Chapitre 1 :une nouvelle vie

Le sang frappait contre mes tempes, en même temps qu'il coulait au sol, s'intercalant dans les plinthes du parquet. Mes mains tremblaient et mon cœur menaçait de s'expulser de ma poitrine. L'homme à terre en était à ses dernières complaintes.

Voyant qu'il voulait m'adresser la parole pour la dernière fois, je pris sur moi et baissai mon oreille au niveau de sa bouche, retenant un sanglot.

— Tu n'es... pas coupable. Tu le sais... Tu vas t'en sortir... comme ta mère.

Je baissai misérablement la tête. Ma mère avait souffert jusqu'à la fin. Oui, elle avait été forte, mais je n'étais pas de sa trempe. J'avais des lacunes, énormément de faiblesses qu'une personne mal intentionnée pourrait découvrir.

Le blessé sembla lire dans mes pensées et leva sa main dans un ultime effort pour la poser sur ma joue, trempée de larmes.

— Tu t'en sortiras, répéta-t-il faiblement. Fais-toi confiance.

— Mon Roi, je...

Je me mordis la langue. Je savais qu'il n'aimait pas que je l'appelle ainsi quand nous étions seuls, mais je le respectais, même à l'article de la mort.

— Je ferai le maximum pour vous... te satisfaire.

Il acquiesça une dernière fois et inspira une grande goulée d'air avant de mourir.

Un cri de douleur vibra contre les murs de la pièce, avant que je ne me rende compte que c'était moi qui l'avais poussé. La seule personne qui me protégeait du monde extérieur venait de mourir. Assassinée.

En réponse au cri, la porte de sa chambre s'ouvrit avec fracas et deux gardes entrèrent, suivis du jeune homme qui assurait mes arrières, sur l'ordre de mon beau-père.

— Irianna, qu'est-ce qu'il...

Il se rua vers nous, laissa tomber son épée au sol et chercha un pouls ou quelque chose qui permettrait de voir que l'homme à terre était toujours en vie. Afin de lui laisser la place, je m'écartai un peu d'eux.

Après plusieurs secondes à tâter son cou, son poignet, il laissa ses mains tomber le long de son corps, baissa la tête et poussa un long hurlement.

Je tournai vers lui un regard ravagé, tandis qu'il écarquillait les yeux de terreur.

— Par Daméon, que lui as-tu fait ?

C'était à mon tour d'être transie de surprise. Il pensait que c'était moi qui...

Prenant appui sur mes mains, je me relevai, pantelante, et m'avançai vers celui que je croyais être mon ami.

— Tu... tu crois vraiment que je l'ai tué ? lui demandai-je, choquée.

Passant des doigts nerveux dans ses cheveux, il me fixa cependant d'un regard dur.

— Tu étais la seule à te trouver en sa présence, Iri.

Un frisson parcourut mon échine. Ce surnom avait été inventé par feu le roi quand je n'étais encore qu'une petite fille. À force de l'entendre, tous ses proches, ainsi que ceux travaillant au palais, avaient pris l'habitude de me l'attribuer. Mais seulement quand j'étais de bonne humeur.

— Non ! répliquai-je avec véhémence. Je n'étais pas seule.

— Alors où se trouve son prétendu assassin ? quémanda-t-il, ironique, cependant la voix tremblante.

À cet instant précis, j'avais envie de lui foutre mon poing dans la tronche. Mais cela n'aurait en aucun cas arrangé mes affaires, alors je me retins, mes mains serrées dans mon dos, là où personne ne les voyait.

Il s'est volatilisé, pensai-je, amère.

— Il a sauté par la fenêtre, mentis-je néanmoins.

Si je disais la vérité, je savais le sort qui m'attendait : la mort.

La magie était tolérée au royaume, mais la démence, non.

Beaucoup croyaient que ce don était néfaste. Qu'avec ce dernier, les gens pouvaient seulement faire le mal, qu'il n'y avait pas de bons côtés. Évidemment, je n'avais pas encore rencontré de personnes dotées de capacités surnaturelles qui en faisaient un noble usage, mais j'étais persuadée qu'elles existaient. Sinon, le monde ne pourrait être équilibré ; la nature dépérirait ; les sorciers profiteraient de la faiblesse des humains ; une tyrannie s'installerait et les plus faibles n'y survivraient pas.

Néanmoins, en Aldivyr, cet occultisme était vu comme une menace. Tous ceux parlant ouvertement de sortilèges étaient catalogués comme déments et emmenés directement devant le peuple pour être jugés, bien que la décision finale soit connue de tous : la mort. Purement et simplement.

Jartis avait essayé de faire enlever cette loi, mais elle était présente depuis tant de siècles que le royaume s'était soulevé. Mon bon roi n'avait plus eu qu'à se retirer et laisser cette haine envers cette particularité rester.

Pourtant, cela ne l'avait pas empêché de m'en parler, de m'en apprendre plus. Ainsi, il pensait que je serais neutre, que je pourrais faire la part des choses, ce qui avait été le cas. Malheureusement, la plupart de ceux que je côtoyais n'étaient pas de cet avis.

Et pour ces derniers, j'étais atteinte d'une maladie punissable par la loi. Ils attendaient plus que tout le moment où j'allais faire le faux-pas qu'ils souhaitaient. Cependant, je ne leur ferais jamais ce plaisir.

À présent que le roi était mort, ils n'hésiteraient pas à me maltraiter, même celui qui devait me défendre...

Il ricana, accompagné par les deux gardes à sa suite. Je lui lançai mon regard le plus incendiaire et son hilarité s'accrut. Soudain, les quatre termes que je craignais le plus sortirent de sa bouche comme un couperet :

— Emmenez-la aux cachots.

La bouche ouverte, je ne réussis même pas à placer un mot pour ma défense. Les deux hommes baraqués m'empoignèrent chacun par un bras, mais ils n'allaient pas me faire abdiquer ainsi. La rage contenue en moi depuis des années remplaça la tristesse d'avoir perdu celui que je considérais comme mon second père.

Je me débattis du feu du Dieu en donnant des coups là où je pouvais. Le premier atterrit sur le genou de l'homme de droite, tandis que le second atteignit les parties intimes de l'autre. Chacun grogna mais ne desserra pas sa prise pour autant. Ils étaient habitués à tenir tête aux prisonniers, et je le savais.

Malheureusement pour eux, je ne comptais pas être docile et jetée comme une malpropre dans une prison. Vêtue d'un pantalon d'équitation, ainsi que d'une chemise blanche qui, à présent, arborait la couleur vermeille du sang, j'étais plus libre de mes mouvements. À force de monter à cheval, j'avais acquis plusieurs particularités, dont la souplesse, qui m'aidait aussi énormément.

Simulant un calme qui était loin d'être égal dans mon cœur, je levai la jambe droite sans prévenir et la fourrai sans retenue dans la figure d'un des gardes. Comme je m'y attendais, il me relâcha pour retenir son nez, qui venait de craquer sous l'impact.

— Je ne te laisserai pas faire, Geldrick. Je te le promets, je me vengerai !

— Tu n'en auras pas le temps. Demain, ta tête sera séparée de ton corps, se gaussa-t-il, la main sur son arme.

Soufflée, je me laissai enfin faire par ses petits chiens, qui me menèrent jusqu'au sous-sol, là où j'allais pourrir quelques heures avant de succomber. Mais durant le trajet, je ne cessai d'insulter n'importe qui, de me débattre, d'essayer de m'enfuir. J'avais la haine au corps et ce traître verrait que je n'étais pas prête à lâcher prise.

Plus je croisais de gens, plus ces derniers se collaient au mur, de peur que je les attaque et que je les morde, ce qui eut le don de m'énerver encore plus. Comme si j'étais atteinte d'une maladie mortelle ! Je leur lançai à chacun un regard dont ils se souviendraient quand je les reverrais. Car il était certain que je ne mourrais pas. Je me défendrais jusqu'au bout, même si pour cela je devrais souffrir. Je devais honorer sa mémoire. Leur mémoire.

***

Cela faisait des heures que je pourrissais dans ma cage. Mes vêtements étaient sales et toujours tâchés de l'hémoglobine de mon père de substitution. Je m'étais escrimée à trouver une sortie de secours pour pouvoir m'échapper et être loin de ces gens qui ne voyaient que le mal en moi et pas ce que j'étais réellement. Ma chevelure rousse devait à présent être terne et couverte de poussière.

Être allongée au sol ne permettait pas de garder une allure intacte. M'étant énervée contre le mur qui m'empêchait de partir, mes mains étaient couvertes d'éraflures et de sang. Je rageais intérieurement de me sentir aussi faible et démunie.

J'avais toujours en tête la trahison de mon soi-disant ami, qui m'avait jetée ici sans une once de remords. Serrant les poings de colère, je gémis de douleur, oubliant qu'ils étaient à vif. Rageuse, je donnai un coup dans le sol, faisant voler la poussière jusqu'à mes yeux, qui me piquèrent. Des larmes d'impuissance naquirent mais je ne leur laissai pas le temps de couler. J'étais plus forte que cela. Ces perles d'eau étaient pour les faibles, et je n'en étais plus une dorénavant.

Un bruit aigu me fit sortir de mes pensées mornes et je sursautai. Voilà un garde qui venait me rendre visite. Je ricanai devant l'absurdité de la chose. Qui viendrait voir une folle à lier comme moi ? Le jour de mon exécution n'était pas encore arrivé, il me restait quelques heures de « repos ».

Les bottes claquaient contre le béton froid et j'entendais aussi les épées cliqueter entre elles. Je levai les yeux au ciel. Il fallait qu'ils soient tous assortis d'une panoplie inutile par ici. Jamais une seule attaque n'avait eu lieu dans ce château.

Je frissonnai. Si, une. Celle du roi Jartis. La seule et l'unique qui lui avait ôté la vie. Un grognement se forma dans ma gorge, que je ne pus empêcher de remonter à ma bouche.

— Ça suffit, ce n'est que moi.

Je hoquetai de surprise. Je reconnaissais évidemment cette voix qui m'avait accompagnée durant des années, mais il était mal venu de sa part de se présenter ainsi. « Ce n'est que moi ». Il croyait quoi ? Que j'allais lui tomber dans les bras après sa traîtrise ? Que j'allais pleurer tout mon soûl sur son épaule ? Que j'allais lui pardonner ses réactions de rustre ? Il se mettait le doigt dans l'œil.

Je restai assise à ma place. Je n'allais pas lui faire l'honneur de me relever en sa présence. Pour moi, il n'était plus rien, sinon un homme à abattre.

— Iri...

— Je t'interdis de m'appeler comme ça ! éructai-je, la voix rauque.

Ne plus parler pendant des heures avait asséché ma gorge et je dus tousser pour faire passer le picotement qui me grattait la trachée.

Ne tenant pas compte de mon attaque, il s'approcha de la grille qui me séparait de lui, sortit un énorme trousseau de clés, en choisit une et l'approcha de la serrure.

Surprise, je me levai et reculai. Qu'allait-il me faire ? Me tabasser ? Me... violer ? Les yeux écarquillés, je restai là à le fixer, essayant de trouver dans son regard une réponse à mes questions. Son visage était avenant, tout le contraire d'il y avait quelques heures. Ses pupilles bleus instauraient une certaine paix et une confiance que je n'avais plus à son encontre. Ses cheveux blond cassé entouraient sa figure, et sa mèche sur le front lui apportait un certain charme que beaucoup n'avaient pas.

Sa tenue était des plus sobres : un pantalon marron foncé, serti d'une ceinture noire, avec une boucle dorée comme accroche, une chemise blanche aux manches bouffantes et une surveste noire, allant avec la ceinture. Mesurant un mètre quatre-vingts, il était respecté et adulé de tous. En sa compagnie, les gardes restaient en retrait, sauf lorsqu'il leur demandait de s'inclure dans quelque conversation que ce fût.

Il était très rapidement monté en grade. À l'âge de vingt ans, il était entré dans l'armée, son rêve le plus ultime étant de servir le roi, être proche de lui et le défendre de toute attaque. À ses vingt-cinq ans, il était parvenu au sommet : en charge d'une dizaine d'hommes, il menait son bataillon d'une main de maître.

Lorsque Jartis l'avait assigné à ma protection, j'avais été ravie. Je lui vouais un grand respect, mais après ce qu'il venait de me faire, je ne lui faisais plus confiance.

J'entendis la porte s'ouvrir tout en le sentant s'approcher de moi. Je continuai de mettre de la distance entre nous et me rapprochai du mur du fond, qui me retint définitivement loin de lui. Trop proche.

— Irianna..., souffla-t-il, une main dans mes cheveux bouclés.

Je me dégageai violemment de lui et allai à son opposé.

— Ne me touche pas !

Les paumes en l'air, j'essayais de l'éloigner le plus possible de moi, mais ce rustre afficha un sourire.

— Ris tant que tu veux ! Pour moi tu n'es plus qu'un traître ! crachai-je.

— Irianna, écoute-moi...

— Non, je ne veux plus entendre ta voix. Je ne veux plus te voir. Plus jamais !

— Ce n'est pas ce que tu penses !

J'étais butée, et surtout pas prête à le croire. Il allait sûrement lâcher qu'il ne voulait pas ce qu'il m'arrivait, mais qu'il n'avait pas eu le choix. Il pensait vraiment que j'allais tomber dans le panneau ?

— Je n'ai pas eu...

Je ricanai. Qu'est-ce que je venais de dire ?

— Ne joue pas l'homme touché, s'il te plaît, ça ne marche pas.

— Pars.

Encore une fois, il avait réussi à me clouer le bec. En seulement quelques heures, à deux reprises je ne trouvais plus rien à répliquer.

— Pa... pardon ?

— Tu es libre. Va-t'en. Un cheval t'attend à la sortie.

Je restai deux secondes interdite, ce qu'il prit pour une demande d'explication.

— Je ne suis pas contre toi, Iri. Je ne l'ai jamais été. Mais devant les gardes, j'étais obligé d'appliquer la loi, fit-il dans une grimace. Je sais que ce n'est pas toi qui l'as tué. Ton amour envers lui est trop grand pour que tu sois violente.

Ses paroles étaient tellement vraies que je me raclai la gorge pour reprendre contenance.

— Et tu penses vraiment que je vais te croire ? Tu m'as fait passer pour une folle devant tout le monde ! Tu étais de leur côté, et moi, pour me défendre, je n'avais que la folie, ce qui accentuait mon état ! Tu as tout fait pour que je paraisse déséquilibrée, et maintenant, tu reviens vers moi en me disant que je suis libre ? Foutaises !

Il essaya de nouveau de me toucher, cette fois au bras, mais je m'écartai vivement de lui en lui donnant un coup dans la main. La sienne tremblait devant sa tristesse de me voir le repousser.

Je sus que je lui avais fait mal, car il esquissa un rictus de douleur. Tant pis, je ne regrettais pas mon geste.

— Je suis de ton côté, Irianna. Je te le promets. Je sais que le tueur du roi est à la solde d'une sorcière. Je sais qu'il s'est évaporé une fois le crime commis. Je sais que tu es innocente et je veux t'éviter la mort. Je comprends très bien que tu ne veuilles pas me croire, continua-t-il en me voyant lever les yeux au ciel, mais je te dis la vérité.

Gêné, il passa plusieurs fois ses paumes moites sur son pantalon, qui se froissa en quelques secondes. Je voulais le croire, mais... quelque chose m'en empêchait. Au lieu de me mettre au cachot, il aurait pu m'escorter pour ensuite me cacher, au lieu de cela, il avait fait la pire chose venant d'un ami. Et j'avais du mal à le lui pardonner.

— Alors qui est cette femme ? demandai-je pour le défier.

Il tiqua à ma question, puis finit par abdiquer, non sans un rictus de malaise.

— La Reine Noire.

Je me retins au mur, choquée par cet aveu. Ce qu'il disait était faux ! Mon souffle se coupa, mes jambes flageolèrent, et mon cœur tambourina encore plus contre ma poitrine.

— Pardon ? Mais ce n'est pas possible ! Elle est morte. Elle..., bégayai-je, baissant les armes.

— Non, elle s'est fait passer pour morte. Depuis des années elle fomente une vengeance contre Jartis, qui lui a tenu tête.

Je fronçai les sourcils. Qu'est-ce qui me confortait dans l'idée que tout ceci était vrai ? Pourquoi me dirait-il tout cela, comme ça ? Il devait bien y avoir quelque chose de caché derrière.

— Pourquoi tu me parles de ça alors que je suis clairement ta prisonnière ?

— Parce que tu es avant tout mon amie, au-delà de la situation d'aujourd'hui.

Comme pour se protéger de ce que j'allais lui asséner, il passa ses doigts sur la poignée de son épée, conforté de pouvoir se défendre.

— « Au-delà de la situation d'aujourd'hui », répétai-je en ricanant. Je ne l'ai jamais souhaitée, cette situation. Tout comme moi, tu sais que je ne l'ai pas tué !

Il baissa misérablement la tête, recula d'un pas, mais ne dit rien.

— Quelle contrepartie vas-tu me proposer pour ces informations ? crachai-je, les doigts serrés sur les barres de fer.

Il m'offrit des yeux exorbités avant de répondre :

— Aucune, voyons ! Je souhaitais juste que tu le saches !

Je voulais bien au moins lui accorder ce fait, même si je restais sceptique. Le bénéfice du doute était important. Il tenta alors un nouveau rapprochement, et avant que le bout de ses doigts ne touche ma peau, je le frappai de ma main gauche. Un « clac » sonore retentit, tandis qu'il gémissait de surprise.

Je revins alors sur la conversation principale.

— Mais pourquoi personne n'est au courant ? Pourquoi ne m'a-t-il pas prévenue ? demandai-je.

— Parce qu'il voulait être sûr de lui. Il ne désirait pas t'inquiéter pour si peu.

— Pour si peu ? hurlai-je. Il en est mort, je te rappelle !

— Je le sais ! répliqua-t-il en haussant le ton. Tu crois que je n'en suis pas touché ? Tu crois que je le prends bien ?

À présent, lui aussi était énervé. Je savais à quel point il respectait notre roi, je ne le blâmais pas pour ça. Il n'était pas fautif.

Je soupirai.

— C'est pour ça que je veux t'aider à t'enfuir.

— Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi ne m'en a-t-il pas parlé plus tôt ?

— Parce que maintenant qu'il est mort, la Reine Noire va prendre possession du château, du royaume et de ses environs. Et tu es en danger. Si elle te trouve, elle te tuera.

— Je ne comprends rien... Que me veut-elle ?

— Je suis aussi ignorant que toi, me dit doucement mon ami en toussotant. Le roi n'a jamais voulu m'expliquer ce qu'il en découlait. Il me laissait dans le brouillard, pour que je ne sois pas affecté et que le moment venu, je sache prendre la bonne décision.

— Qui est de me faire quitter le château.

— Qui est de te faire quitter le château, répéta-t-il.

Je soufflai une nouvelle fois. Je fermai les yeux et réfléchis deux secondes aux choix qui s'offraient à moi : partir et trouver un endroit où me cacher, ou bien rester ici et me faire tuer le lendemain.

Soudain, je tiquai.

— Tu ne comptais pas me tuer demain.

— Non, j'aurais simulé ta mort.

Je hoquetai, sous le choc.

— Comment ? soufflai-je, ayant déjà une idée bien précise derrière la tête.

— Je... J'aurais pris une autre femme dans ces geôles et lui aurai mis un sac sur la tête pour faire penser que c'était toi..., expliqua-t-il, mal à l'aise.

Je poussai un cri, horrifiée. Ce n'était plus le Geldrick rencontré voilà des années. Il faisait montre de sans-froid et d'aucun remord. Tuer une innocente pour me sauver moi ? Jamais de la vie !

— Geldrick !

— Je sais, je sais, je suis affreux ! Mais pour te sauver la vie, je serai prêt à tout, Iri ! répliqua-t-il en écartant les bras et en tentant de m'attraper le bras.

D'un coup, ses yeux étaient devenus brillants. Je suspectais les larmes se former dans ses pupilles. Il y mettait tant d'attention que j'en fus un instant déstabilisée. Bien sûr, depuis des années je le voyais tourner autour de moi, mais pour ma part, je n'avais ressenti rien d'autre que de l'amitié à son égard. Et il le savait.

Je baissai misérablement la tête et il en profita pour se rapprocher. Cette fois-ci, je le laissai faire. Il posa deux doigts sous mon menton, m'obligeant à ancrer mon regard au sien.

— Tu sais que je t'aime et je continuerai encore à te protéger même quand tu seras loin de moi, souffla-t-il dans un sanglot.

— Comment pourras-tu le faire si tu n'es pas auprès de moi ? contrai-je, une lueur de défi dans les yeux.

Mais ma voix me trahit. Mon ton était saccadé et empreint d'une tristesse que je ne pouvais pas dissimuler. Je savais que l'on allait être séparés d'ici quelques minutes, car j'avais envie de le croire encore une fois, et qu'il me dise la vérité à propos du cheval qui m'attendait à l'extérieur de ce tunnel.

— Je la mènerai sur de fausses pistes. Je te laisserai plusieurs heures d'avance pour partir. Voilà pourquoi je suis là en ce moment. Je ne permettrais à personne de te mettre la main dessus, et si ça arrivait, je me battrais bec et ongles pour te sauver.

Nos pupilles étaient rivées les unes aux autres et je ressentis tout l'amour qu'il me portait. Cet amour qui était à sens unique.

— Je sais que tu ne ressens pas la même chose que moi, mais la fierté que j'aurais de te savoir en sécurité sera le meilleur cadeau que tu puisses m'offrir.

Je lui souris, lui montrant ainsi que j'accédais à sa requête.

— Où dois-je aller ?

— Tout est indiqué dans les sacoches que porte ta monture. Mais éloigne-toi d'une vingtaine de kilomètres avant de faire une pause et de savoir où tu dois te rendre.

Il posa un doigt sur ma bouche, alors que j'allais répliquer.

— Va toujours tout droit et ne t'arrête surtout pas, répéta-t-il. Tu m'as bien compris ?

J'opinai de la tête, son index toujours posé sur mes lèvres.

— Très bien. Laisse-moi te faire mes adieux comme je le rêve depuis tant d'années.

Décalant sa main, il posa délicatement ses lèvres sur les miennes et m'embrassa fiévreusement, caressant mes joues du bout des doigts. Je m'accrochai à sa chemise. J'aimais le contact que je ressentais. C'était peut-être la dernière fois que je le voyais, et je voulais lui prouver que je tenais à lui, même si mes sentiments n'étaient qu'amicaux.

Soudain, il relâcha notre étreinte avec regret et se mit sur le côté, me laissant m'aventurer dans ce tunnel qui me redonnerait ma liberté.

J'acquiesçai et passai près de lui, prenant sa main dans la mienne pour le remercier de ce qu'il faisait pour moi depuis tant de temps. Il me sourit tristement et me montra la sortie. C'était le signe qu'il fallait que je m'en aille... sans me retourner.

Ce que je ne fis pas. Arrivée au tournant qui m'enlèverait à lui, je me retournai et mon cœur se serra. Les larmes roulaient sans discontinuer sur ses joues et son visage pourtant si radieux d'habitude était changé en un masque de tristesse qu'il devrait abandonner quand il reprendrait ses fonctions. Je le savais fort et capable de beaucoup de choses, mais je savais tout aussi bien que cette douleur resterait ancrée dans son cœur jusqu'à ce que nous nous retrouvions. Si jamais cela arrivait...

Je déglutis difficilement et le quittai des yeux en empruntant le chemin qu'il m'avait conseillé. Bientôt, je vis une lumière diffuse qui agressa mes rétines, jusqu'à ce que je m'habitue peu à peu à elle. Une brise vint me fouetter le visage, et un petit sourire contrit barra ce dernier.

J'étais enfin libre. J'allais m'échapper d'un lieu qui m'avait accueillie des années, j'étais triste, mais je savais qu'ainsi, j'allais honorer comme il le fallait ceux qui m'avaient aimée pour ce que j'étais.

D'un pas pressé mais sûr, je rejoignis ma monture, caressai son encolure et montai sur son dos. C'était parti pour des jours de chevauchée. Il fallait que je m'éloigne le plus possible.

Geldrick n'avait pas choisi le plus mauvais cheval. C'était celui qui était le plus rapide de l'écurie. Je le remerciai d'un sourire – même s'il n'était pas là pour le voir – puis talonnai cet équidé noir comme la nuit qui m'emmena plus loin que je n'avais jamais été.

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