Chapitre 18 :États d'urgence

Le retour fut plus rapide que l'aller. D'apprendre que nos poursuivants étaient si proches de nous avait été comme un électrochoc. Durant le chemin inverse, la pluie était devenue secondaire pour moi. C'était à peine si je la sentais frapper mon visage. J'avais une autre urgence bien plus importante. D'autant plus que je savais que lorsque nous arriverions à la grotte, Paris ne me laisserait même pas le temps de parler qu'il me sauterait dessus pour comprendre pourquoi j'avais mis autant de temps à récupérer seulement de l'herbe pour mon cheval... qui finalement n'en aurait même pas. Il allait falloir que je pense à bannir les promesses de mes pensées, car pour le moment, je n'arrivais même pas à en tenir une aussi simple que celle-ci.

Arrivée devant notre logis, je stoppai quelques secondes, le temps de reprendre ma respiration. Les mains posées sur mes genoux, j'inspirai et expirai profondément. Je n'étais pas vraiment habituée à ce genre de vitesse excessive, mais j'étais certaine qu'elle était utile, vu ce que j'avais à annoncer. Et nos compagnons qui ne se doutaient de rien...

Comme si elle avait suivi le fil de mes pensées, Démédie posa l'une de ses paumes sur mon épaule, me transférant de la patience et du courage. J'allais en avoir besoin. Je sentais que mon ami ne me laisserait pas finir une seule de mes phrases avant que je ne me justifie de mon retard. Je soufflai d'avance ; ce moment risquait d'être difficile.

Parfois, j'arrivais aussi à oublier qu'il lisait dans mes pensées... comme en ce moment même. Je le vis sortir comme une furie et se ruer vers moi, les bras en l'air, une démarche de conquérant, et surtout des yeux remplis d'éclairs. J'eus un mouvement de recul, mais la pression que me donna mon amie, qui avait toujours ses doigts posés sur moi, m'en empêcha purement et simplement. Je grognai intérieurement et attendis l'assaut. Même si je n'étais pas douée de pouvoirs, je pouvais sentir sa colère gronder de plus en plus, me bloquant littéralement. Je n'étais plus maîtresse de mon corps. Là, je pouvais le dire : il me faisait peur.

Encore une fois, il comprit ce que je ressentais, ralentit un peu sa course et fronça les sourcils, pour que son regard paraisse moins agressif. Ça avait parfois des avantages son don, car sinon, je ne sais pas dans quel état je me serais retrouvée. Sans doute les jambes en coton.

— Je t'avais dit que partir sous cette pluie était inconscient ! lâcha-t-il quand il fut près de moi.

Je grognai un peu, dépassée. Du Paris tout craché.

— En quoi ça l'est ? Je suis revenue, non ? En plus j'ai...

— Avec plusieurs heures de retard, me coupa-t-il, grognon.

— Mais en un seul morceau, dis-je, irritée.

— Encore heureux, oui !

— Et sinon...

— Tu imagines si tu avais rencontré un Gingwë, ou encore pire : l'un de nos poursuivants ? continua-t-il, sans faire attention à ce que j'essayais de lui dire.

— Justement, je...

— Tu n'avais personne pour te défendre !

Là, je commençais à en avoir marre. Sans que je la contrôle, ma main partit toute seule s'écraser contre sa joue dans un bruit sourd, qui se répercuta contre la paroi en pierre. Derrière moi, Démédie étouffa un hoquet de stupeur tandis que Théonis, face à moi, me montrait, qu'en plus d'avoir un visage irritant, il pouvait aussi avoir des yeux de poisson. J'aurais ri si la situation le permettait, mais c'était tout le contraire : j'avais envie de tout bousculer. S'il y avait une chose que je détestais plus que tout, c'était que l'on me coupe la parole. Et je devais bien l'avouer : mon compagnon de route le faisait avec brio.

— Ça suffit, maintenant ! Tu es un homme, OK, tes attributs entre tes jambes le prouvent assez. Tu as du caractère : ton côté lunatique me l'a démontré assez de fois en peu de temps. Tu es un casse-pieds de premier ordre, mais ça je n'ai besoin d'aucune confirmation, tu le montres toi-même, sans aide. Mais à présent, tu vas m'écouter.

Je fermai les paupières quelques secondes, à la fois pour me concentrer et me calmer, mais aussi pour éviter de voir son regard outré et sa bouche grande ouverte. Je savais qu'il n'avait pas l'habitude d'être remis à sa place par des femmes, mais il faut bien un début à tout, non ?

Je rouvris les paupières et le vis se dandiner d'un pied sur l'autre. Je devais bien l'avouer, j'étais fière de moi.

— C'est bon, tu vas m'écouter ?

J'attendis son assentiment pour reprendre.

— Premièrement, je n'étais pas seule, Démédie était à mes côtés, et avec leur avancée sur ces créatures, nous aurions sans doute réussi à en tuer au moins une. Deuxièmement, continuai-je en mettant ma main en l'air, le voyant ouvrir la bouche, je sais aussi me défendre toute seule, quand ma vie est en danger. Comment crois-tu que j'ai fait sans toi les premiers jours ? Il fallait bien que je survive, non ? Et troisièmement, pendant ma recherche de nourriture pour ma monture, je suis tombée sur les deux gardes qui voulaient nous tuer au village que nous avons visité.

Cette fois-ci, il quitta son air atterré pour un air de pure crainte. Avant qu'il ne se fasse de fausses idées, j'embrayai sur la suite :

— Je te rassure, ils ne m'ont pas vue et étaient en « grande » discussion. Je suis restée quelques minutes, afin de comprendre ce qu'ils prévoyaient et... nous devons partir. Ils savent que nous sommes cachés ici, dis-je en pointant notre habitation précaire. Ils comptent venir nous rendre une petite visite cette nuit, si toutefois la pluie se calme. Même si je doute qu'ils s'arrêtent à quelques gouttes de pluie. Donc si tu as fini de me gronder comme un père envers sa fille, je propose que nous levions le camp.

Sur ces mots, je passai près de lui, le dédaignant le plus simplement du monde, et retournai auprès de Jen', toujours alité.

***

Ils avaient fini par me rejoindre à peine quelques minutes après. Paris avait bien essayé de m'approcher et de me parler, mais j'étais encore trop énervée contre lui pour tenter une quelconque discussion avec lui. J'avais besoin de digérer son caractère de goujat.

Pendant plus d'une heure, nous avions essayé de trouver la meilleure façon de déplacer notre ami, qui commençait peu à peu à bouger, même s'il était toujours endormi. Cela me faisait encore mal de le voir dans cet état, toujours aussi faible et dans un sommeil profond. Le fait de le déplacer, ne m'aidait pas à me rassurer. Cependant, si nous restions ici, nous étions sûrs d'être attaqués et je ne donnais pas cher de sa peau... et de la nôtre.

— Si le temps nous l'avait permis, nous aurions pu aller prendre quelques branches et lui fabriquer un brancard, certes bancal, mais qui aurait fortement aidé, avait avancé Paris, la mine sombre.

J'avais tout simplement acquiescé, ne trouvant rien d'autre à ajouter. La pluie n'était certainement pas notre meilleure alliée en cet instant. Elle avait sans aucun doute trempé le bois qui aurait pu nous servir pour le transporter plus qu'il ne le fallait.

Le toussotement de Théonis nous avait tous surpris. D'un seul tenant, nous nous étions tournés vers lui, étonnés qu'il se mêle à la conversation.

— Je sais que je n'ai pas été très tendre avec vous, avait-il commencé, mais j'ai peut-être une solution. Elle risque d'être éreintante, mais c'est la seule qui pourrait parvenir à nous sortir de ce bourbier.

Mes yeux avaient papillonné. Venait-il de... nous proposer son aide ? Même Démédie avait semblé sans voix.

— Euh..., avait-elle continué. Et donc, que proposes-tu ?

Gêné, il avait passé une main dans sa chevelure avant d'expliquer ce qu'il avait en tête.

— Eh bien, vous savez sûrement que les Elphyriades possèdent des dons particuliers. Ou pas..., avait-il complété devant nos têtes, hormis sa sœur, qui avait vu où il voulait en venir. Bref. Notre peuple, étant hybride, a récupéré lors de la fusion un peu de tous les dons que possédait chaque race. De ce fait, nous sommes plus forts et plus à même de... faire preuve de magie quand la situation est grave.

Il s'était accordé un instant de pause. Sa cadette en avait profité pour reprendre là où il s'était arrêté.

— Ce que veut dire mon frère, c'est qu'à plusieurs, nous pouvons combiner notre magie afin de transporter un objet ou une personne qui ne pourrait pas se déplacer de son plein gré. Ce qui est le cas de votre ami, avait-elle dit en le pointant du doigt.

Les informations avaient mis du temps à monter à mon cerveau, mais dès que je les avais assimilées, je m'étais redressée en vitesse, un espoir soudain gonflant mon cœur.

— Vous... vous seriez d'accord de... combiner vos forces pour... le porter ? avais-je demandé, le souffle court.

Chacun des deux avait hoché la tête. À cet instant, j'avais fixé longuement celui qui nous avait rejoints en dernier, doutant quelque peu de sa bonne volonté. Il fallait dire qu'il nous en avait fait voir de toutes les couleurs.

Comprenant ce à quoi j'avais pensé, ce dernier s'était levé, avait épousseté son pantalon et s'était approché de moi, très lentement :

— Je sais que tu ne me fais pas confiance, et je le comprends. Cependant, et c'est purement personnel, je ne tiens pas à mourir aujourd'hui, à cause d'une décision idiote de ma sœur qui a décidé de rester auprès de vous.

Un sourire narquois s'était dessiné sur mon visage. Ça, c'était sa vraie facette. J'avais mieux saisi sa décision de nous aider : il voulait sauver sa peau en premier. Ne pas mourir bêtement, comme il venait de le dire, ou du moins de le sous-entendre.

— Évidemment, avais-je répliqué, je me doutais que tu n'étais pas vraiment franc avec nous.

— Si tu pouvais, rien qu'un instant, cesser de ne penser qu'à toi, ça te changerait de ta vie monotone, avait lâché notre amie, pleine de fiel.

Quant à Paris, il n'avait rien dit de plus, mais j'avais senti que, pourtant, il avait plein de choses à lancer au visage de cet Elphyriade.

— Bah, si vous ne voulez pas de mon aide, je pars tout seul et maintenant, avait-il dit, en feignant de partir.

Mon compagnon avait alors été obligé de me retenir de ses bras pour que je ne lui saute pas dessus.

— Théonis, s'il te plaît...

Devant le regard implorant de sa cadette, il avait plié, soufflé puis s'était arrêté.

— Le seul problème à cette concentration de magie, c'est qu'elle met du temps à se mettre en place.

J'avais dégluti, décidant de laisser de côté son mauvais caractère.

— Comment ça ? avais-je murmuré.

— Il nous faut au moins une heure de préparation, avait conclu Démédie, de sa voix douce.

Une heure..., avais-je déploré, silencieusement.

***

Pendant les soixante minutes requises, Paris et moi nous étions attelés à préparer convenablement Jen', qui grognait inconsciemment dès que nous le bougions de quelques centimètres. J'en avais profité pour regarder où en étaient ses blessures, et avais constaté qu'elles ne s'arrangeaient pas du tout.

— Il va s'en sortir, me rassura mon ami. J'en suis certain. Il est fort, même s'il te paraît faible en ce moment.

— Je le sais mais... je ne peux m'empêcher d'avoir peur pour lui, répondis-je, des trémolos dans la voix.

— Si ça peut te rassurer, nous sommes deux, alors.

Je levai des yeux remplis de larmes vers mon interlocuteur, et seul un pauvre sourire réussit à passer la barrière de mes lèvres. En cet instant, j'avais besoin d'une seule chose : ses bras réconfortants, malgré le fait que je lui en veuille encore.

Il suivit le fil de mes pensées et se leva en vitesse, tout en faisant attention de reposer délicatement la tête de notre ami sur l'oreiller précaire que nous lui avions préparé et, d'un geste ample, ses bras m'enserrèrent fortement. Je nichai ma tête dans son cou et resserrai son étreinte, comme s'il allait bientôt me lâcher, comme si le simple fait qu'il s'éloigne me procurerait un gouffre sans fond.

— Chut, ma Douce. Je suis là.

Tout en parlant, il passait une main délicate dans ma crinière de feu, me massant en même temps le dessus du crâne. Quand mes soubresauts cessèrent, il se décolla de moi, déposa un baiser dans mes cheveux et me lança son plus beau sourire.

— Nous allons nous en sortir. Nous partirons d'ici en un seul morceau, Jen' se réveillera, Démédie nous aidera à remonter la pente, et nous vaincrons la Reine Noire. Je te le promets.

— Promis ?

— Juré.

J'opinai, voulant vraiment croire à ce futur qu'il me présentait. Je voulais croire en ce que nous étions capables d'accomplir. Je voulais croire que nous serions bientôt libres, que nous – je ! – pourrions retourner au château, sans être accueillis par les gardes de la Reine Noire. Je voulais croire en plein de choses. Néanmoins, je savais tout aussi bien qu'il nous restait un bon bout de chemin à parcourir avant de parvenir à ce but. Que j'avais aussi encore beaucoup de choses à apprendre sur moi, et sur ce qui nous entourait. Mais j'étais prête.

— Merci, Paris.

— Je t'en prie, me répondit-il en posant sa paume sur ma joue, dans une délicate caresse.

Je fermai les yeux et m'imaginai loin de cet endroit lugubre.

— Nous sommes prêts, souffla Démédie, qui était revenue auprès de nous.

Surprise de son intervention, je sursautai, ne l'ayant pas entendue. Un rictus heureux barrait son visage. Le fait de nous voir réconciliés, ou parce qu'ils étaient prêts à s'en aller en notre compagnie ?

— Très bien, nous vous laissons un peu d'espace, décrétai-je en lui rendant sa bonne humeur.

Je reculai de quelques pas, suivie de mon compagnon. J'étais très curieuse de voir comment ils allaient faire pour que Jen' ne soit pas gêné durant le voyage. Je savais qu'ils prenaient un gros risque, que ce qu'ils allaient faire les fatiguerait assez rapidement. Cependant, je leur étais reconnaissante de leur geste à tous les deux. Même à Théonis qui, malgré son côté solitaire, avait été le premier à proposer cette alternative.

D'un simple signe de la tête, le frère et la sœur se placèrent chacun d'un côté de Jen' et levèrent les mains bien haut, comme s'ils allaient former une sorte de dôme, qui protégerait le blessé de toute attaque. Tandis que leurs doigts se touchaient presque et qu'ils psalmodiaient quelque chose que je ne comprenais pas, le sol se mit à trembler sous mes pieds. Je me rattrapai de justesse à la paroi, mais continuai de les fixer. J'étais complètement hypnotisée par ce qu'ils faisaient.

Une vive lumière bleutée naquit au bout de leurs doigts, les liant ainsi jusqu'à la fin de leur incantation. Alors qu'ils poursuivaient leur tour de magie, une atmosphère apaisante nous entoura tous d'une lueur mauve. Je soufflai de soulagement ; cette petite pause faisait un bien fou à mon esprit qui ne cessait de chauffer depuis plusieurs jours. C'était reposant de se sentir aussi bien en à peine quelques heures.

Mais ça ne m'empêchait pas de continuer à les regarder. Je n'avais jamais vraiment pu voir la magie entrer en œuvre, étant donné que cette dernière était, en quelque sorte, interdite dans notre royaume. Ou plutôt ses détenteurs. Alors je n'en perdais pas une miette. Comme je l'imaginais plus tôt, une coupole se forma autour de Jen', qui fut soudain en l'air, retenu seulement par leur magie combinée.

J'étais complètement hors du temps, de l'espace. J'avais l'impression de vivre ce qu'ils nous offraient, comme si j'étais moi-même ce don qui naissait au bout de leurs doigts. Je n'étais pas que spectatrice, j'étais aussi l'actrice principale. C'était une sensation très bizarre, mais tellement salvatrice ! C'était comme si toutes mes blessures, autant physiques que morales, se résorbaient pour ne laisser que le meilleur à venir. Ma respiration se coupa, mais ce n'était pas aussi douloureux que quand je recevais un coup bien placé. C'était plutôt le contraire : réparateur. Mes pensées s'entrechoquaient et j'avais l'impression de perde totalement la tête, et pourtant, je n'avais jamais été aussi sereine et saine d'esprit qu'en ce moment.

Soudain, tout s'arrêta. Encore trop atteinte, je tombai lourdement au sol, la respiration coupée, mes poumons me demandant de l'air que je n'avais plus. Quelques mèches récalcitrantes vinrent me bloquer la vue et je sentis une perle de sueur me couler dans le dos.

Un frisson agréable parcourut mon cœur et me fit redescendre sur terre. Paris était déjà à genoux, près de moi, le regard complètement inquiet.

— Ça va ? Iri, réponds-moi !

Mes zygomatiques se mirent en mouvement tous seuls, et un sourire éclatant naquit sur mon visage.

— Je n'ai jamais été aussi bien de ma vie, lui soufflai-je, sincère.

Interloqué, il papillonna des yeux, mais ne dit rien de plus. Le rire de Démédie l'en empêcha sûrement.

— Ce que tu as vécu est souvent vécu par d'autres, Irianna. Tu es juste plus réceptive à la magie que certains. Et je vois que cette dernière t'est salvatrice. C'est un bon point.

Je ne pus qu'opiner. Je n'arrivais plus à parler, une boule obstruait ma gorge. Même Théonis semblait touché par ce qu'il venait de m'arriver ; son sourire en attestait.

— Son cocon de protection est prêt. Nous pouvons partir, conclut-il, le ton de sa voix plus doux.

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