Chapitre 20:Combat à haut risque

Au loin, des formes indistinctes commençaient à grandir à vue d'œil. Plus elles s'avançaient, plus mon palpitant s'énervait contre ma poitrine.

— Ces monstres ont un nom ? murmurai-je, apeurée.

Démédie tourna sa tête vers moi et haussa les épaules.

— Nous n'avons pas vraiment eu l'occasion de parler avec eux pour le savoir.

Je savais que sa tentative d'humour était là pour nous détendre, mais elle fit tout le contraire. Si d'après ce qu'elle disait, personne n'avait pu les approcher, il y avait plusieurs suppositions : la première, aucun de ceux qui les avaient croisés n'en était sorti vivant ; la seconde, ils n'avaient pas réussi à en enlever un pour se renseigner ; la troisième... les vaincre était impossible.

Je réprimai un frisson. La dernière idée ne me plaisait pas des masses. Certes, son frère et elle nous avaient prévenus que si nous croisions leur chemin, notre vie ne serait jamais autant en danger qu'en ce moment, mais j'avais pensé très fort que notre route serait sans encombre.

En cet instant, une sourde colère monta en moi. Même si c'était injuste de ma part, je ne pouvais m'empêcher de penser que si Théonis n'avais pas fait tomber cette cuillère, rien de tout cela ne serait arrivé. Évidemment, je ne pouvais pas prévoir le futur, mais peut-être serions-nous sortis de cette forêt sains et saufs.

Nos adversaires prenaient énormément du terrain, en très peu de temps. Seulement quelques secondes étaient passées, et pourtant, c'était comme s'ils s'étaient téléportés. Comme si dix foulées chez nous en valaient une seule chez eux.

J'arrivais à présent à mieux voir leur corpulence et un hoquet de stupeur m'échappa. Une main plaquée sur ma bouche et les yeux écarquillés, j'enclenchai la marche arrière instinctivement. Ils étaient presque pires que les Gingwës. Presque.

Ils étaient assez grands, pour que même de loin j'arrive à le constater, et étaient pourvus de muscles qu'envieraient les plus sportifs. Ils saillaient tout le long de leur corps. Leurs visages n'avaient rien d'extraordinaire. Pourvus de deux globes occulaires, un nez et une bouche, comme chaque homme foulant cette terre. Cependant, leurs oreilles étaient disproportionnées par rapport au reste. D'une grandeur à faire peur, je comprenais mieux ce que nous avaient dit les Elphyriades avant de partir. Leurs mots prenaient soudain sens ; le moindre bruit était perçu, même à des kilomètres. Leurs torses n'étaient recouverts que d'une sangle supportant leurs armes, que je ne voyais pas encore d'assez près pour en connaître la teneur. J'étais juste certaine d'une chose : elles étaient assez conséquentes pour nous mettre à terre du premier coup. Leurs bras étaient en l'air, les mains à hauteur de leurs têtes, et ils poussaient un cri horrible. Rage et puissance mêlées, ce qui aurait donné la chair de poule, même au meilleur combattant.

Je jetai un rapide coup d'œil à Paris, et bien qu'il essayât de le cacher au maximum, je repérai des gouttes de sueur couler le long de son dos, lui provoquant des frissons. Me rapprochant de lui, je glissai ma main dans la sienne. Ce seul contact nous permit d'allier plusieurs sentiments à la foi : peur, confiance, détermination, amitié. Même si pour la première fois, je doutais de nos compétences, je savais que le lien qui s'était créé entre nous serait assez fort pour nous faire tenir, ne serait-ce que quelques minutes. Car ce combat serait le plus difficile que nous aurions eu à prévoir depuis notre rencontre.

— Jen'..., soufflai-je, comme si je reprenais conscience.

Théonis m'entendit gémir et fit quelques pas en arrière pour arriver à ma hauteur.

— Tant que nous gardons le lien avec lui, il sera protégé. Mais pour cela, il faut que nous l'éloignions.

Je papillonnai des yeux. Il était sérieux, là ?

Comme pour être certaine de ce qu'il insinuait, je tournai la tête vers sa cadette, qui acquiesça, le regard lourd.

— Non, mais... Je... Comment voulez-vous qu'on les retienne ? hurlai-je à contrecœur.

— Je sais que ce qu'on vous demande à tous les deux peut sembler fou, mais il est important qu'il soit caché et loin de la scène de combat qui ne va pas tarder à commencer.

— Mais nous ne sommes pas de taille ! argumentai-je encore. Pendant combien de temps il va falloir qu'on les occupe ?

J'étais horrifiée. Car c'était bien cela qu'ils nous demandaient : de les occuper. De les envoyer plus loin de là où l'on était, pour que nos compagnons puissent mettre à l'abri notre ami qui était dans sa bulle protectrice.

— Quelques minutes, tout au plus, tenta-t-il de me rassurer.

— Et pourquoi vous ne le faites pas maintenant ? Vous avez le temps, dis-je en pointant du doigt nos adversaires.

— C'est ce que nous allons faire, me confirma-t-il. Mais ils seront sur nous dans à peine quelques secondes. Pas minutes. Secondes !

Il avait accentué sur ce dernier mot, pour bien me faire comprendre qu'il n'y avait plus de temps à perdre ! Je savais que je n'avais pas la carrure pour les retenir. En plus d'une taille qui dépassait l'entendement, leur force me semblait surnaturelle. Ma simple dague n'aurait aucun effet contre eux, c'était évident.

Pendant que nous échangions, je ne cessai de lancer des regards à droite et à gauche, pour essayer de trouver une solution, mais aucune ne me venait en tête. J'étais complètement dépassée par les événements.

Ils approchent ! s'affola mon oiseau.

En me prévenant mentalement, il avait aussi poussé un cri très aigu, qui me fit mal aux oreilles. Je pressai mes mains contre, pour que ce bruit cesse. Devant ma peur, tout était décuplé. Je sentais les larmes de frustration et de colère poindre, mais je les empêchai de rouler sur mes joues. Il ne fallait pas qu'elles coulent, sinon je deviendrai impuissante.

— D'a... d'accord, bégayai-je. Mais dépêchez-vous ! S'il vous plaît...

Il hocha la tête, passa rapidement une main sur mon épaule et rejoignit sa sœur près de Jen', qui n'attendait que lui pour mettre en œuvre leurs pouvoirs.

Je sus que les monstres étaient tout proches, car le tremblement de terre fut si puissant que le sol sous moi se craquela. Une longue fissure commença à se former et je sautai sur le côté, afin d'éviter de tomber dans le trou qui s'élargissait de plus en plus. J'avais l'impression de revivre la scène avec le Gingwë. Ce qui différait, c'était que ce dernier était seul lors de l'attaque, et eux, étaient quatre. En plus d'être en infériorité numérique, nous l'étions aussi du côté de la force. Je ne savais vraiment pas comment nous allions nous en sortir, mais il fallait vite trouver une solution, sinon je ne donnais pas cher de notre peau.

####

— Respirez, Irianna.

À mes quinze ans, j'avais supplié le roi de me laisser avoir des cours d'auto-défense. Je ne regrette pas mon choix et son accord, mais ces cours de respiration sont vraiment épuisants et... inutiles.

— Ne prenez pas cet air de condescendance, Princesse. La respiration est primordiale lors d'un combat. Elle vous aide à vous détendre et vous concentrer.

Je ricane.

— Se détendre lors d'une confrontation ? C'est la chose la plus idiote que j'aie entendue à ce jour.

J'aime beaucoup mon instructeur, mais des fois, il a des explications qui ne tiennent pas la route.

Sans prévenir, il se rue sur moi et, même s'il a quand même retenu son coup, je sens le plat de sa main frapper mon ventre. Je me plie en deux sous la douleur, et ne peux m'empêcher de hurler. Les genoux au sol, je sens les larmes me monter aux yeux et ne les empêche pas de couler. Ça fait tellement mal !

— Le manque de concentration mène à la mort, m'assène-t-il froidement.

Après son effort, il fait craquer son cou de droite à gauche et je tire une grimace. Je n'aime pas quand il fait ça. Ça le rend encore plus... dangereux.

— Reprenons. Relevez-vous.

Je m'aide de mes mains pour me remettre sur mes pieds en grognant. Le coup était tout de même très fort. Les bras le long du corps, j'écarte un peu les jambes et attends.

— Fermez votre esprit. Oubliez tout ce qui vous entoure. Éloignez les bruits, les sons, tout ce qui pourrait vous déconcentrer. Prenez une grande inspiration. Gardez-la quelques secondes et relâchez-la comme si c'était vital. Comme si vous n'aviez plus que ce geste pour survivre. Comme si c'était votre seule échappatoire.

Tandis qu'il me donne ses directives, je sens ses mains sur mon corps, pour m'aider à avoir la posture. De l'un de ses pieds, il remet mes jambes dans la bonne position ; grâce à l'une de ses paumes dans mon dos, il appuie légèrement dessus pour que je le cambre, afin qu'il soit plus droit qu'il ne l'est déjà ; de l'autre, il fait pression sur mon ventre, afin que je comprenne dans quel ordre je dois exécuter les gestes.

Les paupières closes, je m'imagine loin d'ici, sur une plage de sable fin. L'odeur de la mer monte à mes narines et me procure un moment de bien-être. Je soupire d'aise.

— Très bien, me souffle-t-il à l'oreille. Décrispez vos doigts. Arrêtez de vous morde la lèvre inférieure. Calmez le rythme cardiaque de votre cœur. Il est important pendant cet instant que vous soyez complètement détendue. Qu'aucun facteur de stress de vous alimente, sinon vous n'y arriverez pas.

J'opine doucement. Pendant les heures qui suivent, je suis à la lettre ce qu'il me demande de faire et je prends de plus en plus confiance en moi. Je sens mon cœur se calmer, mes mains se détendre et ma lèvre semble me remercier de ne plus la mordre jusqu'au sang.

— La séance est terminée pour aujourd'hui, Princesse. Vous avez fait des progrès, me félicite-t-il, la voix pleine de fierté. Surtout, n'hésitez pas à vous entraîner le soir, dans votre chambre.

J'ouvre les yeux, acquiesce, ramasse mes affaires et me dirige vers la porte. Avant de partir, je tourne la tête vers lui et lui demande :

— Et si un jour je me retrouve dans une vraie situation de combat, que dois-je faire ?

— Suivre à la lettre ce que je viens de vous apprendre, Irianna, me glisse-t-il dans un sourire.

####

Ce souvenir revint à moi, comme si c'était une évidence : il fallait que je me calme, que je respire et que je me recentre sur l'action à venir.

Alors, je fis ce qui m'a été appris des années plus tôt. Les jambes droites, les bras le long du corps, je fermai les paupières et inspirai fortement.

— Iri ? Qu'est-ce...

Je ne laissai pas mon compagnon finir et levai la main face à lui, lui demandant de se taire. Au cas où il n'aurait pas compris ma demande, je la reformulai par la pensée.

Tais-toi, s'il te plaît.

Je l'entendis se tortiller à côté de moi, mais j'essayai d'oublier sa présence pour me concentrer. Finalement, ce cours de respiration allait peut-être m'aider à m'en sortir ; ou du moins, rester en vie jusqu'au bout.

Ça donnait l'impression d'avoir fait ça toute ma vie, le silence s'installa comme par enchantement. C'était comme si une bulle de calme m'entourait, j'étais seule au monde. Les pieds bien ancrés au sol, les yeux clos, les bras le long du corps, j'attendais. Même si je les sentais arriver, j'étais sereine comme je ne l'avais plus été depuis très longtemps. Cependant, je percevais le tremblement de la terre s'intensifier, je ressentais le stress de mon compagnon qui, bizarrement, ne m'atteignait pas. J'étais tellement bien, en phase avec moi-même et avec la nature, qu'un sourire se dessina sur mon visage.

Je rouvris les paupières et regardai autour de moi. Dans les arbres alentour, les derniers oiseaux s'envolaient dans un claquement d'ailes. Au loin, ils me paraissaient si petits, que j'avais du mal à me dire que quelques secondes plus tôt, ils étaient devant moi, leurs longues ailes dépliées, les grandissant encore plus que ce qu'ils étaient.

Soudain, comme si l'alarme avait sonné, ils étaient sur nous. Je me fis percuter et volai dans les airs, me réceptionnant comme au sol je le pus. La terre sèche entra dans ma bouche et je toussotai pour éviter de m'étouffer. Le coup violent de cette créature m'avait néanmoins remis les idées en place. Je me relevai, pantelante, et jetai un œil vers Paris, qui était déjà en plein combat.

J'entendis mon prénom chuchoté pour que je sois la seule à l'entendre derrière moi. À peine avais-je fait un quart de tour, que je vis l'étincelle d'une lame venir sur moi. Je la rattrapai au dernier moment, et une fois bien en main, je me lançai dans la mêlée.

Le premier que j'atteignis n'attendit pas que je sois sur lui pour me foncer dessus. Pour la seconde fois en à peine quelques secondes, je fus propulsée dans les airs. Je me réceptionnai assez bien, mais mon dos heurta violemment une pierre qui dépassait du sol. Je sentis la douleur parcourir tout mon corps, passer de mes épaules à ma nuque pour redescendre aussi rapidement à mes jambes dans une décharge électrique très désagréable. Mes pupilles furent recouvertes d'un voile noir durant une dizaine de secondes tandis que mon cerveau semblait avoir passé un temps infini dans une roue infernale.

Énervée de m'être faite avoir ainsi et une fois ma vue retrouvée, je lançai un regard noir à mon adversaire et pris le temps de l'observer. Contrairement à ce que je pensais, ils n'avaient rien de bien méchant ou de répulsif. Leur grande taille mise de côté, si ce n'était leur nez qui semblait avoir été brisé plusieurs fois et était donc tordu dans tous les sens, laissant seulement apparaître deux orifices bien ronds pour respirer. Ils possédaient aussi deux bras et deux jambes, dont ils savaient parfaitement s'en servir. Tandis que les premiers se balançaient dans tous les sens, tournaient et viraient pour atteindre leurs cibles, les autres écrasaient le sol de leurs gros pieds bien poilus.

En effet, je ne pouvais pas dire qu'ils étaient imberbes, bien au contraire : c'était ce qui les caractérisait le plus. Si je ne m'étais pas plus que cela attardée sur leur corps entier, je serais sans doute étonnée de me trouver devant des monstres mi-humains, mi-animaux. Il leur en ressortait même par les oreilles, ce qui me donna en tout premier lieu une idée qui pourrait soit nous aider pour le combat, soit nous anéantir. Cependant, je ne pouvais pas ne rien tenter.

Ils étaient tous côte à côte dans une ligne parfaite, coordonnée. Comme s'ils n'avaient qu'un cerveau, qu'ils savaient ce qu'ils faisaient.. Ce n'était pas énorme, mais vu les masses qu'ils étaient, un frisson dévala mon dos, me faisant trembler.

Soudain, l'un d'eux leva son bras gauche, la main bien ouverte comme un signe de ralliement ou d'attaque. Quelques secondes plus tard, il la rabaissait, le poing fermé, avec seulement un doigt pointé dans notre direction. L'assaut était lancé.

Avant que l'un d'eux ne soit sur moi, je me relevai comme si je n'étais jamais tombée et comme si la douleur n'était plus présente. Campée sur mes deux pieds, le corps légèrement penché en avant, l'épée bien droite devant ma tête, j'attendis qu'il approchât.

Une mèche rebelle se posa sur ma joue, que je virai d'un simple souffle. Le vent s'était quelque peu levé, et je sentais la brise et les gouttes d'eau s'insinuer dans mes vêtements. Du haut de ses deux mètres cinquante, il avait visiblement une meilleure vision que moi. Pour cela, je l'enviais. Mais ce n'était pas le moment de rêver de choses que je n'aurais jamais. Dans quelques millièmes de seconde, il serait sur moi, et je n'avais qu'une seule chance de tenter ce que j'avais en tête.

Tandis qu'il laissait tomber son bras, tenant dans sa main une machette aussi grosse que lui, je déviai sur le côté, roulant-boulant pour me réceptionner sur son côté gauche. Profitant de sa surprise, je m'agrippai du mieux que je le pus à sa jambe, et commençai mon ascension. Alors que je ne devais être qu'une fourmi pour lui, il secoua son mollet, mais m'attendant à cette action, je restai bien accrochée, les jambes et bras autour de son membre, qui ne cessait d'aller dans tous les sens. Pour plus de concentration, je fermai les paupières, de peur d'avoir une nausée et de lâcher prise. Il finit par se calmer – ou se lasser – et reposa son pied au sol. J'en profitai pour remonter vers sa hanche puis pris ensuite appui sur son pantalon, qui offrait de belles prises. Qui aurait cru que des boucles de ceintures pourraient un jour me sauver la vie ? Pas moi.

Alors que j'escaladais son torse, il commença à avancer, me privant un peu de ma stabilité. Néanmoins, je tenais bon, ne voulant pas voir mon objectif premier détruit à cause de lui. Je l'entendis grogner, et quand je relevai les yeux vers sa tête, je vis deux iris noirs comme un puits sans fonds me fixer intensément. J'eus un frisson d'horreur, mais m'astreignis à ne pas m'imaginer ce qu'il pourrait m'arriver si jamais il réussissait à m'attraper.

Pour qu'il pense à autre chose qu'à moi, je lâchai ma main droite afin d'attraper mon épée, que j'avais réussi je ne sais comment à caler entre mon pantalon et ma ceinture. Une fois bien en main, j'éraflai son ventre et une fine ligne de sang se dessina. Le liquide coula tout doucement, et finit par devenir un tel torrent que j'en reçus bien la moitié sur le visage. Je grimaçai de dégoût, mais ça avait au moins eu le mérite de le faire changer de position.

Dansant d'un pied sur l'autre, il geignait de douleur. Voir un colosse dans son genre gémir aurait pu me faire rire dans d'autres conditions, mais à cet instant, je ne pensais qu'à une chose : atteindre son oreille. Alors, je repris mon escalade, le souffle un peu court et mon dos me martyrisant de plus en plus.

Après plusieurs minutes de difficultés, j'arrivai enfin sur son épaule, où je m'offris un temps d'arrêt pour reprendre ma respiration. Je n'avais plus qu'à lever le bras et j'atteignais ce que je voulais. Mais voilà, j'avais donné tant d'énergie à ma montée que mes forces s'amenuisaient peu à peu. Je sentis mon membre supérieur trembler et il tomba comme une masse quelques secondes plus tard. Je faillis perdre mon équilibre, mais me rattrapai de justesse à son épaule. Les deux mains plaquées contre sa peau, je repris ma respiration, tandis que mon cœur battait furieusement contre ma poitrine, ce qui me provoqua une douleur indescriptible.

Alors que je reprenais peu à peu le pas sur mon corps, mon esprit vogua vers des souvenirs que je croyais avoir oubliés.

####

J'ai dix-neuf ans, et pour le jour de mon anniversaire, le roi me convoque dans son bureau. Je ne sais pas ce qu'il me veut, mais sa missive me rend très curieuse. Arrivée à la porte, je m'arrête un instant, un sourire plaqué sur le visage. Je suis toujours heureuse de passer un peu de temps en sa compagnie, en tête à tête. Au fil des années, mon amour et mon respect pour lui n'ont cessé d'augmenter.

Alors que j'approche ma main de la poignée, j'entends un bruit sourd de l'autre côté. Surprise, je sursaute et recule de quelques pas. Je papillonne des yeux, mais ma curiosité prend le pas sur la peur. Je colle mon oreille contre le bois et écoute attentivement.

— Pouvez-vous répéter ?

La voix de mon père adoptif est rude, sèche et impérieuse. Un frisson parcourt mon échine. Jamais je ne l'ai entendu parler de la sorte. Il a toujours eu une voix douce, chantante et rieuse. C'est à ce moment-là que je comprends qu'être roi est au-delà du personnel. Que son rang lui impose des réactions qu'il n'a pas dans le privé, qu'il garde seulement pour le côté professionnel.

— Je...

Le ton de son vis-à-vis est très hésitant. Moi-même j'ai peur de ce qu'il va se passer, sans être au courant de rien.

— Elle est revenue.

Une chape de plomb tombe dans mon estomac. Même si je ne sais pas de quoi ils parlent, l'intonation prise est claire, nette et précise.

— Comment a-t-elle fait ? Elle est dans un endroit dont elle ne peut s'échapper ! Qu'ont fait vos gardes au moment de son évasion ? hurle Jartis.

Un objet se casse et s'écrase au sol dans un tintement aigu. Mon palpitant fait un bond dans ma poitrine, mais je reste stoïque ; je ne veux pas me faire repérer, je veux savoir ce qui se trame. J'ai la nette impression d'être un des personnages centraux de cette histoire. Jamais je n'ai été aussi sûre de moi, mais je suis certaine d'une chose : ces retombées n'iront pas dans mon sens.

— Ils faisaient leur boulot, répond tout doucement l'homme. Cependant, ils ont dû avoir quelques secondes d'inattention qui...

— Qui vont avoir raison de leur vie !

Les yeux ronds, j'ai du mal à accepter que ce soit celui qui m'a élevée qui ait proféré ces paroles.

— Je croyais que vous aviez mis vos meilleurs éléments pour sa surveillance ?

— C'est exact, Sire. Néanmoins, elle est intelligente et a fait croire qu'elle devenait de plus en plus faible. Nous pensons que cela fait des années qu'elle a organisé cette fuite. Il va être difficile de la retrouver.

Même sans le voir, je sais que le roi a écrasé son poing contre son bureau.

— Il est évident qu'à présent elle est loin, et sûrement aidée d'une quelconque personne. Mais je gage que vos hommes la retrouveront avant qu'elle ne s'attaque à un innocent, lâcha-t-il d'une voix qui ne souffre aucune réponse. Vous allez remettre la main sur elle, me la ramener dans l'état que vous voulez. Si vous déplorez des pertes dans votre régiment, vous n'aurez que vos yeux pour pleurer.

Je n'attends pas plus et file en courant dans ma chambre. Mon anniversaire ne s'est pas passé comme je le souhaitais et sa surprise n'est plus si importante que cela. De qui a-t-il voulu parler ? Qui est cette femme qu'il semble craindre ?

####

Je repris pied dans la réalité, bouleversée de me rappeler de ce moment. Pourquoi était-il venu à cet instant ? Cependant, il était maintenant évident que mon roi parlait de la Reine Noire. Mais pourquoi ? J'essayai de faire revenir à moi d'autres passages de ce souvenir, malheureusement, tout restait flou. Et puis, j'avais plus important à faire.

Mes quelques secondes d'inattention avaient eu raison de moi et laissé le temps à mon adversaire de se remettre de ses émotions. Alors que je tenais à peine sur lui, il s'ébroua d'une force inimaginable. Je tentai de trouver une accroche et seule son oreille était la plus proche de mes mains. Je m'y tins donc comme si ma vie ne tenait qu'à un fil – ce qui était en quelque sorte le cas. Il poussa un long cri de souffrance, mais j'essayai de l'exclure de mes pensées. Je fermai les yeux, pinçai les lèvres et attendis qu'il se calme.

Tiens bon ! Il va finir par arrêter de bouger !

Cette voix me fit beaucoup de bien. Durant plusieurs minutes, j'avais oublié ma petite boule de plumes, qui pourtant était spectatrice de ce combat hors-norme. Je savais aussi qu'il bouillait intérieurement de ne pas pouvoir nous aider.

Étiole... Je ne vais pas tenir longtemps. Je sens déjà mes mains devenir poisseuses et glisser !

Alors lâche prise.

Hein ? Qu... Quoi ? Il y a deux secondes tu me dis de tenir et...

Si c'est toi qui lâche, tu sauras te réceptionner. Si c'est lui qui prend la main, tu seras surprise, et tu n'auras pas le temps de bien atterrir.

Il émettait un fait non négligeable, mais venant de sa part, sa proposition me choquait.

Tu n'as pas le temps de m'en vouloir. À toi de faire le bon choix.

Je grognai pour la forme puis ouvris mes doigts un par un. Mon cœur tambourinait encore plus fort contre ma poitrine, et un bourdonnement incessant me vrilla les oreilles. Peu à peu, je sentis que plus rien ne me retenait et je chutai. Certes, deux mètres cinquante pouvaient ne pas être longs, mais dans mon cas, les secondes parurent des minutes. Longues et intenables. Le vent me fouetter les joues, et la poussière s'insinuer dans chaque endroit que présentait mon corps.

Soudain, le sol. Mon oiseau s'était trompé ; je n'avais pas eu le temps de me réceptionner. Le choc fut dur. Ma main atterrit en premier par terre, et une douleur cuisante traversa mon bras. Mon poignet me faisait atrocement mal, mais, surprise, je constatai qu'il n'était pas cassé. J'allais constater d'autres dégâts, quand mon adversaire trouva le bon moment pour se ruer sur moi. Automatiquement, je mis mes deux bras devant mon visage, et attendis l'impact. Qui ne vint pas.

Comme si le temps s'était arrêté, le monstre était penché, prêt à me tuer. Néanmoins, il était comme une statue : le bras en l'air, la bouche grande ouverte, il ne faisait aucun geste.

Je profitai du fait que mon assaillant soit stoppé par une force magique pour abattre ma lame sur son oreille, où se trouvait son point faible : ses poils. Pourquoi j'en étais persuadée ? Au dernier moment, je m'étais rappelé que chez certains êtres, les poils étaient vecteurs de leur équilibre, et qu'un seul d'entre eux coupé leur faisait à la fois très mal et les empêchait de tenir sur leurs jambes.

Alors que mon épée allait en trancher un, le mi-humain, mi-monstre s'évapora dans un tourbillon de poussière. Dans mon élan, je me retrouvai au sol, le nez collé à la terre humide, les deux mains plaquées par terre et l'épée à côté de moi. Je poussai un petit cri de surprise et me relevai aussi sec ; c'était peut-être une ruse de leur part, il fallait que je me méfie.

Je lançai un coup d'œil à Paris, qui semblait tout aussi en mauvais état que moi, et y lus la même surprise sur ses traits. Lui aussi venait de voir disparaître son concurrent. Un à un, ils s'envolaient, nous laissant choqués du tour que prenaient les événements.

Tellement accaparée par mon adversaire, je n'avais plus fait cas des trois autres monstres.

Je tournai sur moi-même, pour constater que nous étions seuls. Paris, Démédie et Théonis me rejoignirent. Vif Argent et Jen', toujours dans sa bulle, étaient encore derrière un fourré, à la demande des deux Elphyriades.

Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre de tout cela. Nous nous regardions dans le blanc des yeux, des millions de questions en tête, mais sans les réponses qui allaient avec. Qui étaient ces êtres ? Pourquoi avaient-ils disparu ainsi ? Que cherchaient-ils ?

— Que..., commença notre amie.

En simple réponse, je haussai les épaules, aussi incertaine qu'elle.

— Il faut que nous partions, décréta ensuite Théonis d'une voix douce.

J'acquiesçai. Pour une fois, j'étais d'accord avec lui. Nous quittâmes ce lieu de malheur le plus vite possible. Il n'était pas question de traîner. Pendant notre course, je remarquai que même à l'abri, nos deux amis avaient été touchés.

Cependant, il n'était pas l'heure des questions, nous devions mettre le plus de distance possible entre ces êtres et nous, même si je me doutais que nous ne les recroiserions un de ces jours prochains.

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