Chapitre 16 :Troubles et vérités

— Ton... frère ?

Alors que je m'étais promis de ne pas avoir une réaction disproportionnée à son annonce, ma bouche s'était ouverte toute seule, et mes yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites. Son frère... C'était...

Je ne pus m'empêcher de jeter un œil vers cet inconnu qui n'en était plus vraiment un. Il avait certes la même couleur de cheveux que Démédie, mais... ses iris étaient noirs comme un gouffre sans fond et son sourire trop provocateur. Il portait un simple pantalon de soie blanc, accompagné d'une ceinture portée en travers du torse, soutenant une arme qui m'était encore mystérieuse. Non, décidément, ils n'avaient rien en commun, du moins du côté du caractère. Elle, douce, serviable et solidaire. Lui, impatient, grincheux et impertinent.

Paris me donna un coup de coude et je tournai la tête vers lui. Même si lui aussi semblait aussi choqué que moi, son petit rictus d'amusement me frustra plus qu'autre chose.

— Quoi ? dis-je, énervée.

— Ils se ressemblent quand même.

— Niveau caractère, on repassera, hein..., lâchai-je, tentant de me défendre.

Et adressant de nouveau la parole à notre compagne :

— Ton frère, hein ?

Elle hocha simplement la tête, ne sachant pas vraiment que dire de plus.

— Et... pourquoi est-il là, avec nous ? interrogeai-je.

— Pour ramener ma sœur à la raison ! éructa-t-il, toujours par terre.

— Toi, on t'a pas sonné. Je n'ai pas l'habitude de parler à des gens si peu civilisés que toi.

Bien que je me fusse éloignée sous le choc de leur lien de parenté, il resta au sol, reposa son crâne contre la pierre et croisa les bras sur son torse, vexé. Pire qu'un enfant qui n'a pas eu le bonbon qu'il veut...

— Je n'en ai aucune idée. J'étais pourtant persuadée de ne pas avoir été suivie.

— D'ailleurs, je crois qu'on ne t'a jamais posé la question, mais... comment se fait-il que tu aies été là quand le Gingwë nous a attaqués, Paris et moi ?

Mon interlocutrice baissa encore plus son visage, les joues soudain rouges. À mon avis, elle cachait quelque chose, mais cette fois je n'allais pas laisser passer. Elle nous devait des explications, et plutôt deux fois qu'une. Elle tordait maladroitement ses doigts, tandis qu'elle dansait d'un pied sur l'autre, ne sachant pas où se mettre. Même si elle ne me voyait pas, elle devait sentir mon regard acéré sur elle, et je fus plutôt fière de cet effet. Mon ami me pinça légèrement l'avant-bras, et je lui rendis son coup en le repoussant.

— Je... Quand je me sens trop oppressée là où je vis, surtout depuis que mon... notre père est malade, j'aime m'échapper de ma vie et me promener dans les contrées voisines. Je sais que c'est dangereux ! compléta-t-elle en entendant le grognement de son aîné – du moins, c'était l'impression que cela me donnait. Mais j'en ai besoin, rien que pour me sentir bien.

« Alors que je commençais à me détendre, j'ai entendu du bruit de votre côté. Je savais que cette grotte où vous logiez était un point d'encrage aux Gingwë et qu'ils aimaient s'y reposer, mais aussi surveiller les alentours pour une potentielle bagarre.

— Comment sais-tu tout ça ? la coupai-je.

— Mon père m'en a beaucoup parlé, lui qui a pu les côtoyer de près. Bref..., reprit-elle avec un peu plus d'assurance et ses pupilles vrillées aux miennes. Je connaissais aussi leur penchant pour le sang humain, et je n'avais qu'une peur : que l'un de votre race se soit trouvé face à eux, sans moyen de se défendre. Alors... j'ai fait ce que je pensais être le mieux.

— Totalement irresponsable ! cracha notre « prisonnier ».

— Ça suffit, Théonis ! Arrête ! Tu es peut-être l'aîné, mais tu n'as pas à me dicter ma conduite ! Si je n'étais pas intervenue, ils seraient sans doute morts à l'heure qu'il est !

Mon ami et moi eûmes un mouvement de recul. Depuis tout à l'heure, elle s'écrasait devant ce jeune homme, et de la voir s'énerver ainsi nous parut tellement inattendu, que nous fûmes étonnés. Les pupilles rondes, ma tête ne cessait d'aller dans un sens et dans l'autre, suivant ainsi leur échange houleux. Et elle avait raison : si elle n'était pas venue à notre secours, je ne serais plus là pour parler et bouger.

Un bras posé autour de ma taille me conforta dans ma certitude. Une vive chaleur monta dans mon ventre, pendant que des milliers de papillons déployaient leurs ailes et voletaient dans mon estomac. A contrario, la douleur qui s'était endormie dans mon dos suite au combat avec le Gingwë s'était réveillée, et une petite décharge électrique me parcourut le corps, cependant très vite occultée par la pression réchauffante de mon ami. Une sensation si agréable, que je ne pus empêcher un gémissement de passer la barrière de mes lèvres.

Malheureusement, mon blond préféré l'entendit et m'adressa un sourire narquois. Je secouai la tête, et me concentrai sur nos nouveaux... arrivants.

— Cela n'aurait pas été une grosse perte..., argua-t-il en levant les yeux.

Pour une fois, je ne réagis pas au quart de tour. Je trouvais ses réactions tellement puériles, que je soufflai intérieurement. Était-il vraiment possible d'être aussi bête que ça ?

— Il faut croire, oui, me chuchota mon guerrier en ricanant.

Je gloussai à mon tour.

— C'est tout toi, ça, de juger les gens que tu ne connais pas, attaqua de nouveau Démédie. Tu ne sais pas qui ils sont ni ce qu'ils vivent en ce moment. Eh bien, sache que je ne regrette pas mon geste inconscient. Oh, ne fais pas cette tête étonnée, je lis en toi comme dans un livre ouvert ! Moi, je leur fais confiance, et je suis contente qu'ils aient la vie sauve.

Ses paroles me touchèrent et je lui lançai un sourire sincère, même si elle fixait instamment son frère, qui se gaussait de cette situation. D'ailleurs, il décida à cet instant qu'il avait passé assez de temps au sol et tenta de se lever, les jambes tremblotantes. Cependant, Étiole en avait décidé autrement. D'un simple coup d'ailes, il reprit son envol en poussant un cri aigu, et plongea droit sur lui, le bec bien en avant. Théonis poussa un hurlement et leva les bras en l'air, tout en les secouant énergiquement.

— Étiole, ça suffit ! Reviens ici tout de suite !

Ma voix forte eut raison des choix de mon oiseau qui, comme quelques minutes plus tôt, vint se poser sur mon bras plié pour l'accueillir, vexé.

— Un de ces jours, tu retrouveras ton piaf de malheur, la tête plantée sur un piquet, s'égosilla l'agressé, après avoir repris contenance.

— Un de ces jours, dis-je en reprenant ses termes, tu trouveras tes attributs masculins loin de ton corps.

Pour ponctuer ma menace, je m'approchai de lui d'un pas chaloupé.

— Ne t'avise jamais de toucher à une seule de ses plumes. Si j'en vois une seule par terre, tu verras de quel bois je me chauffe. Et mieux vaut pour toi que tu ne sois pas en face de moi.

***

Plusieurs heures étaient passées depuis l'altercation entre ce Théonis et moi. L'ambiance était tendue, et j'avais du mal à décolérer. Je n'arrivais à m'apaiser qu'en présence d'Étiole et de mon cheval. Même si le second n'était pas doué de paroles, il arrivait à calmer mes pulsations cardiaques d'un seul coup de chanfrein ou par un simple câlin. Quant au premier... même son don de locution n'arrivait pas à me faire rire ou m'apaiser. Mes nerfs étaient noués, et de savoir Jen' encore mal au plus haut point, ne m'aidait vraiment pas à relativiser.

Démédie avait été le voir plusieurs fois dans la journée pour le nourrir et voir si son état s'améliorait, mais elle était toujours revenue le visage déconfit. Même si elle essayait de minimiser les choses, je comprenais au ton de sa voix que si nous ne trouvions pas dans le même temps un médecin capable de le soigner, ou du moins le garder en vie, nous le perdrions sous peu. Et cela, je me le refusais. Il était comme mon petit frère. Il était hors de question que je le perde, alors qu'il venait tout juste d'entrer dans ma vie.

Quant à Paris, il essayait tant bien que mal de me faire sourire. Me prenant délicatement dans ses bras, me massant les épaules pour les détendre, il trouvait n'importe quel moyen pour que je me sente bien. Il savait tout aussi bien que c'était voué à l'échec en ce qui me concernait, mais je lui étais reconnaissante d'essayer.

Assise sur le promontoire de la grotte, les jambes dans le vide, je ne sentis pas l'Elphyriade s'approcher et se poser près de moi. Pendant de longues minutes, aucune de nous deux ne parla, se contentant, chacune à sa manière, de contempler le panorama. Au loin, les champs plein de fleurs nous prouvaient que certaines contrées vivaient de couleurs et de chatoiement. J'avais encore un peu de mal à y croire, pour deux raisons : l'état dégradant de notre ami et le fait que ces fameux prés soient bien trop loin à pied pour les atteindre. Il nous faudrait plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour les fouler. C'était comme une oasis en plein désert : un mirage, que seuls nos yeux croyaient vrai.

Alors que je m'imaginais une vie paisible dans un lieu retiré de tout en compagnie de ceux que j'aimais, je sentis la main de ma compagne se poser sur la mienne et la serrer juste ce qu'il fallait pour me prouver son soutien dans ce que nous vivions. La gorge serrée d'émotions, je ne pus que lui faire une grimace qui était censée ressembler à un sourire, mais qui était loin d'en être un...

— Je sais ce que tu vis, chuchota-t-elle, en regardant droit devant elle.

De profil, elle paraissait sereine et confiante, mais sa voix la trompait. Elle avait buté sur chaque mot qui venait de sortir de sa bouche. Je ne pouvais pas lui en vouloir, juste confirmer ses dires. Oui, elle savait exactement ce que je vivais, mais elle, c'était pire. C'était son père, son sang, son pilier qui était entre la vie et la mort. Même si la douleur était bel et bien présente en moi pour les mêmes raisons, je ne pouvais m'empêcher d'avoir de la tristesse pour elle. Elle avait vécu des années, voire même des décennies, à ses côtés, le mal devait être encore plus fort, plus virulent.

— Moi aussi. Pour toi, ne sus-je que répondre.

Mon amie aux cheveux couleur des blés tourna la tête vers moi et la pencha sur le côté. Gênée, j'essayai de trouver une position plus agréable et toussotai.

— Enfin, je veux dire... Désolée pour ton père, ce doit être horrible.

Un léger rire troubla le silence qui s'était, pendant quelques secondes, épaissit.

— J'avais très bien compris ce que tu viens de me dire.

Étonnée, je clignai des paupières.

— Alors, pourquoi cette tête ? demandai-je, circonspecte.

Elle prit une grande inspiration avant de me répondre.

— Même si cela ne fait que quelques jours que je te connais, la fille combattante que j'ai appris à découvrir est loin. Où est celle qui a un caractère fort, qui ne se laisse pas abattre devant les obstacles ? Où est celle qui a du répondant face à mon ignoble frère ?

Elle laissa un court instant de calme et je ne pus m'empêcher de sourire à sa dernière question.

— Je n'irais pas jusqu'à dire qu'elle me manque, parce que, pour être honnête, tu es impossible quand quelque chose ou quelqu'un est contre toi, rit-elle, amusée. Mais te voir démunie n'est pas non plus un sentiment que j'apprécie. Tu m'as montré que tu avais une grande force, et c'est grâce à elle que je te respecte autant. Je ne dis pas que te voir dans ton état actuel enlève l'estime que j'ai pour toi, mais... il ne faut pas que tu te laisses aller à ton chagrin.

Confuse de tous ces gentils mots, je ne savais pas comment répliquer. J'évitais de bouger, pour ne pas qu'elle voie mon malaise, mais je lui lançai un petit sourire contrit, qui lui fit comprendre dans quel état j'étais. Pour faire passer cet instant embarrassant, je fixai mon regard vers l'étendue en face de nous, laissai quelques secondes au silence pour faire son œuvre et répondis, complètement à l'opposé :

— Où sont Théonis et Paris ?

Elle gloussa à mes côtés, et je ne pus empêcher une risette de se former au creux de mes lèvres.

— Ils sont partis chasser pour notre repas de ce soir.

Je ricanai à mon tour.

— Penses-tu que c'est une bonne idée de les laisser seuls avec des armes bien aiguisées ?

— Honnêtement, non. Mais il faut voir le bon côté des choses : s'ils n'ont pas le temps de trouver un animal à force de se taper dessus, nous aurons le privilège de goûter à un mélange d'humain et d'Elphyriade, hoqueta-t-elle, fière de sa réponse.

D'abord choquée par ses propos, mes yeux s'arrondirent avant de la suivre dans son hilarité. J'avais hâte de les voir revenir, pour savoir dans quel état ils allaient se présenter... Ça promettait soit un bon moment, soit un mauvais. Je priai intérieurement pour la première solution ; nous avions besoin de nous détendre.

— C'est fou comme ces derniers jours ont été remplis de bonnes et mauvaises surprises. Le Gingwë est arrivé trop soudainement. Après il y a eu ton apparition, celle de ton frère et...

Ma gorge se serra. Je disais certes les événements dans le désordre, mais le plus désagréable pour moi arrivait.

— Jen', chuchota-t-elle, voyant le mal que j'avais à ne prononcer ne serait-ce que son prénom.

Je hochai la tête et la baissai immédiatement, sentant les larmes affluer dans les yeux. Les traîtresses.

Démédie se racla la gorge, incommodée.

— Et Jen', qui s'occupe de lui, alors ? dis-je pour m'informer du plus important à mes yeux.

— Je crois qu'il est entre de bonnes... serres, me sourit-elle, et je compris immédiatement.

Étiole, malgré sa condition d'oiseau, prenait son rôle de protecteur à cœur. À partir du moment où je lui prouvais qu'une personne était digne de confiance, il la défendait au péril de sa vie. Même si, pour le cas de mon ami, une simple surveillance était suffisante. Si jamais son état changeait, je savais que mon compagnon à plumes me préviendrait. J'étais donc un peu plus sécurisée.

— Drôle d'oiseau, non ?

Elle n'avait pas dit cela méchamment, je le savais. Ce fut pourquoi j'acquiesçai simplement.

— Oui, c'est un peu ma moitié animale, me confiai-je. Je l'ai connu quand j'étais encore jeune. Il était tombé d'un arbre, et voulant le remettre dans son nid, j'ai fait l'erreur de le toucher. Sa mère l'a abandonné, vu qu'un humain avait laissé son empreinte sur lui. Puis, au fil du temps, un lien s'est créé entre nous.

Je ne voulais pas en dire trop. Même si j'appréciais sa présence, je ne lui faisais pas autant confiance qu'à Paris ou Jen'. Du moins, pas entièrement. Je décidai donc de garder ce fil magique pour moi.

— J'ai cru le comprendre. Il te respecte beaucoup et exécute tes ordres sans rechigner. Tu sais, j'ai vraiment eu peur qu'il blesse mon frère, me dit-elle dans un frisson.

— Je m'excuse de sa part, embrayai-je. Ce n'était pas ce que je voulais.

— Je le sais bien, me rassura-t-elle. Cependant, ça lui aura fait les pieds et touché son ego, ce qui n'est pas un mal.

Son ton ironique me fit exploser de rire : j'étais complètement de son avis. Comme s'il nous avait entendues nous moquer de lui, un grognement monta de l'intérieur de la grotte.

— Quand on parle du loup..., me glissa-t-elle, amusée. Nous devrions redescendre, je pense que le repas est arrivé.

— S'ils ne se sont pas déchirés entre temps et décidé de tout jeter dans une rivière ou un ravin, ajoutai-je, sarcastique.

Elle pouffa et opina.

— Il nous reste une seule chose à faire pour le vérifier, me dit-elle d'un clin d'œil. Viens.

Je me relevai et poussai un cri de surprise mêlé à de la douleur. Mes côtes et mon dos souffrant se rappelaient à moi. Ma collègue se rapprocha de moi, posa une main apaisante sur mon épaule et me fixa droit dans les yeux.

— Laisse-moi faire. Tu me fais confiance ?

Même si je ne savais pas ce qu'elle allait me faire, je hochai la tête. Démédie ferma les paupières, plaça sa paume libre dans le bas de mon dos et la remonta le long de ma colonne vertébrale jusqu'à revenir sur mes côtes. Durant son processus, j'avais ressenti une chaleur parcourir tout mon corps. Elle m'apaisa aussitôt et je soupirai de soulagement. Je sentis mes épaules s'affaisser, et le poids qui y stagnait disparaître. Ça faisait tellement de bien ! Elle me sourit, j'en fis de même et elle me désigna la grotte d'un signe de tête.

Alors que je passai devant elle pour rejoindre nos compagnons, elle m'attrapa le bras. Étonnée, je fis un pas de côté, mais ne fis aucun geste brusque.

— Parler avec toi, seule, m'a fait vraiment du bien. Tu es une femme vraiment forte et j'espère qu'un jour, tous tes soucis s'arrangeront.

Touchée, je la pris dans les bras, la gorge obstruée. Je l'espérais aussi.

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