Chapitre 7 : Le chasse-mort
Après plusieurs journées de route, Lucas et Etiam atteignirent enfin la cité de Mouri, l'ultime frontière entre le Maniemas et l'Iturie. Qu'un village il y a peine quinze ans, les tensions des régions du nord avaient depuis attirées l'attention des terriens et une base humanitaire fut installée à même pas deux heures d'ici. Des expéditions étaient souvent lancées dans ces zones ravagées par les guerres où des Casques bleus et des volontaires distribuaient nourriture et soins aux réfugiés, peu importe leur peuple, leur allégeance ou leur camp. Mais même malgré cela, la région était toujours considérée comme dangereuse pour les terriens, tout du moins certains terriens. Dans un boucan assourdissant, un aéronef passa au-dessus d'eux à basse altitude, toutes lumières allumées sous les yeux ébahis du Nados et en moins d'une vingtaine de secondes, ce n'était déjà plus qu'un petit point clignotant à l'horizon, disparaissant dans le bleu sombre de la nuit tombante. Le buggy quant à lui continua son chemin sur la route boueuse menant à l'intérieur de la cité dont les petits remparts de pierres donnaient l'impression que le moindre coup de vent pouvait les faire s'effondrer. Mouri n'avait pas l'air bien grande, ni particulièrement belle ou spéciale. Que de longues rues étroites où se trouvaient des lignées de petites bâtisses de bois, chacune éclairée par une poignée de lampions de papier brillant d'une lueur rougeâtre. Lucas n'osait même pas imaginer le nombre d'incendies qu'il devait y avoir avec de telles manières d'éclairages couplés à des habitations aux matériaux facilement inflammables. À leur étonnement, on pouvait apercevoir un petit nombre de véhicules terriens garés dans les rues comme des tout-terrains, des buggys et quelques camionnettes.
— Etiam, ouvre grand les yeux, on cherche une auberge, dit Lucas les yeux rivés dehors.
— Vous avez le nom ?
— On m'a dit de trouver « Les filles de Kas », un bâtiment de trois étages, toit de tuiles vertes avec une libellule de bois sculpté à l'entrée.
— Vous n'avez pas plus d'indications ? Ça me parait toujours un peu vague.
— On a rendez-vous avec un terrien donc son véhicule doit sûrement être garé devant, ou du moins dans les parages.
— Pour dire vrai, les chasses-morts ne m'inspirent pas confiance. Qu'on aille retrouver dame Akhesa tout seuls.
— L'Iturie est région immense, encore plus que le Maniemas, et je n'y suis presque jamais allé. Mon contact connaît la région comme sa poche... enfin, c'est ce qu'il prétend... (Il se mit soudainement à se frotter les sinus avec lassitude).Mais qu'est-ce que je fais ici bon dieu, c'est la dernière fois que je lui rends un service pareil, grommela l'anthropologue. Ça, c'est juste pour Akhesa, rien d'autre.
— Vous tenez vraiment à elle, n'est-ce pas ?
— Ben ouais, je veux dire... c'est quand même la première antéenne que j'ai rencontrée quand nous sommes arrivés. Je me rappelle encore quand je l'ai prise en photo... Ses yeux...
— Vous êtes amoureux d'elle ?
— Non, non, tu rigoles, j'espère ? Ce n'est pas ça, c'est juste qu'elle a... quelque chose de fascinant, je ne sais pas vraiment comment l'expliquer, c'est une fille intéressante.
— Une hyène, rien de plus. Autant que j'apprécie Terra et dame Yashey, elle, elle n'a rien de bon. Je n'ai aucune sympathie pour elle.
— Toujours pour cette histoire de duel ? Ce n'est pas dans vos traditions pourtant ?
— Si, mais ce n'est pas ça. Le duel était légitime, mais c'est ce qu'elle a fait après qui était inacceptable.
— Comment ça après ? Haji m'a seulement parlé du duel, s'étonna Lucas.
— Normal, n'y a pas de quoi être fière. Vous connaissez Akhesa, c'est un prodige du combat, rarement Nadu n'a vu de guerrière aussi talentueuse, ou de guerrier pour dire. J'avais quoi, neuf ou dix ans ? On s'était rassemblé dans l'agora. Il y avait un juge, la famille Kandos et Morenos bien sûr, des amis et moi-même et d'autres spectateurs. Enfin bref, vous la connaissez. Prétentieuse comme toujours, elle a demandé d'affronter carrément les trois frères, les uns après les autres. Rien que sa nonchalance énervait déjà le juge. Voilà que l'aînée s'élance en premier. Elle ne va même pas attaquer, juste tourner autour de lui en le provoquant, jouant avec lui comme un enfant qui embêterait son petit frère. Après son petit jeu, paf, elle lui tranche le jarret et une fois tombé à genoux, lui enfonce son glaive dans la gorge. Son frère fou de rage va lui sauter dessus sans réfléchir. Là, une lame dans l'estomac suivit d'une décapitation rapide et net. Sa tête avait même roulé jusqu'à nos pieds. Le benjamin, terrorisé, va vite déclarer forfait et le juge annoncera la fin du combat, mais Akhesa n'en aura cure. Elle va se ruer vers lui mais sa mère s'interposera entre les deux. Je m'en rappelle encore. Son glaive s'était enfoncé dans son épaule jusqu'au sein, lui coupant presque le bras d'un coup. Vous savez comment ça se passe chez nous. Couler le sang des nôtres est un crime grave, mais là encore, c'était un accident. Mais au lieu de demander le pardon du juge, elle dira juste, je cite : « Cette chienne de Morenos n'avait qu'à pas se mettre sur mon passage», tout avant de cracher sur son cadavre.
— Ah... Et bien... Je comprends pourquoi on ne m'a rien dit.
Lucas ne savait pas quoi répondre, mais néanmoins, il ne fut qu'à moitié surpris. Ça correspondait parfaitement à son caractère et se rappela la fois où elle avait pointé sa carabine sur lui pour revenir quelques heures après avec la tête du nomade tatoué. Malgré tout cela, il n'arrivait pas à la haïr, même si c'était probable que cette dernière n'en avait cure.
—... donc vous voyez, après ça, vous comprendrez qu'elle ne soit plus trop la bienvenue à Nadu, continua le jeune fusilier. Mais ce n'était pas ça la véritable raison qui avait encouragé les anciens dans leur sentence, car croyez-moi... (Il s'interrompit et pointa une bâtisse du doigt). Là, maître Lucas, une libellule derrière un véhicule terrien, sans aucun doute notre auberge !
Il avait raison, l'endroit correspondait exactement à la description qu'on lui avait donnée. Néanmoins, en voyant la jeune femme aux seins nus penchée au balcon, Lucas eut de soudains doutes sur l'endroit. Une poignée d'hommes ivres se tenaient à moitié endormis à l'extérieure de l'établissement, surveillé par une brute tatouée qui se tenait à l'entrée, et un début d'agacement put se lire sur le visage d'Etiam.
— Une maison de plaisir ? Voilà donc où se trouve votre « contact » ? Vous vous moquez de moi ?
— Je ne sais pas moi, c'est exactement l'endroit qu'il m'a indiqué, se défendit-il. Ce n'est pas de ma faute si c'est un bordel. De toute façon, ce n'est pas comme si on allait loger là-bas. On retrouve juste le gars et on s'en va, c'est tout.
Le Nados souffla de mécontentement avant de s'installer confortablement dans son siège.
— Allez-y donc. Moi, je ne mets pas un pied à l'intérieur.
— Ça va, elles ne vont pas te manger.
— De toute façon, mon cœur appartient déjà à quelqu'un d'autre, de telles perversions ne m'intéressent pas.
— Comme tu veux Etiam, je serais de retour en un rien de temps.
La première chose qu'il remarqua à son grand étonnement fut le calme de l'endroit, tout le contraire de ce qu'il s'était imaginé. Au fond de la salle se trouvait une femme jouant de la cithare accompagnée d'un tambour et d'une flûte et à part cela, aucun cri, aucun rire, juste de lourdes respirations, des gémissements et des murmures. Il faisait assez sombre, les seuls éclairages étant des lampions similaires à ceux de l'extérieure, noyant les lieux dans une étrange aura rougeâtre, et une lourde odeur d'encens flottait dans l'air. Des canapés en formes d'alvéoles légèrement enfoncés dans le sol étaient disposés un peu partout, couverts d'un léger voile pourpre qui laissait apercevoir les ombres de corps entrelacés pris dans leur acte dont les éventuels coups d'œil des surveillants n'avaient pas l'air de déranger. Une élégante femme vêtue d'une magnifique toge de lin, ses cheveux charbon parés de bijou d'or, vint à sa rencontre.
— Je devine à votre habillement que vous êtes terrien, et à votre démarche que c'est votre première venue. Vous avez fait le bon choix, cheveux d'or, vous ne trouverez pas de meilleure maison à la frontière. Suivez-moi.
— Au fait, je viens ici pour autre chose...
— Vous me direz tout ça une fois confortablement installé maître terrien. N'ayez crainte, on a tout ce dont vous rêvez ici.
Malgré ses maigres protestations, la femme le tira par le bras jusque dans une des alvéoles et disparut immédiatement après. Une jeune fille arriva et lui servit un verre de vin avant de disparaître elle aussi une fois sa tâche finie. Après quelques minutes, la première femme réapparue accompagnée de trois autres légèrement vêtues.
— Je vous propose trois des plus belles fleurs de Mouri, allant de la brûlante Inanna, à la douce Kushi, passant par l'agile Eleana dont les maîtrises de l'art de l'amour vous laisseront dur pendant des mois... ou l'inverse plutôt, ricana-t-elle.
— Je n'en doute pas une seconde, mais je ne suis pas ici pour ça, je cherche quelqu'un.
— Nous assurons l'anonymat de chacun de nos clients, je crains que je ne puisse vous renseigner.
— Ce n'est pas pour ça. Un ami terrien m'a donné rendez-vous ici, un homme dénommé Jesse Cassey...
— Ah, dans ce cas c'est différent. Il est à l'étage. Vous êtes sûr de ne pas vouloir profiter de mes nymphes d'abord ? insista-t-elle.
— Je suis désolé, mais je suis dans l'obligation de décliner. Vous comprendrez que je suis un peu pressé...
— C'est dommage, vraiment. Suivez-moi, je vous prie.
Après être sorti de l'alvéole, la femme le guida jusqu'au second étage qui ressemblait plus à quoi l'on pouvait s'attendre d'une auberge ordinaire, disposant de plusieurs chambres individuelles conférant aux clients potentiels confort et anonymat, un luxe plutôt rare dans la région. Elle le guida jusqu'à la dernière et le laissa devant la porte. Lucas frappa quelques fois, mais ne reçut aucune réponse. Il se décida d'ouvrir, grimaçant d'avance au spectacle qui risquait de se présenter à lui mais à sa grande surprise, il le vit sur le lit, écouteurs aux oreilles, cigarette à la bouche, en plein entretien de ses deux drones-caméras. Il n'avait pas l'air de l'avoir remarqué et Lucas fut forcé de rester sur le seuil à marteler la porte pour avoir une réaction de sa part. Jesse ne fut qu'à moitié étonné en voyant l'homme qui l'attendait.
— LUCAS, C'EST ÇA ?
Il n'entendit pas la réponse et se rappela soudainement des écouteurs qu'ils portaient, qu'il s'empressa de retirer.
— Désolé. Je suppose que c'est vous Lucas ?
— Ouais, et vous Jesse Cassey.
— En personne. Clope ?
— Je ne fume pas. En tout cas, vous avez trouvé un sacré endroit où loger...
— Pas le choix, répondit-il en tapotant le bout de sa cigarette dans un petit cendrier portable. Ce n'est pas rare de voir quelques Casques bleus passer par Mouri et je ne veux pas de problème, vous comprenez.
— Ouais, ouais, je comprends. Sinon pour ce que je vous ai demandé ?
— Tout est bon, je sais exactement où ils se trouvent. Les nomades sont tout au nord de l'Iturie, à cinq heures de route de Kouraï, j'ai leur location exacte.
— Et vous êtes sûr que vos infos sont fiables ?
— Aussi fiables que puissent être les drones de reconnaissance de l'avant-poste Alamo.
— Attendez, vous êtes en train de me dire que vous vous êtes introduit dans le système de reconnaissance d'une base de l'armée ? blêmit Lucas.
— Un homme doit faire ce qu'il doit faire pour manger, répondit-il avec désintérêt. Tu peux me tutoyer si tu veux.
— Mais qu'est-ce que je fous ici, qu'est-ce que je fous ici... Bon, tu saurais nous guider jusqu'à eux ?
— C'était mon intention depuis le début.
— Ok, ok... Quand est-ce que t'es prêt à partir ?
— Maintenant. Je pourrais finir mes réparations dans la camionnette. On s'arrache ?
— Après toi Jesse.
Etiam se trouvait appuyé sur le buggy à observer les passants et haussa un sourcil à la vue du terrien portant ses deux drones sous les bras. Son bras droit était couvert de tatouages représentant tout et n'importe quoi, passant d'un bulldog portant des lunettes de soleil à un champ de roses. Il avait aussi des étoiles tatouées allant du bas de l'œil jusqu'à la joue. Malgré ça, il n'avait pas l'air bien méchant, au contraire, l'exact opposé du dur à cuire qu'il s'était imaginé. Malgré sa longue barbe, il était plutôt maigre, ayant des cheveux teints en bleu clair, et son habillement tout en couleur avait même de quoi faire pâlir Terra. Pour être honnête, il aurait aimé l'avoir à ses côtés pour qu'elle lui donne son avis sur cet étrange personnage. Était-ce donc cela la mode chez les terriens ? Un niveau d'incongruité que même son excentrique amie n'avait pas réussi à atteindre ? Il décida quand même de lui adresser la parole quand ce dernier croisa son regard.
— C'est donc toi le chasse-mort ?
— Le chasse-mort ? Hé, Lucas, tu connais ce type ?
— Il est avec moi. Jesse, je te présente Etiam. Etiam, voilà notre chasse-mort.
Le Nados se contenta seulement de lui faire un petit salut méfiant.
— Bon, on va me dire ce que c'est un chasse-mort à la fin ?
— C'est leur manière à eux d'appeler les chasseurs d'extrême, répondit calmement Lucas.
— Aaah, je vois, je vois. Ça me plaît bien comme nom. « Jesse Cassey, le chasse-mort à la découverte des plus grands dangers d'Antée » ... Je crois que je pourrais marcher avec ça.
Voilà des heures que Jonas attendait dans le bureau totalement vide si l'on ne comptait pas le « gardien de la paix », un de ces androïdes qui soutenait les forces de l'ordre, qui le fixait de ses deux capteurs jaunâtres qu'il avait en guise d'yeux. Une fenêtre couverte par un rideau blanc donnait sur l'extérieur du commissariat, directement sur la rue, mais se trouvait trop haute pour qu'on puisse y regarder à travers. Dans la salle d'à côté, l'inspecteur Alexis Sanders relut une dernière fois ses dossiers sur sa tablette, sous l'œil peu convaincu du commissaire, un vieil homme d'une soixantaine d'années dont les cheveux brun-gris étaient tirés en arrière. De toutes les affaires qu'il avait, celle-ci l'intéressait le moins et seules les incessantes réclamations d'Alexis le firent céder. Il avait déjà bien assez à faire avec les terriens pour qu'on s'intéresse aux histoires des locaux.
— Donc Toutos Kahi, trente-trois ans, marié et père d'un fils de quatre ans. Ce dernier essayait de se réfugier au centre-ville, fuyant les districts en se sachant en danger. Hélas, le pauvre gars échouera et on retrouvera le lendemain sa femme et son fils déchiquetés par ce qui était sans aucun doute des ahutas...
— Des « ahutas »? questionna le commissaire curieux.
— Des sortes d'horribles bestioles à la mode chez eux apparemment. On les trouve dans le nord de l'Iturie et sont distribués un peu partout par des chasseurs après les avoir dressés. Semblerait que ce soit un business pas mal lucratif chez les locaux. En tout cas, ce que vous devez retenir commissaire, c'est que ces saloperies sont aussi voraces que vicieuses. Enfin bref, là où nous avons retrouvé les corps, enfin ce qu'ils en restaient, un message était écrit sur le mur disant je cite « La meute trouve toujours sa proie ». Toutos lui, toujours vivant, gardera le silence jusque quand un de mes contacts réussit à lui retirer un nom : « La guêpe ». Et c'est là que ça devient étrange. Premièrement, nous étions seuls, mon contact, Toutos et moi, et nous seuls avions entendu ses aveux. Ils nous avaient demandé des papiers pour rejoindre la métropole que je lui ai fait faire sur le champ, mais même pas trois heures après, je le retrouve chez lui, pendu par les pieds et égorgé comme un vulgaire animal.
— Ton contact ?
— Fort peu probable. C'est le fils d'un noble ou d'un haut fonctionnaire de Nadu, quelque chose comme ça, et tient à sa communauté. C'est pour cela qu'il a accepté de m'aider. Néanmoins, un truc curieux, c'est qu'avec le message, trois yeux y avaient été grossièrement dessinés, aux pupilles vertes, un vert émeraude, ou jade, un vert fort quoi. Je n'ai pas vu beaucoup d'antéens aux yeux comme ça à part mon contact. Coïncidence ? Peut-être, peut-être pas.
— Ok, ok, mais quel est le rapport avec... c'est quoi encore son nom ?
— Toutos Kahi ?
— Non, le type que t'as coffré bien sûr! Je suis ici pour lui à ce que je sache.
— Jonas Costa, oui. Né sur terre à Anchorage, vingt-sept ans, casier judiciaire relativement léger, mais le présentant comme un individu à tendance toxicomane, accusé de vente de drogues illégales et ayant purgé une peine sur Terre de trois mois de travaux d'intérêts généraux.
— Rien de bien terrible, répondit mollement son supérieur. Si l'on devait coffrer chaque camé d'Antée, les rues seraient déjà vides à l'heure qu'il est.
— Oui, mais laissez-moi finir s'il vous plaît. Je m'en contrefous qu'il aime se droguer ou pas, mais le fait est qu'après avoir découvert le meurtre, sur le chemin de retour, je trouve ce type à même pas quinze minutes de chez Toutos, et encore moins du lieu du crime, en train de discuter avec un Antéen avec un ahuta en laisse. Jamais un terrien n'irait s'aventurer aussi loin et l'antéen lui proposait même de l'escorter en sécurité hors des districts. Vous ne trouvez pas ça suspicieux ?
— Ben... je ne sais pas... Oui, non, peut-être ? Le gars s'est peut-être perdu ?
— Perdu ? À dix minutes d'un lieu de meurtre ? Accompagné d'un homme ayant en laisse le même type de créature ayant bouffé la femme et le gosse de la victime ? Vous pensez vraiment qu'il s'est perdu ?
— Dit comme ça, évidemment que ça parait suspect... Très bien, je te laisse le bénéfice du doute, mais j'espère pour toi qu'il n'est pas innocent Alex.
En voyant l'homme enter dans le bureau, Jonas eut immédiatement le réflexe de se lever en protestation, mais fut reposé de force par le gardien de la paix qui se contenta de lui lâcher qu'un simple « assis » de sa voix froide et métallique. Il reconnut immédiatement l'homme qui l'avait arrêté et accessoirement presque déboîté l'épaule. Sans mot dire, il s'assit à son bureau, en face de lui, et après avoir posé sa tablette, sortit une petite caméra ronde qu'il installa entre les deux. Il le fixa de ses yeux noirs qui ne dégageaient aucune expression, avec un visage totalement neutre, comme s'il était totalement désintéressé par la suite des évènements.
— Vous savez que je peux me plaindre pour brutalité policière ?
— C'est ça, c'est ça... sinon, comment tu trouves Antée jusqu'à présent ? Ça te plaît ?
— Jusqu'à aujourd'hui, ouais. Ça vous arrive souvent d'arrêter des gens sans raison ici ?
— Seulement ceux qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment...
— Et je me trouvais où quand exactement ?
— C'est qui le flic ici ? Toi ou moi ? répondit froidement l'inspecteur. Laisse-moi t'expliquer quelque chose. Je n'ai pas l'autorité d'arrêter un Antéen dans les districts mais toi, tu peux aller où tu veux, même à l'autre bout du monde, je pourrais te coffrer. Mais tu ne m'intéresses pas, je veux l'autre. Dis-moi ce que je veux savoir et tout se passera bien. Je veux juste le nom de l'antéen avec toi, ta relation avec lui, et ce que tu faisais enfoui aussi profondément dans les districts.
— Mais qu'est-ce que vous ne comprenez pas quand je vous dis que je ne le connais pas ce type !?
— Alors qu'est-ce tu foutais là-bas à faire ami-ami avec lui !
— J'étais perdu ! P-E-R-D-U ! Je me baladais tranquillement, j'explorais, j'avais aucune idée où j'allais et ce type m'a abordé de nulle part et m'a bousculé, et son machin m'a presque sauté dessus. Je vous dis que je ne le connais pas !
— Il t'a bousculé ? Pourquoi ?
— Comment ça, pourquoi ? Je ne sais pas, il ne m'a pas remarqué, il pensait à autre chose, c'est quoi cette question ?
— Est-ce qu'il était pressé ? Comme s'il revenait ou se rendait quelque part d'important ?
— Je... je ne sais pas, peut-être... sûrement... En tout cas, sa bête avait l'air à cran. Dès que j'ai touché son maître, j'ai cru qu'elle allait me sauter à la gorge.
— Ok, écoute bien Costa, dit-il fermement. Je veux savoir au mot près TOUT ce que vous vous êtes dit, jusqu'au moindre détail anodin.
— Alors, t'en as tiré quelque chose de ton gars ? répondit le commissaire en grignotant un biscuit.
— Je pense qu'il dit vrai, il doit être innocent.
— Donc c'est un problème entre locaux ?
— C'est ça.
— Et bien tant mieux, ce ne sont plus nos affaires. Libérez notre gars avec toutes les excuses des forces de l'ordre de la métropole terrienne d'Antée, etcétéra, etcétéra, comme d'habitude.
— L'affaire n'est pas réglée, commissaire. J'ai quand même trouvé quelque chose.
— Ce ne sont plus nos affaires, Alex.
— Ce sont toujours les miennes. Les Antéens de la métropole sont sous ma responsabilité et je ne vais pas laisser une bande de... fous furieux semer la terreur en toute impunité.
— Tu l'as dit toi-même, les Antéens de la métropole, répondit-il avec une intonation faussement désolée. Eux, ce sont les Antéens des districts à la bordure de la métropole, c'est hors de notre juridiction. Je suis désolé de te l'annoncer, mais nos amis locaux vont devoir s'occuper de cette affaire eux-mêmes...
Il n'arrivait pas à y croire. Il s'apprêta à s'énerver, mais se calma rapidement, tenant trop à son poste, et se contenta de souffler d'exaspération. Gardant tant bien que mal son sang-froid, il ne baissa pas les bras et continua ses tentatives à faire entendre la raison à son supérieur.
— Rog... Monsieur le commissaire, ce n'est pas notre devoir de rendre Antée plus sûr ? Non seulement pour les terriens, mais pour tous ?
— Et pour faire cela, il faut commencer ici. On a déjà assez à faire à la métropole.
— Mais vous vous foutez de ma gueule ? Pardon, enfin, ce que j'essayais de dire c'est que justement, il ne reste plus rien à faire. C'est la ville la plus sûre que je connaisse, c'est sûrement même la ville la plus sûre qui existe, que ce soit sur Terre ou ici.
— Parfait, ça veut dire qu'on fait bien notre boulot, sourit son supérieur en tapant dans les mains de satisfaction.
Alexis n'en pouvait plus. Néanmoins, il lui restait une dernière carte.
— Si je peux insister, la victime était techniquement un résident de la métropole.
— Et comment, si je puis me permettre ?
— Toutos Kahi avait, selon notre accord, obtenu ses papiers de résidence en échange d'informations pouvant compromettre les criminelles en question. Il avait beau vivre dans les districts, il est mort en ayant sa citoyenneté et donc c'est notre devoir de lui rendre justice et de mettre ses meurtriers hors d'état de nuire derrière les barreaux.
— Tu sais que t'es pénible, souffla son supérieur, vraiment pénible.
— Tant mieux, c'est que je fais bien mon boulot monsieur, sourit-il.
Le ciel commençait à prendre une nuance rosée tournant lentement au mauve et les derniers rayons du soleil se reflétaient sur le verre recouvrant le flanc des bâtiments, les peignant d'un orange sombre, un superbe mariage de couleur qui donnait un air de tableau au centre-ville. La tête appuyée contre la vitre du bus, Alexis contempla son nouveau chez lui et fut soudainement pris d'un élan de nostalgie, de mal du pays ou dans ce cas, de mal de la planète. La métropole était magnifique, les architectes ayant opté pour un mélange de style terrien et d'architecture antéenne qui donnait une expressivité et un caractère unique à la ville, contrairement à celles terriennes qui étaient elles mornes et monotones. Néanmoins, la vue de ces rues à moitié vides, de ses routes non embouteillées, lui donnait presque un aspect de ville fantôme. Même dans un bus ayant la capacité de transporter une centaine de personnes, qui aurait sûrement été rempli sur Terre, il n'y avait qu'une vingtaine de personnes assise de façon éparse un peu partout. D'ailleurs, on pouvait noter que le bus était une de ces nouvelles versions automatisées, totalement silencieuses, qui donnait l'impression de flotter sur la route, une véritable fortune juste pour une poignée de personnes. Bien sûr, beaucoup émigraient justement pour toutes ces raisons et voyaient cela comme un petit coin de paradis perdu entre les étoiles, mais lui la trouvait étrangement mélancolique.
« — Nord-Est Esperance — » dit une voix robotique provenant de l'intérieur du bus. Il était arrivé chez lui. Il avait un agréable petit loft qu'il partageait avec sa compagne, deux étages éclairés par une large verrière au toit. Malgré tout ce qu'il pouvait dire sur la métropole, son chez-lui était bien plus agréable que tout ce qu'il avait déjà eu sur Terre. Lisa se trouvait assise à son bureau, lunette au nez, finissant de quelconques rapports tout en mangeant son repas d'une main distraite. Elle se contenta d'un petit salut rapide sans détacher les yeux de son écran et Alexis se contenta de lui déposer un baiser sur la joue en cherchant lui aussi de quoi manger.
— Alors l'enquête, ça avance ?
— Doucement mais sûrement. Tout le monde s'en contrefout mais moi, j'avance mine de rien. J'ai une nouvelle piste justement.
— Vraiment ? Raconte.
— Des Phiries, « bonnes à croquer » apparemment.
— Des Phiries ? Et c'est quoi des Phiries ?
— Des jeunes femmes selon mon homme, le visage maquillé de plusieurs traits bleus, deux petites tresses sur le côté décorées de plusieurs petits accessoires, habillé comme dans les régions de l'ouest, à la Maniemane.
— Jamais entendu parler. C'est léger comme piste. T'es conscient qu'il y a des centaines de peuples différents sur Antée ?
— Et bien justement, d'après mes recherches, les Phiris ne font pas partie des grandes cultures antéennes répertoriées. Donc ça doit sûrement être un petit peuple perdu connu seulement par ses voisins. Mais le type avec son ahuta, lui, les a directement reconnues ! Si j'arrive à découvrir d'où viennent les Phiris, j'aurais des idées sur d'où peuvent bien venir nos fous furieux et grâce à ça, savoir sur quelle communauté je dois concentrer mes recherches.
— Et bien... quel zèle mon vieux, répondit sa compagne admirative. Tout ça avec les descriptions d'un seul témoin.
— Faut encore que ce gars m'ait raconté la vérité, peut-être que c'est une invention totale de sa part, mais j'en doute fort. La description m'avait l'air trop détaillée. Dès que j'ai du temps libre, j'en parle avec mon contact.
Il avait fini son bol de nouilles et finit d'une traite la soupe dans lesquels elles étaient trempées.
— Ça te tient à cœur on dirait.
— Quoi ça ?
— Cette enquête.
— Évidemment, ces malades vivent à une dizaine de kilomètres à peine de chez nous. Comment veux-tu éduquer des gosses dans des conditions pareilles ?
— Je ne suis pas un inspecteur de police, mais j'en déduis que t'essayes d'insinuer quelque chose et je suis presque sûr que tu sauras déduire ma réponse.
— Lisa, penses-y, insista-t-il. On vieillit mine de rien.
— Raconte pas n'importe quoi, on est encore jeune, on a bien assez de temps. Là pour l'instant, aucun de nous n'en a. En plus, je ne pense pas avoir la force ni la patience d'éduquer un enfant. Dans quelques années on verra, promis. Sinon, tu peux prendre une douche ?
Alexis savait que c'était peine perdue. Contrairement au commissaire, ce n'était pas facile de faire changer d'avis Lisa et malgré son rêve de fonder une famille, il devait admettre que sa compagne avait raison. Il n'avait pas le temps. Trop occupé à ne rien faire. Il comprit juste maintenant ce qu'elle voulait dire et remarqua sa chemise trempée de transpiration par ses incessants aller-retour du jour et n'osa même pas imaginer l'odeur qu'il devait avoir. De toute façon, n'y avait-il pas de meilleure manière de finir sa journée que sous une bonne douche froide ?
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