Chapitre 21:La mer de l'Enfer

Les deux Elphyriades se régénéraient peu à peu – le stress de nous voir combattre sans pouvoir nous aider combiné au fait qu'ils devaient garder un œil sur le cocon de Jen' les avait plus fatigués qu'ils ne le pensaient –, mais il en était tout autre pour Paris et moi. N'étant que des humains, nos blessures restaient telles quelles, et comme nous n'avions pas de baume pour les cicatriser, nous devions prendre sur nous et continuer d'avancer sans nous plaindre.

Il fallait dire que ce n'était pas bien compliqué : entre l'adrénaline, la peur de les revoir et le temps qui filait vite, les dégâts sur nos corps passaient en seconde position. Le plus important était de sortir de ces bois, en vie. D'un commun accord, nous avions décidé de marcher un jour et une nuit entière pour ne pas perdre de temps afin de ne pas faire de mauvaises rencontres. Nous nous accordions seulement quelques minutes de pause toutes les quatre heures, pour nous désaltérer et nous nourrir, pendant que Démédie et son frère se chargeaient de Jen'.

À présent, nous nous trouvions devant notre second obstacle : la mer de l'Enfer. Eh bien, j'avouais qu'elle portait bien son nom. Des vagues hautes de plus de trois mètres venaient sauvagement s'écraser contre.

Je frémis de peur et ne pus m'empêcher de serrer la main de mon compagnon dans la mienne. Vu la moiteur de sa peau, il semblait être dans le même état que moi. Nous nous lançâmes un regard, et à travers ses prunelles, je vis de la peur, mais aussi autre chose ; il essayait de me remonter le moral, de me montrer que si l'on donnait tout ce que l'on avait, on pouvait braver cette tempête infinie.

Ce qui me faisait craindre le pire, c'était que j'avais accordé les trois quarts de mon énergie au combat précédent, et que je n'étais pas sûre de pouvoir en concéder autant ici même. Je sentais déjà mon corps qui me réclamait du repos et plusieurs heures de sommeil. Mes jambes tremblaient, tandis que mes bras tombaient comme du plomb dès que j'essayais de les soulever. Je ne doutai pas non plus de présenter des poches sous les yeux, tant je sentais ces derniers me piquer.

Mais j'essayais tout de même de rester positive. La seule pensée qu'après cette longue mer le pays des Elphyriades nous attendait me donnait beaucoup de motivation. Car une fois là-bas, nous pourrions évidemment reprendre du poil de la bête, mais surtout, Jen' pourrait peut-être sortir du coma et reprendre peu à peu de forces. Si tant était qu'un médecin puisse faire quelque chose pour lui sauver la vie.

— Je crois que l'on peut s'accorder une journée et une nuit de repos, murmura Démédie.

Son ton était jovial, mais très fatigué et rauque. Sa gorge était sans doute irritée du fait de n'avoir pas grandement parlé pendant des jours et aussi épuisée que nous.

Avec ce que nous avions vécu, je restai quelque peu dubitative.

— Tu es certaine que c'est prudent ? Je sais qu'on a quitté la forêt, mais ne risquons-nous pas de croiser d'autres... ennemis ?

Elle secoua négativement la tête.

— Non, cet endroit est réputé pour être infranchissable. Même les plus viles créatures ne tentent pas le diable de mettre ne serait-ce qu'une patte par ici.

Mon cœur loupa un battement, et la fatigue aidant, je ne pus m'empêcher de rire jaune.

— Et tu nous amènes impunément ici, tout en sachant que c'est infranchissable ?

— J'ai dit que ce lieu était réputé comme tel, pas que c'était le cas, me corrigea-t-elle d'un sourire indulgent.

Mon regard se tourna automatiquement vers l'eau très agitée.

— Hum... Je serais d'avis de croire cette légende, tu vois, dis-je d'un ton sarcastique. Et je sais que toi, tu l'as traversée, mais n'oublie pas que tu as des pouvoirs, contrairement à nous.

Elle acquiesça, d'accord avec moi, mais semblait avoir réponse à tout, ce qui m'amusa plus qu'autre chose.

— Pour vous rejoindre, je n'ai pas usé de mon don, la mer m'en empêchait. J'étais plus concentrée sur ma survie et ma traversée. Utiliser nos pouvoirs est bien plus difficile que ce que vous, vous croyez. Il faut une concentration extrême, se couper en quelque sorte du monde pour le faire venir à nous, et avec un milieu pareil, cela devient quasiment impossible, sauf si la personne douée de magie ne tient pas à sa vie.

Je ne trouvai rien à redire, et lui lançai malgré tout un coup d'œil de remerciement. Malgré le fait que ses paroles n'étaient pas très positives, elle avait fait énormément pour nous. Outre la décision de nous sauver la vie au péril de la sienne, elle nous avait aussi parlé de son peuple, qui semblait vouloir garder beaucoup de choses pour lui. Elle nous avait fait confiance et en retour, nous lui avions prouvé qu'elle avait fait le bon choix. C'était pourquoi je suivais à la lettre tout ce qu'elle nous disait de faire, même si j'avais quelques doutes par moment.

Je lançai de nouveau un regard à cette eau qui me donnait des frissons et posai la question qui fâchait :

— Comment allons-nous passer à travers ça ?

Mon amie gloussa et tenta de l'atténuer en toussotant.

— Comme je vous l'ai dit il y a quelques jours, seule une barque peut nous aider à nous en sortir. Certes, elle est petite, mais mon frère pourra, grâce à ses pouvoirs, nous protéger un minimum de certaines bourrasques.

L'intéressé se racla la gorge, en mettant son doigt en l'air. Je fermai les paupières. Décidément, le courant ne passait pas avec lui. Vraiment pas.

— Je te rappelle que la moitié de mes dons est déjà en marche pour sauver leur ami, chère sœur.

C'était fou. Avec seulement quelques paroles, il arrivait à nous prendre de haut. Je soufflai d'épuisement.

— Je le sais, c'est pourquoi je t'aiderai à tenir le choc en m'alliant à toi.

Il allait répliquer, mais sa cadette ne lui en laissa pas le temps.

— C'est la seule solution et tu le sais, asséna-t-elle d'une voix dure.

Il grogna, ne trouvant rien à redire.

— Cependant, si on veut prendre ce petit bateau, on va devoir prendre une décision qui ne te plaira pas, Iri.

Elle se mordilla la lèvre, contrite. Je fronçai les sourcils, essayant de comprendre où elle voulait en venir, quand mon destrier se mit à renâcler. Ce fut à cet instant que je compris.

Mon cœur se serra dans un étau de fer, m'empêchant de respirer correctement. Je sentis des larmes salées et brûlantes me monter aux yeux et tournai rapidement la tête vers mon fidèle compagnon.

— N... non, tu n'y penses pas ! criai-je, dépassée. Je... je ne peux pas l'abandonner !

Et pour donner forme à mes paroles, je tendis mon bras vers lui, la main ouverte, touchant presque son chanfrein. Je sentis sa respiration chaude contre ma paume, ce qui me provoqua un frisson. Mon palpitant se brisa en mille morceaux. Après Étiole, c'était le second animal qui m'avait été d'une grande aide pendant un instant difficile de ma vie. Grâce à lui – mais surtout à Geldrick de me l'avoir confié –, je m'en étais sortie vivante.

— Tu n'as pas le choix, me dit-elle d'une voix douce.

Néanmoins, en moi, elle était loin d'être doucereuse. Elle était tout son contraire : dure, d'une cruauté sans nom et éprise d'aucun remords. J'avais l'impression d'être trahie. Elle savait à quel point je tenais à Vif Argent. Elle ne pouvait pas me demander ça ; c'était au-dessus de mes forces.

Comme s'il ressentait ma tristesse, ce dernier s'avança et colla sa tête contre mes doigts. Je ne pus m'empêcher de fourrer la mienne dans son cou et de le caresser, sentant les perles d'eau passer le barrage de mes pupilles et couler lentement le long de mes joues, se perdant ensuite dans ses poils.

Je gémis et retins un cri d'impuissance.

— Crois-moi, ce choix est aussi difficile pour toi que pour moi, me glissa-t-elle en posant sa main sur mon épaule.

J'aurais voulu lui cracher toute ma colère au visage. Lui dire qu'elle n'avait pas de cœur, qu'elle ne savait ce que c'était de perdre un être qu'on aimait. Puis, je me repris ; je ne savais pratiquement rien d'elle, juste ce qu'elle avait bien voulu me dire. Et elle avait vécu l'horreur d'avoir failli perdre son père, alors j'aurais vraiment été la pire des pestes à me défendre dans ce sens. Je savais qu'elle avait raison, et ce fait me faisait encore plus mal.

Je ne le voyais pas, mais je sentais que Paris avait mal pour moi : j'entendais ses vêtements frotter, à force de passer d'un pied sur l'autre. Même s'il ne s'était pas occupé de mon animal, il se doutait que le lien que j'avais avec lui était fort. Je percevais aussi qu'il voulait m'aider, mais je souhaitais faire cette action seule.

Je pris une grande inspiration, attrapai Vif Argent par la crinière et l'emmenai avec moi loin de notre camp de fortune. Malgré le fait qu'il se doutait que quelque chose n'allait pas, il me suivit, ses sabots foulant le sol à une allure modérée, toujours à côté de moi, sa tête au niveau de la mienne. Mon cœur fit des bonds dans ma poitrine et cogna de plus en plus fort.

Je tentai de ne pas montrer mon stress et ma douleur, mais mes membres ne semblaient pas être de cet avis. Mes jambes flageolaient à chaque pas que je faisais, et ma paume contre ses crins se resserrait de plus en plus. Quand je la retirai, je remarquai qu'elle était moite et pleine de ses poils. Je sentis des larmes me monter aux yeux, mais serrai les lèvres pour les retenir. Je collai ensuite mon front contre son chanfrein et lui expliquai ce qui allait se passer. Heureusement qu'il n'était pas doué de parole, sinon m'en séparer aurait été clairement impossible. Plus j'avançai dans mon monologue, plus il s'énervait et secouait la tête. Je gémis puis me séparai de lui à contrecœur.

***

Bien que les heures avaient défilé, la séparation d'avec mon destrier était toujours vive et douloureuse, mais je devais me concentrer sur notre quête.

Sans que nous nous rendions vraiment compte, la nuit était tombée d'un seul coup. Ce fut à cet instant que la fatigue nous avait pris de court. Pour cette soirée avant la grande traversée, les discussions avaient été rares, voire inexistantes. Démédie avait fait le tour de chacune de nos blessures, et avait réussi à en guérir certaines grâce à son don. Ainsi, la douleur dans mon dos s'était quelque peu apaisée, même si elle m'avait précisé que j'aurais mal suivant les gestes que je ferai à l'avenir. Quant à la coupure à la cuisse, elle l'avait refermée d'un simple geste, qui m'avait fait soupirer de soulagement. Quelques heures après, nous étions chacun allongés sur le sol, les yeux fermés. Je ne pensais pas que le sommeil pourrait arriver si vite, et pourtant, à peine les paupières closes, je m'étais endormie.

Ma nuit n'avait pas non plus été des plus reposantes, mais j'avais pu récupérer quelques heures, pendant lesquelles mon corps s'était un peu reposé. À mon réveil, mes courbatures s'étaient rappelées à moi, et j'avais mis du temps à me lever et à faire passer la douleur. Le reste de la journée s'était déroulée quasiment dans le calme, préconisant le repos. Même si ce mutisme aurait pu paraître lourd, il nous avait permis de recentrer nos esprits et de nous préparer à ce qui allait suivre le soir venu.

Dès le lendemain, Paris et moi voulions partir le plus rapidement possible, les deux Elphyriades avaient préconisé que l'on se repose avant, étant persuadés que personne ne viendrait nous déranger et que nous avions besoin de souffler un peu et de nous détendre. En plus de cela, cela leur permettait à eux d'emmagasiner assez de pouvoirs pour se préparer à cette tempête continue.

Pendant de longues minutes, je n'avais pas pu m'empêcher de contempler la mer. Elle était à la fois belle et dangereuse ; impressionnante et indomptable. J'avais essayé de trouver des solutions, de voir s'il n'y avait pas un autre moyen de traverser, mais j'avais dû me rendre à l'évidence : nous étions obligés d'en passer par là pour arriver chez Démédie. Autour de nous, rien ne nous prouvait qu'il y avait un chemin plus simple : derrière, une forêt remplie de monstres que j'espérais ne plus jamais recroiser de ma vie ; sur la gauche et la droite, des arbres qui ne nous permettaient pas de voir au loin.

— Tu te sens prête ?

Je tournai la tête vers mon interlocuteur. Il avait une main posée sur la poignée de son épée collée à sa jambe, et sa seconde paume fourrageait ses cheveux déjà indisciplinés. Je souris.

— Et toi ?

Il haussa les épaules. On pensait la même chose : nous étions prêts, mais... à quoi ? Nous ne savions pas vraiment ce qui nous attendait, mais nous étions sûrs d'une chose : il fallait le faire.

— Elle déménage quand même pas mal, glissa-t-il.

Étonnée, je relevai le menton, les yeux écarquillés et j'explosai de rire.

— « Elle déménage » ? Tu sors ça d'où ?

Il ricana.

— Mon grand frère qui m'a appris ce terme, mais il n'a jamais voulu me dire où il l'avait entendu. Depuis, c'est là, me dit-il en tapotant sa tête.

— Ton grand frère...

Je restai pensive. S'il était comme Paris, je craignais le pire. Sa mère avait dû en baver, quand ils étaient plus jeunes. Il me donna une bourrade et répliqua :

— Tu n'imagines même pas !

Je gloussai.

— Honnêtement, je ne préfère pas, non. J'aurais trop peur d'avoir le cerveau en bouillie. La pauvre, elle a dû vous supporter durant des années, je la plains.

— Hé, oh !

— Quoi ? Déjà que moi, je te supporte depuis plusieurs semaines, alors si ton frère était avec nous, je crois que je n'aurais pas eu la même patience qu'elle, répliquai-je avec un gloussement.

Même si je savais que l'instant pour rire n'était pas vraiment adéquat, je voulais aussi essayer de détendre l'atmosphère. L'ambiance était trop lourde à supporter et j'avais besoin de décompresser. En réponse à ma petite provocation, il m'ébouriffa les cheveux.

— Nous sommes prêts, déclara une voix douce et féminine derrière nous.

L'avantage d'être seulement deux femmes dans le groupe me permettait de savoir à coup sûr qui nous parlait. Un rictus se forma au creux de mes lèvres et je me levai, en époussetant mon pantalon, plein de terre.

— Alors, allons-y, lui répondis-je sur le même ton.

Nous nous dirigeâmes tous vers la barque qui allait nous mener dans un lieu que Paris et moi ne connaissions pas, mais dont nous étions très curieux. Théonis se chargea de la mettre à l'eau, en vérifiant que les deux rames étaient toujours présentes. La coque était en bois, et même si je savais que c'était un matériau solide, j'avais quelques craintes au vu des grosses vagues qui s'écrasaient les unes sur les autres. Démédie me rassura :

— Je sais ce qui te traverse l'esprit. Mais notre embarcation est déjà protégée d'un film transparent de magie qui lutte activement contre la mer.

— Alors le voyage devrait être plus facile à faire que je ne le pensais.

— Cependant, poursuivit-elle sans tenir compte de ma réaction, elle n'est pas immunisée contre le vent. Car pour que les vagues soient aussi fortes, il leur faut un conducteur : le vent.

Je fis une grimace. Sa répétition pour bien montrer que notre parcours allait être compliqué n'était pas nécessaire. J'étais déjà assez stressée comme cela.

— Assis-toi cinq minutes, m'ordonna mon amie.

Peu surprise par son intervention, je fis ce qu'elle me dit et attendis. Elle posa délicatement sa main là où j'avais mal et appliqua sa magie. Je sentis tout de suite une chaleur s'insinuer dans mon corps et je soupirai d'aise. Je ne m'attendais pas à ce que ma plaie se referme et guérisse, mais elle avait réussi à apaiser ce mal et ça faisait du bien. Je la remerciai d'un regard, qu'elle me rendit, accompagné d'un énorme sourire.

— Maintenant, nous sommes vraiment prêts !

J'acquiesçai. Il était certain qu'il valait mieux qu'on y aille maintenant, parce que sinon je risquais fort de me débiner. Je n'étais pas confiante du tout.

Et les premiers instants de navigation me le confirmèrent.

Si les quelques minutes après notre départ s'étaient bien passées, il en allait tout autre à présent. Nous étions en plein dans la tempête et nous ne pouvions pas échanger une seule parole pour plusieurs raisons.

La première était que nos compagnons étaient trop concentrés dans leur maintien de leur magie et qu'ils étaient presque en transe. Ils nous avaient prévenus plus tôt qu'ils ne pourraient pas échanger avec nous, pour une concentration maximale. Jen' était un poids en plus pour eux, et je me désolais de leur imposer cela, mais il était aussi très important pour moi qu'il arrive sur les terres des Elphyriades avec une possibilité de guérison.

La seconde concernait Paris. C'était lui qui était en charge des rames, et on pouvait dire qu'il utilisait tous ses muscles et sa vitalité pour arriver à bon port en un seul morceau. Il pouvait encore lire dans mes pensées, mais je savais aussi que ça pouvait le déconcentrer et abîmer encore plus sa force. Se concentrer sur plusieurs choses à la fois était difficile dans une telle situation.

J'étais donc en quelque sorte seule contre cette tempête féroce. À plusieurs reprises, je protégeais mon visage de l'écume qui ne cessait de nous frapper malgré la bulle de protection, qui était effritée à plusieurs endroits, bien que nos amis tentassent tant bien que mal de la tenir encore autour de nous.

Une bourrasque plus forte que les autres balança notre barque de fortune sur la gauche, me faisant perdre l'équilibre. Si mon blond préféré n'avait pas eu le réflexe de me retenir, je serais passée par-dessus bord. Sauf que nous n'avions pas prévu la seconde vague. Celle qui, cachée de la première, surprend toujours. Fermement accrochée à notre bateau de fortune, la secousse était cependant trop violente pour le peu de forces qu'il me restait.

Mon corps s'enfonça si rapidement sous l'eau que je n'eus pas le temps de prendre ma respiration. Je suffoquai, les yeux grands ouverts, mes poumons déjà remplis d'une sacrée dose du liquide transparent. Je bougeai mes bras dans tous les sens et tentai tant bien que mal de remonter à la surface en balayant le fond de mes jambes. Mais plus je donnais d'impulsions, moins je remontais et plus je m'enfonçais dans les méandres.

Alors que je pensais voir mon heure venir, que je voyais toute ma vie défiler devant mes yeux et que Daméon apparaissait devant moi, un bruit sourd parvint à mes oreilles. Quelques secondes passèrent quand soudain, un bras fort me serra la taille. Je tentai de me débattre, pensant être emprisonnée, tout à mon délire en même temps que mon cerveau qui commençait à manquer d'air. Sous l'eau, le silence était d'or. C'était une belle mort que de donner sa vie dans un tel endroit. Tout autour de moi n'était que beauté : les quelques poissons qui survivaient malgré eux à cette tempête infernale et les rochers, qui pourtant étaient banals. Mais au seuil de la mort, tout paraît plus beau, plus vif, plus extraordinaire.

Tandis que je m'habituais à cette plénitude qui m'était tombée dessus sans prévenir, ma tête traversa le dessus de la mer et mon visage retrouva le paysage extérieur. Au loin, des copeaux de bois se fracassaient contre la roche existante et le remous des vagues ; Démédie et son frère, bien que dépossédés de la barque, restaient concentrés sur leur mission de sauvegarder au mieux Jen' ; une île se dessinait au loin. À la fois proche et si lointaine.

La personne qui me tenait resserra son étreinte, voyant que je commençai à paniquer de ne pas retrouver l'une des personnes importantes pour moi. Elle colla sa bouche à mon oreille, et d'une voix rauque et hachée tenta de me rassurer.

— C'est moi. Calme-toi. Je suis là. Je serai toujours là.

Cette intonation, je la reconnaissais. Impossible de l'oublier. Mon corps, encore crispé il y avait quelques secondes, se relâcha en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Je ne doutais pas du fait que Paris serait venu à mon secours, mais j'avais encore l'esprit trop embrumé pour l'assimiler. L'entendre me fit cependant beaucoup de bien.

— Paris... J'ai cru que... J'ai cru...

— Chut... Je sais, Iri. Mais c'est fini, tu es en vie.

Malgré le fait que mon visage soit trempé après le plongeon que je venais de faire, je sentis quand même deux larmes rouler sur mes joues. Le stress de ne pas sauver Jen', la peur de partir trop tôt et ne pas pouvoir dire au revoir à ceux que j'aimais et la colère de n'avoir pas pu combattre la Reine Noire me faisaient perdre mes moyens.

— Je sais que je t'en demande sans doute trop, commença mon ami, mais il faut qu'on rejoigne la berge en face de nous. La mer devient folle, mais si nous allions tous les deux, nous pouvons y arriver.

Je lançai un coup d'œil à ce fameux endroit qui pourrait nous accueillir et ma motivation se dégonfla d'un seul coup. Je sentis mon corps s'affaisser, mon cœur rater un battement et entendis un soupir s'échapper de ma bouche.

Même si elle semblait proche, cette terre d'accueil était quand même à plusieurs kilomètres. Je ne savais pas si j'étais capable d'y arriver ; j'avais utilisé toutes mes forces quand j'avais la tête sous l'eau, à me battre pour rester en vie. Ayant sûrement lu dans mes pensées, mon collègue me rasséréna encore :

— Arrête. Si nous nous y prenons ensemble, nous y parviendrons. Tu es forte, Iri. Tout ce que tu as parcouru ces dernières semaines le prouve. Tu es la femme la plus forte que je connaisse. Je sais que tu es vouée à de grandes choses, et je serai celui qui sera aux premières loges quand tu seras face à la Reine Noire. Mais pour ça, il faut que tu te recentres sur ce que tu as à faire maintenant.

Il avait appuyé sur ce dernier mot, ce qui me provoqua des frissons. Le vent y était aussi sûrement pour quelque chose, mais sa voix impérieuse me faisait toujours un certain effet. Après plusieurs secondes de réflexion, je compris qu'il avait raison : j'avais encore tant de choses à apprendre, entreprendre et mener à leur terme. J'étais prête. D'une simple pression de main dans la sienne, je lui donnai mon accord et le signe du départ.

Les trois heures qui suivirent furent les plus dures de ma courte vie. Devoir braver des vagues d'une hauteur jamais vue, garder assez de souffle et de puissance pour avancer, ne pas lâcher mon coéquipier qui peinait autant que moi, n'était pas de tout repos. Plusieurs fois, nous avions failli nous faire emporter par les vagues, mais nous avions tenu du mieux que nous l'avions pu.

Puis, la terre ferme nous accueillit enfin.

À ce moment-là je me laissai tomber dans le sable, les bras et jambes écartés, et je respirai à vive allure. Je savais que j'avais encore un peu d'eau dans les poumons, car j'avais avalé plusieurs fois la tasse. Démédie, qui était enfin libre de tout mouvement, courut vers moi et se laissa tomber.

— Iri ! Tu vas bien ? Il faut que tu sortes l'eau de ton corps !

Elle m'aida à me relever et à m'asseoir. Après plusieurs tapes dans le dos, je lâchai enfin ce liquide qui obstruait mes voies respiratoires et pus prendre une grande inspiration qui me fit beaucoup de bien.

Nous parlâmes quelques minutes, mais ma première pensée fut pour mon ami blessé. L'Elphyriade me rassura en me disant qu'il allait bien, du moins, que son état n'avait pas empiré durant le voyage. Cela m'enleva un poids énorme de la poitrine.

— Regarde derrière toi.

Surprise par sa voix douce et le sourire que j'entendais quand elle me parla, je me tournai à moitié et ouvris grand les yeux. Des arbres à profusion ; des champs de fleurs de toutes les couleurs ; des ruisseaux, mers à des kilomètres à la ronde.

— Ce voyage en valait la peine, non ?

Je ne pus qu'acquiescer de la tête, tant les mots restaient bloqués dans ma gorge.

Nous étions enfin arrivés. Notre périple était terminé.

Le pays des Elphyriades nous tendait les bras. Enfin.

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