vanille et un soupçon de lavande. Je souris dans le vide, mais cela me procurait un bien immense. Chaque bras posé sur les extrémités de la baignoire en bois, je repensai à ma semaine passée.

J'étais bien contente d'être tombée sur ces deux énergumènes. Même si je sentais que Paris me cachait encore quelque chose dont Jen' était au courant, je savais que je pouvais avoir confiance en eux. Pas encore au point de me confier, mais du moins à me reposer sur eux et être sûre qu'ils me défendraient quand il le faudrait. C'était le principal. Même si pendant les derniers jours, je m'étais débrouillée seule par la force des choses, avoir une présence humaine auprès de moi n'était pas du tout négligeable.

Je savais aussi que Vif Argent se trouvait dans une étable respectable et que, comme moi, il passerait une bonne nuit de repos. Ma sérénité était à son comble et je décidai enfin de quitter mon bain qui refroidissait.

À peine sortie de l'eau, je m'enveloppai dans une serviette pour arrêter mes grelottements dus au changement de température soudain. Une fois sèche, je passai les habits que le tavernier avait gentiment déposés sur mon lit et retournai dans la pièce principale, un drap de bain enroulé autour de mes cheveux.

Pour la première fois, je pris le temps de détailler cette pièce. Sur ma droite, une petite table ronde en rotin supportait une bougie déjà utilisée, ainsi que des parchemins détaillant les règles de cette auberge. Sur ma gauche, une grande cheminée, d'où un feu crépitait, surplombait de sa hauteur le mur crépi. Un avantage dont j'allais me servir dans la soirée.

Au fond de la pièce trônait fièrement un lit à baldaquin de deux places. Je ne m'attardai pas plus longtemps pour tester la solidité du matelas et pour savoir si je pourrais bien y dormir ou non. Je poussai un cri de surprise lorsque je m'affalai dessus, ne m'attendant pas du tout à ce qu'il s'abaisse autant avec mon poids.

Passé l'étonnement, j'explosai de rire : un rire qui ricocha sur les murs et la seule fenêtre de l'habitacle. Je relâchai toute la pression accumulée ces derniers jours pour profiter pleinement de cet apaisement soudain. En même temps que je m'esclaffais, les larmes roulèrent abondamment sur mes joues. Cette fois, je ne les retins pas, ayant besoin d'extérioriser tout ce que je gardais en moi. Allongée dans une position d'ange en travers du lit, je fixai le plafond, d'où un lustre scintillait de mille éclats.

Reprenant mon calme, je me relevai et vis à cet instant un cadre que je n'avais pas aperçu en entrant, ni en sortant de la salle de bains. Il représentait feu le Roi, et mon cœur rata un battement quand je croisai ses pupilles vert émeraude fixées sur moi. Son regard était doux et semblait me donner des conseils.

La mort de Jartis était encore trop vive en moi pour que je puisse l'exclure définitivement de ma vie, que je comprenne enfin qu'il avait été tué et qu'il ne reviendrait jamais. Je voulais garder cet espoir qu'il n'était pas déchu, qu'il me parlerait encore des heures et des heures, grignotant mes nuits sans sommeil. Je voulais encore l'entendre rire, le taquiner et le serrer dans mes bras, comme j'avais l'habitude de le faire avant.

Avant.

Tel un coup de couteau dans le dos, ce mot perça peu à peu mon cœur et, le souffle coupé, je me laissai tomber au sol, un soupir sortant de ma bouche. Je baissai misérablement les yeux et passai un coup rageur sur mon visage, d'où des perles d'eau récalcitrantes avaient décidé de continuer leur descente vertigineuse.

Il fallait que je me reprenne. Il fallait absolument que je me reprenne.

Poser ma main sur le mur me remit les idées en place et je me levai, les jambes encore flageolantes, mais un sourire figé sur mon visage.

Je jetai un rapide coup d'œil à l'extérieur, pour me rendre compte que la nuit succédait au jour et que son manteau noir se posait délicatement sur le village. Il était temps que j'aille me coucher !

***

Des bruits de pas pressés à l'extérieur de ma chambre me réveillèrent en pleine nuit. Pour être sûre, je regardai par la fenêtre et un éclat étrange me fit froncer les sourcils. Soudain alerte, je sautai du lit, passai un rapide plaid sur mes épaules et m'avançai vers le seul lieu me montrant un paysage soudain dévasté.

Les pupilles rondes, la main sur les lèvres, je restai fixée sur ce qui se passait de l'autre côté des vitres. Les flammes léchaient un bâtiment en face de ma chambre. Leur clarté orangée frappait les parois de l'auberge, créant des ombres terrifiantes. Un frisson d'angoisse parcourut mon corps et je me dépêchai de m'habiller pour comprendre ce qu'il se passait réellement.

Je n'eus même pas le temps de poser la main sur la poignée de la porte, que cette dernière s'ouvrit à la volée et me cognait lourdement la tête. Surprise, je titubai en arrière et frottai mon front, qui avait pris un sacré coup.

— Acléa, vite, il faut sortir d'ici ! s'exclama un timbre autoritaire et troublé.

Je levai trop rapidement la tête, et un vertige faillit me faire tomber au sol. Paris me rattrapa au dernier moment et d'une voix dure m'enjoignit de me reprendre.

— Il n'est pas l'heure de trembler. Prends tes affaires et suis-moi.

Les yeux écarquillés, je rejetai la tête en arrière et le regardai fixement. Outre son côté dur, je voyais une lueur de peur dans ses yeux. Je courus faire ce qu'il me demandait et refermai d'un coup sec la porte de ma chambre.

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