Chapitre 4 : Le centre du monde

Il avait l'impression que l'homme à sa porte n'allait pas tarder à la défoncer s'il ne lui ouvrait pas immédiatement. Des centaines de parchemins étaient entreposés un peu partout dans sa cave et Etey avait passé toute sa journée à en chercher un, les chiffres mensuels des greniers à grains de l'année dernière que le conseil lui avait réclamés. Malgré toutes ses requêtes et supplications, ils refusaient formellement les méthodes de gestion plus moderne comme les banques de données numériques, les ordinateurs ou encore même les tablettes qu'on pouvait facilement se procurer chez les terriens. Nadu avait horreur du changement, comme si le progrès la répugnait et l'inconnu l'intimidait. C'était difficile pour lui de vivre ainsi, lui qui avait vécu dans le dernier bastion du progrès qu'était la Tour de Gorgo, mais il n'avait pas le choix. C'était la seule cité qui tolérait sa présence, où il n'était pas directement lapidé à la vue de ses tatouages. Il pesta quand les frappements à sa porte redoublèrent d'intensité et fut forcé d'abandonner ses recherches pour lui ouvrir.

— Etey, Terra est-elle ici ?

Le visage d'Haji était crispé d'inquiétude et sans même qu'il ait eu le temps de lui répondre, il était déjà à l'intérieur, hurlant le nom de sa fille.

— Haji, tu fais quoi ?

— À ton avis ? Si elle est là, ça ne sert à rien de la cacher. Dis-moi juste où elle est, qu'on gagne tous les deux du temps.

Etey le regarda fouiller assidûment et sans aucune gêne chaque pièce de son humble demeure, cherchant même sous son lit.

— Mais qu'est-ce qu'elle ferait chez moi ? s'agaça-t-il tout en suivant Haji dans ses recherches. Ça fait des semaines même que je ne l'ai pas vue...

— Montre-moi ta cave, répondit-il sèchement sans même lui laisser le temps de finir sa phrase.

Il souffla en caressant son crâne rasé net et guida le Magnus dans les lignes de parchemins et rouleaux du sous-sol formant un petit labyrinthe qui pouvait servir de cachette idéale à une quelconque fugitive. Haji regarda derrière chaque étagère, chaque recoin, allant même dans les cachettes les plus incongrus avant de perdre espoir et baisser les bras.

— Mais par la déesse, vas-tu me dire ce qu'il se passe à la fin ?

— Ça fait deux jours que Terra est introuvable. J'ai cru qu'elle était partie chez une amie, ou qu'elle avait un amant secret, comme n'importe quelle fille de son âge, mais elle serait déjà revenue si c'était le cas. Jamais elle n'était partie aussi longtemps auparavant.

— Et chez sa sœur ? Peut-être est-elle partie se réfugier chez sa sœur ?

— Que penses-tu ? C'était la première chose qui m'est venue à l'esprit... Que nenni, introuvable. Par tous les dieux, si elle lui est arrivée quelque chose, je m'en voudrais jusqu'à la fin de mes jours.

— Ce serait terrible, oui, compatit-il en posant sa main sur son épaule. Mais connaissant votre cité, j'en doute fort. Je ne connais pas trop les enfants de son âge, mais peut-être s'agit-il d'une fugue ?

— J'y ai pensé oui, mais j'ai cherché partout, absolument partout. J'ai même demandé à mes hommes...

— Et chez toi, tu l'as cherché ? Ce sont souvent les endroits les plus simples qu'on oublie en premier.

— Sa chambre ! Je n'ai pas fouillé sa chambre ! J'aurais dû y penser, le prêtre tu es un génie, s'extasia Haji.

Aussi vite qu'il était entré, il disparut hors de chez lui, le laissant perplexe. Etey souffla d'exaspération avant de se remettre au travail, ayant complètement oublié où il s'était arrêté.


Le papier se froissa entre les doigts d'Haji. Il sentit une rage fabuleuse monter en lui, couplée à une angoisse grandissante et un abattement naissant. Elle n'avait pas osé, elle n'a pas osé faire ça, mais pourtant il en était sûr, c'était écrit sur ce bout de papier posé sur son lit, elle seule ayant pu l'écrire. « Je suis désolé père, mais mon destin m'appelle. Ne t'énerve pas trop, je serais bientôt de retour...éventuellement ». Haji déchira le message avec frustration. Que les dieux la gardent, car quand il la retrouvera, le ciel tremblera rien qu'en pensant à la raclée qu'il allait lui mettre.


— Doucement, doucement... Voilà. Mets-le dans la pochette de gauche et ne le touche surtout pas avec tes sales doigts, je n'ai pas la moindre envie de récolter un autre échantillon.

Le jeune homme aux cheveux bruns virant au roux, à la barbe de quelques jours et venant d'atteindre la trentaine, déposa délicatement la feuille dans la boite des échantillons où des feuilles venant des arbres des quatre coins de la région y étaient entreposées, sous la supervision d'un homme en fin de vingtaine, aux cheveux noirs et aux yeux bridés.

— Tu as vu ça Gab ? Regarde comment les nervures sont disposées, je n'ai jamais rien vu de pareil. Il est similaire au « Bombacaceae » de Dolisie, mais garde néanmoins des caractéristiques typiquement maniemans. J'ai hâte de l'envoyer au labo celui-là.

—Et bien... Quel enthousiasme, se moqua Gabriel. Tiens, si tu veux, tu peux en prendre une autre rien que pour toi, que tu pourras garder dans ta chambre au-dessus de ton lit.

— Arrête de râler, t'avais qu'à pas prendre ce taf alors, s'énerva le rouquin. T'as qu'à démissionner si ça t'emmerde.

— Bah, je me plains pas. Je travaille en plein air, en communion avec la nature, dans le calme des terres sauvages... Tu rigoles, c'est le paradis. C'est juste que je te trouve peut-être un tantinet trop enthousiaste pour une feuille ? Sans déconner, ça fait la troisième fois que tu me lâches le même discours.

— Et bien oui, ça me passionne. La dendrologie, ça me passionne, et si je veux m'extasier sur chaque nouvel arbre que je vois, je vais m'extasier sur chaque nouvel arbre que je vois, que ça te plaise ou non.

— Ça va, ça va, je rigolais, pas la peine de t'énerver. Tu es trop susceptible, râla-t-il en prenant place dans son tout-terrain. Vas-y, remballe tout, on bouge.

Son collègue rangea tout le matériel d'extraction dans le coffre du lourd véhicule rouge garé quelques mètres plus loin et prit place à côté de Gabriel. Dans un vrombissement de moteur, le véhicule rejoignit la route de terre rougeoyante, semblable à de l'argile, qui marquait la région. De hautes buttes tapissées de petits arbrisseaux et de broussailles vertes étaient disséminées ici et là et des troupeaux d'animaux exotiques d'Antée semblable à des chèvres y broutaient, regardant l'étrange bête métallique qui brillait sous le soleil faire son chemin sur la route de terre sèche, soulevant des nuages de poussière à son passage. Ils étaient en territoire relativement inhabité, le village répertorié le plus proche se trouvant à peut-être deux heures de tout-terrain, et ils n'avaient croisés âme qui vive à l'aller, ce qui le rassura. Il n'avait aucune envie de croiser des locaux qui l'interrogeraient pendant des heures, lui posant d'interminables questions sur le fonctionnement de son véhicule, sur la raison de sa venue sur leurs terres et évidemment, de l'argent. Un de ses collègues lui avait même raconté qu'il s'était fait arrêter par une poignée de paysans et qu'ils l'avaient forcé à bénir la naissance de leur nouveau-né avec son « pouvoir des étoiles ». Il n'avait qu'une envie et c'était de rentrer se jeter sur son fauteuil devant un bon film sans se faire interrompre par une bande de sauvages superstitieux. Son dos lui faisait un mal de chien, le semblant de route mettant à l'épreuve les suspensions de son tout-terrain, et chaque nouvelle bosse lui brisa un peu plus le coccyx. Ouais, c'est le paradis, grogna-t-il.

— Gab, regarde, là-bas ! s'écria le rouquin.

— Je ne regarde pas, je me concentre sur la route. Le voyage est déjà assez pénible sans que tu t'extasies devant un nouvel arbre...

— Mais ferme-la, ce n'est pas un arbre, c'est un local, il nous fait signe.

— Tu m'en vois ravi, dis-lui bonjour de ma part.

— Je pense qu'il veut qu'on s'arrête.

— Ivan... N'y pense même pas, dit-il froidement.

— Fais pas le vieux con, arrête-toi.

— Je n'ai pas ton temps. Si tu veux faire causette, je te dépose...

— Gabriel, fais pas l'emmerdeur, tu n'as jamais parlé à un local de ta vie. Ouvre-toi un peu au monde, mon vieux.

— Je n'en ai rien à faire.

— Allez, pense à ta sœur, tu auras quelque chose à lui raconter durant le dîner.

Il répondit d'un simple grognement, sans faire mine de ralentir.

— Tu sais qu'elle en raffolera... Fais au moins une chose dans ta vie, bordel ! s'énerva soudainement son collègue.

Gabriel râla et à contrecœur, s'arrêta, le local se trouvant à une centaine de mètres. Ayant une meilleure vue, il semblerait que c'était une locale plutôt qu'un, une adolescente, de l'âge de sa sœur, peut-être moins. Elle portait une lourde besace à l'épaule et une guitare sur l'autre et en titubant, fit une ridicule course jusqu'au tout-terrain, risquant de s'effondrer à tout moment. Sa tunique beige virait par endroit au brun et de la glaise rouge grimpait son pantalon jusqu'aux genoux. Même la magnifique écharpe azur qu'elle portait comme ceinture avait perdu de sa magnificence et traînait misérablement contre le sol, tenant à peine autour de sa taille. Aussitôt approchée du véhicule qu'il sentit son étrange odeur de nature mélangée à de la transpiration et de la boue et se retint pour ne pas immédiatement se boucher le nez. La jeune fille, malgré son épuisement, leur souriait à toutes dents.

— Que les dieux soient loués de vous avoir mis sur mon chemin, vous êtes terriens n'est-ce pas ? s'exclama-t-elle.

— Heu...ouais. Qu'est-ce qu'on peut faire pour toi ? dit Gabriel, pris au dépourvu par l'enthousiasme de la jeune fille.

— Vous allez à la métropole n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre endroit où vous pouvez aller, ça ne fait aucun doute. S'il vous plaît, je me rends aussi à la métropole, ça fait quatre jours que je marche et je ne suis même pas sûr d'être sur le bon chemin. Je ne sens plus mes jambes, vous me rendrez un énorme service, je peux même vous payer si vous voulez, j'ai de l'argent terrien !

—...ok... Je suis désolé mais je crains que... Aïe, Ivan, bordel, c'est quoi ton problème ? Deux secondes petite, je dois m'entretenir avec mon collègue ici présent.

Gabriel grogna en se frottant les côtes avant de lancer un regard plein de haine à son ami.

— Tu es un sacré enfoiré quand même.

— Moi ? C'est toi qui m'as tapé ! s'énerva-t-il silencieusement.

— Évidemment, t'allais la laisser !

— Mais tu m'as pris pour un taxi, toi.

— Qu'est-ce que tu perds en l'emmenant avec nous, hein ? Ça te tuerait de rendre service de temps en temps ?

— Mais regarde-la ! Elle doit être bourrée de maladie ! Et son odeur... En plus, elle va bousiller le cuir des sièges. C'est qui qui va laver, hein ? Qui ?

— Moi je vais laver, fais pas ton égoïste Gab.

— Très bien, très bien, souffla-t-il en se tournant vers l'antéenne. Ok petite, monte derrière, on t'emmène. Considère ça comme... heu... un gage d'amitié entre nos deux peuples.

Les yeux de la jeune fille brillèrent de joie. Elle monta lentement, presque cérémonieusement, en s'appuyant sur les immenses roues, admirant le magnifique véhicule terrien brillant d'un rouge vif. Bien qu'il ne fût pas aussi grand que le bus de Nadu, il était nettement plus chic. Elle s'assit presque à contrecœur sur la banquette arrière avec son corps rempli de poussière et de terre et faillit s'endormir immédiatement tellement qu'il était confortable. Elle déposa son sac dans le coffre derrière mais garda sa guitare à ses côtés.

— Que les dieux vous bénissent. Je m'appelle Terra Kandos Na Haji, descendante d'Iska le miraculé, mais je doute que vous en ayez entendu parler. Vous pouvez m'appeler Terra.

Gabriel faillit s'esclaffer mais un second coup dans les côtes de la part de son collègue le fit taire immédiatement.

— Je m'appelle Ivan, et lui Gabriel, de la Terre. Dendrologistes. Ravi de te rencontrer Terra. Tu viens d'où comme ça ?

— De l'imprenable Nadu, bastion des terres de l'ouest.

« De l'imprenable Nadu, bastion des terres de l'ouest ». Comment elle y va, elle, se moqua discrètement Gabriel.

— J'en ai entendu parler, ce n'est pas là que se trouvent les plaines pourpres par hasard ?

— C'est ça, une cité avec d'immenses remparts construits sur le flan de Nadu-Sudaram, la montagne sacrée dont la cité tient son nom, s'enthousiasma Terra. C'est fabuleux que vous en ayez entendu parler !

— C'est notre travail après tout. On a eu plusieurs collègues qui sont partis les étudier. Dis-moi, tu parles bien notre langue, tu as été dans une école terrienne ?

— Évidemment qu'elle parle notre langue imbécile.

— Je sais ça, je voulais dire qu'elle n'a presque pas d'accent.

— C'est que j'écoute beaucoup de musiques terriennes, et des séries aussi, et des films.

— Vous avez de l'électricité chez vous ? s'étonna Gabriel.

— Seulement chez moi. On a un générateur, un présent d'un ami terrien.

La banquette était trop confortable et elle sentit son esprit s'en aller, loin, très loin. Ses paupières se firent lourdes. Le terrien, Ivan, était en train de lui parler mais elle l'entendit à peine. Elle s'écroula lentement, sombrant dans un lourd sommeil, sans même que ses chauffeurs ne s'en aperçoivent, l'excitation de leur rencontre happée violemment par la fatigue de ses quatre longs jours de marche.

—... d'ailleurs, qu'est-ce qui t'emmène à la métropole ?

Pas de réponse. Il se retourna et la vit profondément endormie.

— T'allais quand même pas la laisser là-bas au milieu de nulle part quand même. Regarde-la, elle est adorable.

— Tout ce que je vois, c'est qu'elle dégueulasse les sièges. Comment elle fait pour dormir sur cette route en plus ?

— Elle est morte crevée la pauvre, regarde son état, dit Ivan. Elle n'est pas près de se réveiller.

— Tant mieux, je n'avais aucune envie de lui parler de toute façon.

— T'es vraiment un gars charmant toi, vraiment...


Elle brillait dans la nuit comme un phare dans les ténèbres, une lueur pouvant se voir sur des kilomètres représentant la culmination de l'esprit humain. Si Terra était éveillée, elle serait restée bouche bée d'émerveillement, le souffle coupé et les yeux écarquillés. C'était normal, la métropole ne laissait pas indifférente, elle ne pouvait pas laisser indifférente. Elle s'élevait comme un diamant hors de la roche, illuminant les terres à ses pieds de ses immenses gratte-ciels. La nouvelle capitale du monde. La route de terre avait depuis longtemps laissé place aux larges routes d'asphalte et le trafic se fit plus intense en s'approchant de la ville. Plus d'un million de terriens y vivaient et au moins le triple d'Antéens venant des quatre coins de la planète peuplaient les districts environnants. Il avait fallu seulement quinze ans à la métropole pour devenir le centre d'Antée. La file de voitures ralentit et Gabriel blêmit en voyant le panneau accroché au-dessus de la route annonçant les douanes.

— Ivan, tu as pensé aux douanes ?

— Quoi, elles ont quoi de nouveau les douanes ?

— Mais réfléchis idiot, s'énerva son collègue. Regarde derrière toi !

Ivan tourna la tête et vit la jeune fille endormie sur la banquette. Soudain, la situation le frappa.

— Ne t'inquiète pas, il n'y a jamais de contrôle de toute façon, tenta-t-il de le rassurer maladroitement.

— Et s'il y en a cette nuit, hein ? C'est qui qui leur expliquera ce qu'une gamine antéenne fout sur la banquette arrière ?

— On leur dira la vérité. Elle voulait un lift jusqu'à la métropole et on le lui a donné, c'est tout.

— Et tu penses qu'ils nous croiront ? Réveille-la, on la dépose ici.

— Quoi, au milieu de la route ? Bonne blague. Elle doit sûrement avoir des papiers d'identifications, ou une carte de résidence, je ne sais pas.

— Ouais, ouais, c'est pour ça qu'elle ressemble à une vagabonde et qu'elle fait du stop.

Le véhicule s'arrêta au niveau du poste de douane et Gabriel esquissa une grimace d'inconfort face aux caméras le fixant.

— J'espère que vous passez une excellente nuit, dit une voix provenant du poste. Si vous êtes résident de la métropole, veuillez présenter votre puce d'identification. Si vous êtes local d'Antée, présentez votre carte de résidence. Dans les deux cas, gardez les papiers du véhicule proche de vous.

Les deux hommes scannèrent le dos de leur main, priant pour qu'ils ne soient pas soumis à une vérification plus poussée. Après de longues secondes, les herses de sécurité se baissèrent.

— Bienvenue « -Gabriel Fujiwara- » et « -Ivan Murray- », passez un bon séjour dans la merveilleuse Métropole.

Gabriel ne perdit pas un instant et s'éloigna des douanes, s'enfonçant dans la ville.

— Je t'avais dit quoi ? Pas de problème, sourit Ivan.

— C'est la dernière fois que je t'écoute... De toute façon, il nous reste un problème.

— Quoi ?

— Elle, on en fait quoi ? Si on la dépose chez les flics ou les Casques bleus, elle finira dans les districts. Si je la lâche dans la rue, tu me feras la gueule. Elle n'a pas l'air de se réveiller.

— Prends-la chez toi. Quand elle se réveillera, tu lui demanderas.

— Mais c'est incroyable ça ! Après le taxi, tu me prends pour un hôtel ? Pourquoi toi tu ne la prendrais pas ?

— J'ai pas la place. En plus, quand il s'agit d'héberger des ivrognes et des bons à rien, il n'y a jamais de problème. La maintenant t'as la chance d'aider une véritable locale et tu vas la laisser passer ? Tu es un sacré égoïste.

— Mais tu te fous de moi ?

— Pense à ta sœur, imagine ce que diront tes parents que t'aies abandonné une autochtone à son sort...

— Mais putain ! Ça va, ça va, ça va, s'énerva Gabriel. Qu'est-ce que tu peux être chiant quand même. Mais je te jure que c'est la dernière fois que je suis tes caprices.

— Promis mais grâce à moi, tu as fait ta bonne action du mois. Je suis fière de toi Gabi, se moqua le rouquin.

— Mais ferme-la Ivan... Ferme-la...


La main de Lucas glissa sur la crosse de bois, se dirigeant lentement vers l'armature d'or et de platine où était gravé le symbole du domaine Aurora, un soleil par-dessus une mer. Rarement avait-il vu aussi belle carabine. Elle représentait toute l'ingéniosité du peuple Antéen et en plus particulier, celui de Nadu. Du simple fusil de survie, arme simple que les premiers colons pouvaient construire facilement avec presque n'importe quoi, les Nados en avaient fait un art. Ce savoir s'était perdu avec le temps mis à part chez eux où une secte de forgerons et d'armuriers gardait jalousement son secret de fabrication, forgeant chaque carabine avec soin et pour lesquels ils avaient un respect quasi religieux.

— Magnifique, n'est-elle pas ?

Le géant chauve à la barbe grise s'était glissé discrètement derrière lui. Une magnifique veste brodée mauve aux motifs d'or lui tombait jusqu'aux mollets et Lucas reconnut directement le patrice du domaine Aurora.

— Une merveille, maître Horkos, tout simplement.

— Elle a appartenu à mon père, et à son père avant lui, et son grand-père, ainsi de suite jusqu'au premier Aurora du nom, anobli lors de la grande croisade, ayant reçu ces terres en même temps que son arme. À vrai dire, c'est un peu comme le septième membre de la famille ou non, plutôt comme notre ange gardien. Nos ancêtres nous surveillent depuis cette arme. Pour dire, je me rappelle lors du soulèvement du croissant, moi et une poignée de mes hommes, après avoir pris la demeure d'une des familles séditieuses, les Kansi, les Kankri, je ne me rappelle plus de leur nom, avions tenu un jour et une nuit contre les incessantes contre-attaques de leurs soldats. Sur trente hommes, je fus le seul survivant et ma carabine avait pris la vie de peut-être une vingtaine de mes ennemis, nous donnant la victoire par la suite. Si ce n'est pas une preuve...

Il regarda son hôte contempler l'arme avec une certaine mélancolie sur le visage, comme si ce dernier se recueillait devant le sépulcre de ses ancêtres.

— Mon fils aîné recevra l'arme à ma mort, comme je l'ai reçu moi-même quand mon père est tombé lors du siège des lunes pourpres, mais je doute qu'elle verse encore le sang de ses ennemis, continua-t-il. Je ne pense même pas qu'elle sera de nouveau tenue, condamnée à rouiller dans un coin poussiéreux de ma demeure jusqu'à la fin de notre maisonnée.

— Et bien, vous êtes fort pessimiste. Vous n'êtes pas heureux de cette période de paix ?

— Non, je ne dis pas ça. Mes enfants vivront longtemps et heureux, ma demeure sera prospère, c'est juste que... Je ne sais pas comment vous l'expliquer, mais quand je rejoindrai les plaines dorées de Myra Sudaram, quand mes ancêtres me demanderont ce qu'il est advenu du sang fort et fier des Aurora, quelle nouvelle victoire il nous aura rapportée, que vais-je leur répondre ? « Nous ne sommes plus les nobles et braves guerriers de jadis, mais par contre, si ça peut vous rassurer, nous avons les meilleures vignes de la région »... Ce que j'essaye de dire, c'est comment mes fils, mes descendants, arriveront à faire leurs preuves ? Prouver leur courage, apporter gloire et fierté à notre nom ? C'est... vraiment compliqué à expliquer à un terrien.

— Non, non, je comprends très bien l'esprit guerrier des Maniemans de l'Ouest, en particulier de vous les Nados. Cela fait quand même quinze ans que je vous ai découverts et treize que j'étudie votre culture. Je commence à vous saisir mine de rien, sourit l'anthropologue.

— Et bien, puisque vous nous saisissez, vous savez qu'un Nados ne manque jamais un repas et c'est un crime de laisser son convive le ventre vide, rigola Horkos en lui donnant une violente tape dans le dos. On doit sûrement nous attendre mon ami.

Une table avait été installée sur la terrasse de la villa un peu en hauteur par rapport à la vallée où se trouvaient les vignobles et d'ici, on pouvait apercevoir le village de la demeure Aurora. Fidèle à la tradition Nados, celle-ci mêlait efficacité et esthétique si bien que la terrasse pouvait aussi bien servir de petit rempart de deux étages, le premier comprenant une demi-douzaine d'ouvertures en forme d'arche accueillant les gardes de la villa. De plus, la demeure restait une beauté architecturale digne des plus chics villas de Nadu, mais dépourvue de l'agitation de la cité, ce qui lui donnait un charme supplémentaire et convenait parfaitement à une destination de vacances. Une large toile les tenait à l'ombre et Lucas regarda la poignée de servants faire l'aller-retour entre la maison et la table avec des mets plus délicieux les uns que les autres.

— ... mais sinon, ne deviez-vous pas venir dans quelques mois, s'enquit Horkos tout en buvant une gorgée de son verre.

— Le Magnus en personne m'a convoqué, il a besoin de mon aide pour quelques affaires.

— J'espère que ce n'est rien de grave, s'inquiéta dame Opal. Des problèmes avec la cité ?

— Non, non, il n'y a rien avec Nadu. Le Magnus a des problèmes personnels... avec sa fille et il m'a demandé de lui porter conseil.

— Ahlala, les enfants de la ville, soupira le patrice. Plus aucune éducation, plus aucun respect... elle a bien changé la jeunesse Nados. C'est pour ça que je préfère garder les miens ici à la campagne. Ça leur préserve des mauvaises influences de la ville et leur permet d'apprendre les vraies valeurs qui font la force des nôtres. Le sens du travail, de l'honneur, de la droiture et du respect. Mes fils sont de vrais hommes grâce à cela et ma fille, plus femme que les dévergondées de là-bas. Avez-vous les mêmes problèmes à la métropole, maître Lucas ?

— Et bien... c'est un peu différent quand même. Nous les terriens, nous sommes un peu plus... Comment dire ? Libre-penseur, je dirais.

— Ça veut dire quoi libre-penseur ? questionna la fillette assisse entre ses frères.

— Des gens qui ne travaillent pas et ne croient pas aux dieux, ma puce, répondit son père.

— Quoi, vous ne croyez pas aux dieux !? s'exclama son fils aîné. Vous êtes plus que bizarre vous les terriens. Vous maître Lucas, vous y croyez quand même ?

— Et bien... évidemment, évidemment, mais mes dieux terriens par contre, vous ne pouvez pas les connaître. En tout cas délicieux cette viande, qu'est-ce donc ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— De l'antilope cornue, chassée par nos soins, s'exclama le plus petit des trois garçons. Même que je l'ai touché une fois.

— Oh, tu ne me l'as pas dit, sourit le père. Tu t'améliores bonhomme.

— J'ai presque tout fait tout seul, s'énerva le benjamin. Il l'a à peine éraflé. Moi je lui ai mis une balle dans la nuque, le tuant sur le coup alors qu'il était à deux-cents mètres.

— Menteur, il était déjà immobilisé grâce à moi !

— Calmez-vous mes fils, ce n'est pas grave qui l'a tué. L'important, c'est qu'il se trouve là, sur la table, et qu'on puisse tous en profiter. Lucas, vous en reprendrez encore un peu, j'espère.

— Volontiers, sourit l'anthropologue.

La nourriture était délicieuse et bien qu'épicé, après ses années de voyage dans le Maniemas, ses papilles s'en étaient accommodées. Et que dire du vin, et des pâtisseries qui servaient de dessert ? Sa seule inquiétude était l'éventuelle prise d'une dizaine de kilos en rentrant chez lui.

— En tout cas, quel dévouement, reprit dame Opal. Faire tout ce chemin pour aider le Magnus...

— C'est que c'est avant tout un ami, et je connais personnellement ses filles. Sans vouloir me vanter, j'ai même nommé la petite dernière.

— Vous connaissez le Magnus personnellement ? Vous ne nous l'avez jamais dit.

— J'ai dû l'omettre. Je le connais depuis mon arrivée sur Antée...

— Kallu, intervint l'aînée.

— Kallu, oui, excusez-moi. Je le connais depuis mon arrivée sur Kallu, avant même les guerres du Culte. C'est le premier Ant... Kallos que j'ai rencontré de ma vie.

— Et sa fille, « yeux-de-jade », tu la connais ?

— Un enfant difficile, très difficile, mais oui, je la connais bien, répondit Lucas avec mélancolie. ...je la connais personnellement...

— Tu peux nous raconter votre rencontre ? s'excita le plus petit.

— Évidemment. Tant qu'il reste du vin, il reste des histoires, sourit Lucas.

Et le revoilà qu'il parlait comme un Nados rigola-t-il intérieurement. Au final, il s'était plutôt bien adapté à cette nouvelle planète. D'une certaine manière, il était plus Antéen que terrien à ce point-là.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top