Chapitre 17 :Un chamboulement peut en cacher un autre...
Contre toute attente, Paris et Théonis étaient arrivés en assez bon état, si l'on ne comptait pas les vêtements déchirés par les branches et salis par la boue occasionnée par la pluie. Même si j'émettais quelques doutes sur leurs explications, je voulais bien leur laisser le bénéfice du doute. Cependant, ils nous avaient ramené de quoi nous sustenter : un cerf et deux lapins.
Tandis qu'ils les dépeçaient, j'allai voir mon destrier, qui renâclait non loin. Je savais que je l'avais trop mis de côté ces derniers temps, mais je n'avais pas pu faire autrement, avec tout ce qui nous était tombé sur la tête.
— Là, mon beau, tout doux, lui chuchotai-je en caressant sa crinière.
Ses narines étaient dilatées et je voyais dans ses pupilles qu'il m'en voulait assez pour ne pas m'écouter entièrement.
— Je te demande pardon. Oui, je sais que j'ai toujours cette excuse, et qu'au final, je ne tiens pas ma promesse, rajoutai-je tandis qu'il levait la tête. Si je pouvais passer des journées insouciantes à tes côtés, crois-moi, je le ferais. Pour me faire pardonner, je vais essayer de te trouver un bon repas digne de toi.
Comme s'il m'avait comprise, ce dont je ne doutais pas, il hennit tout doucement en signe d'accord. Amusée, je lui fis une dernière caresse et retournai auprès de mes compagnons pour leur demander :
— Pendant votre petite « promenade », avez-vous aperçu de l'herbe ou quelque chose de mangeable pour mon cheval ?
Quatre yeux d'hommes se tournèrent vers moi, comme si j'étais un fantôme. Quoi ? J'avais seulement posé une question, non ?
— Une promenade, qu'elle dit, grinça le frère de Démédie.
— Oui, il y en avait, mais à bien un kilomètre de là où nous sommes, répondit en même temps mon ami.
Je le remerciai d'un sourire, sans tenir compte de l'Elphyriade, dont les pupilles me lançaient des éclairs. Je fis demi-tour et me préparais à partir, quand Paris se releva en vitesse pour m'attraper le bras.
— Tu ne comptes pas y aller maintenant ?
Je me dégageai de lui doucement.
— Bien sûr que si, mon cheval doit se nourrir. Il n'y a pas que nous qui pouvons manger.
— Tu n'y penses pas vraiment ?
Je levai les yeux au ciel et soufflai.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a, encore ?
— Oh rien, mis à part la pluie qui tombe à torrents, les Gingwë qui doivent sûrement se demander pourquoi leur comparse n'est pas revenu et... oh ! La Reine Noire qui est à tes trousses. J'avais failli oublier.
Le sarcasme ne lui allait pas toujours.
— Arrête de me couver, Paris ! J'ai aussi besoin de prendre l'air. La tension dans cette grotte commence sérieusement à m'étouffer, j'ai besoin de respirer. Tu comprends, ça ?
Il se pinça l'arête du nez, dépassé.
— Bien sûr, mais dans ces cas-là, je viens avec toi.
— Non, j'ai besoin d'être seule. Juste quelques minutes.
Il ricana.
— Quelques minutes, hein ? Avec cette grosse averse, tes « quelques minutes » vont se transformer en heures. Tu n'avanceras pas aussi vite que tu le penses.
— Quel défaitiste, vraiment... Tu me crois si nulle que ça pour avoir peur d'une simple pluie et de ne pas revenir à temps avec de l'herbe pour mon cheval ? dis-je alors que je sentais la colère me monter au nez.
Même si ma voix restait posée, je pressentais que je n'allais pas tarder à exploser, si jamais il ne me laissait pas y aller seule, pour décompresser.
— Je n'ai jamais dit ça ! hoqueta-t-il. J'expliquais juste que...
— Je suis une femme et que je ne peux pas me débrouiller sans un homme portant une épée pour me défendre, complétai-je tout bas.
Je tentai tant bien que mal de garder un semblant de calme, mais c'était de plus en plus difficile. Voyant que j'étais prête à craquer, Démédie vint à mon secours, passa une main sous mon bras et, d'un sourire enjôleur, déclara :
— Je vais l'accompagner. Pendant ce temps, continuez à préparer à manger. Et comme nous en avons pour au moins une heure devant nous à l'aller et autant au retour, quand nous reviendrons, le repas sera chaud et nous pourrons y goûter et se détendre. Qu'est-ce que tu en dis, Paris ?
La bouche en « O », il était comme deux ronds de flanc. Une bouffée de gratitude monta en moi, même si je tenais vraiment à être seule. Néanmoins, sa présence me ferait aussi du bien. Et comme elle me l'avait dit plus tôt, passer un moment entre femmes n'était pas à négliger.
N'attendant pas de réponse, elle se déplaça vers la sortie et je la suivis, le sourire aux lèvres. Mais avant de partir complètement, je me tournai vers mon compagnon, m'approchai de lui et lui plantai un bisou sur la joue.
— Promis, je reviens en un seul morceau, lui chuchotai-je, plus douce.
— T'as plutôt intérêt, sinon c'est moi qui te découpes, grogna-t-il, même si son corps se détendait.
J'explosai de rire et me retournai tout en lâchant :
— Si c'est le cas, tu n'auras pas besoin de le faire, je serai déjà éparpillée un peu partout.
Quand je sortis enfin de notre abri, j'entendis son cri de rage qui accentua mon hilarité.
***
Après l'avoir remerciée de vive voix, j'avais quitté Démédie. Elle avait compris que j'avais besoin de respirer et de souffler, sans avoir quelqu'un à côté de moi. Cependant, elle n'était pas non plus ravie de me laisser vagabonder et m'avait promis d'être prudente avant de partir à l'opposé de mon chemin. Cela faisait maintenant plus de trente minutes que j'essayais de lutter contre cette pluie torrentielle, mais elle avait bel et bien gagné. Trempée de la tête aux pieds, les branches qui s'arrachaient des arbres à cause du vent venaient m'irriter la peau, tandis que la terre changée en bouillie me faisait irrémédiablement ralentir. Mes vêtements étaient bons pour être lavés.
Alors que je pensais enfin arriver à l'endroit indiqué succinctement par mon ami, autre chose que des gouttes de pluie m'effleura. Pensant d'abord à de la neige, je fermai les paupières de contentement, un sourire figé sur le visage. Puis, vint la surprise : de la neige à cette époque ? Nous entrions presque en plein été, malgré la tempête, c'était complètement fou.
Les paupières toujours closes, je tentai de me couper du monde pour ressentir exactement ce qui me tombait dessus. Le nez en alerte, je tentai aussi de humer l'air pour avoir un autre sens en activité. Une odeur des plus désagréables chatouilla mes narines. À présent, j'étais sûre que ce n'était pas des flocons. Mais bien pire.
Je revins soudainement quelques semaines plus tôt, lors de l'incendie du village. Les maisons en feu. Les habitants désœuvrés. Les orphelins depuis à peine quelques minutes. La cohue dans les rues.
Mon cœur se mit à cogner plus que de raison contre ma poitrine, et j'ouvris les yeux si vite, qu'un vertige faillit me faire tomber.
Levant le regard vers la montagne qui se dressait devant moi, je vis un large bandeau de fumée monter de plus en plus haut. Tout d'abord inquiète, je jetai de rapides coups d'œil autour de moi, mais me rappelai que j'étais seule. Parfois, je me détestais avec mes décisions impulsives. Je me morigénai intérieurement, puis me concentrai de nouveau sur ce qu'il se passait.
Peut-être que des gens avaient besoin de mon aide ! Même si j'avais pris la précaution d'emmener avec moi l'épée de Paris, si ce village était attaqué par des soldats, je n'avais aucune chance de m'en sortir. Et si jamais ce n'était que du feu, que ferait une lame contre la propagation de cette langue mortelle ?
Cependant, n'étant pas très bonne grimpeuse, je savais que monter ce pan de roche signerait sans aucun doute mon arrêt de mort, ou bien de lourdes blessures. J'étais persuadée que si je tardais trop, mon compagnon de voyage viendrait à mon secours, quitte à se perdre lui aussi ; il ne me laisserait pas tomber. Une sensation de chaleur parcourut mon corps entier, et durant quelques secondes, je me sentis plus légère, prête à tout pour sauver ces personnes dans le danger, sans pour autant mettre les deux pieds dedans. Inspirant profondément, je repris ma route, essayant de me créer un passage dans les hautes herbes, fouettées par le vent et la pluie. Elles étaient aussi maltraitées que moi, et cette constatation me rassura quelque peu.
Après plusieurs minutes de marche difficile, j'arrivai enfin au bord de l'énorme roche qui me bloquait à la fois le chemin et la vue. Je ne savais pas ce qu'il m'y attendait mais j'étais prête.
Tandis que je faisais un pas de plus, j'entendis un grondement. Étonnée, je sursautai et me rattrapai à la garde de mon arme, qui se planta dans la terre meuble. Les jambes fatiguées et flageolantes, je pris deux secondes pour me remettre et, alors que je me redressais, le même bruit sourd retentit, accompagné de frottements contre le sol. Sur ma droite, un arbuste assez haut pouvait très bien me cacher de cette visite inopinée, mais je n'étais pas sûre de pouvoir l'atteindre à temps. Je sentais que les pas se faisaient plus pressants mais surtout moins distants. Ils étaient proches, tout proches.
— Qu'est-ce que tu fais, idiot ? demanda une voix grave que j'étais persuadée d'avoir déjà entendue quelque part.
Je hoquetai et mis automatiquement la main sur ma bouche.
— J'ai cru entendre un bruit, répliqua l'autre d'une tonalité plus aiguë.
Les yeux écarquillés, je sentais mon corps se liquéfier sur place. Bien sûr que je connaissais ces voix ! Non, ça ne pouvait être eux, pas si tôt ! Combien de temps étions-nous restés dans cette grotte ? Depuis combien de temps étions-nous partis de ce village qui avait tourné au désastre ? Depuis combien de temps avaient-ils compris que l'on s'était échappés ?
— Tout est dans tes deux premiers mots, cracha le premier. « J'ai cru. » Tu crois beaucoup de choses, mais au final, tu ne fais rien pour les réaliser.
Je sentais tout le fiel qu'il mettait dans ses termes pour déstabiliser son coéquipier. À ce que je comprenais, l'entente n'était toujours pas cordiale. À force de se côtoyer, j'aurais pensé que le plus âgé prendrait sur lui. Je m'étais trompée. Il devait avoir un sacré cœur de pierre pour ne pas faire d'efforts. Après tout, être à la solde de la Reine Noire n'offrait pas tellement de possibilités de repentis...
Je ne pouvais pas les voir, mais j'imaginais bien son interlocuteur se ratatiner sur lui-même et ne rien répondre. D'ailleurs, plus aucun bruit ne montait à mes oreilles. Alors, j'osai un mouvement en pliant les jambes pour me redresser plus vite. J'eus à peine le temps de regarder par-dessus le feuillage, qu'une main se posait sur mon épaule. Si la seconde ne s'était pas mise simultanément sur mes lèvres, j'aurais sans aucun doute poussé un cri qui m'aurait fait repérer dans la foulée.
Mon palpitant cognait de toutes ses forces contre ma poitrine, tandis que mes yeux devenaient ronds comme des ballons. Passant l'une de mes paumes derrière mon dos, j'essayais d'atteindre mon attaquant, sans succès. Ce dernier avait bien vu ma manœuvre et se colla encore plus contre moi en posant sa bouche près de mon oreille.
À cet instant, j'eus la plus grosse peur de ma vie. J'imaginais déjà une dague se poser dans mon dos, le parcourir jusqu'à atteindre l'un de mes organes et le perforer. J'étais certaine d'une chose : je ne voulais pas mourir aussi bêtement. J'aurais bien contacté Paris, mais je savais que j'étais bien trop loin pour qu'il entende mon appel. Malheureusement, je ne pouvais pas non plus bouger. C'était sans doute un garde assez expérimenté pour savoir que ceinturer son adversaire était la meilleure des façons pour le bloquer et parer à toute attaque possible.
— Arrête de gigoter, me morigéna une voix. C'est moi, Démédie !
Son ordre fut exaucé dans la seconde. Rassuré, mon corps avait arrêté de bouger, mon cœur de cogner, et mes pupilles étaient revenues à une taille acceptable. Si j'avais pu souffler de soulagement, je l'aurais fait, mais elle bloquait toujours ma bouche pour me faire taire. Elle dut comprendre que je m'étais calmée, car mes lèvres retrouvèrent leur mobilité et je pus m'affaisser au sol.
— Non mais, ça va pas ! chuchotai-je, en colère. Tu m'as fichu une de ces peurs !
— Je n'avais pas le choix, répliqua-t-elle sur le même ton. Je t'ai vue te lever et te donner toi-même aux hommes là-haut !
— « Me donner » ? Mais ça ne va pas bien ! Jamais je n'aurais fait ça !
Elle secoua la tête, désespérée.
— As-tu au moins regardé sur quoi tes pieds reposaient ?
— Bah bien sûr que je...
Soudain prise d'un doute, je lorgnai le sol. Plusieurs brindilles ainsi que des feuilles mortes le jonchaient. Bien que nous soyons à une période chaude, ces dernières n'avaient sûrement pas dû apprécier cette température élevée. Je sentis mon sang se figer dans mes veines. Décidément, elle me sortait toujours de la mort.
En effet, si je m'étais plus levée, j'aurais donné l'alerte. La texture sur laquelle j'étais aurait craqué et fait trop de bruit dans ce silence lugubre. Le rouge me monta aux joues et je la regardai dans les yeux.
— Je ne sais pas encore combien de temps je vais devoir te le dire, mais... merci, dis-je dans un souffle.
Elle me répondit d'un sourire jovial et posa une main douce sur mon avant-bras avant de me désigner ceux que je guettais.
— Qui est-ce ?
Ma bonne humeur de retrouver mon amie s'écourta avec sa question.
— Des problèmes, grognai-je. Beaucoup de problèmes.
D'un regard sombre, je me relevai en essayant de faire le moins de bruit possible, attrapai Démédie par le bras et continuai :
— Rentrons, nous devons partir au plus vite.
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