Chapitre 3 : Le destin de Terra

Elle était remplie d'énergie. D'un pas déterminé, elle se fraya un chemin dans les magnifiques jardins du troisième étage dominés par l'imposant bâtiment de marbre qui abritait le conseil qui dirigeait la cité. Des jeunes nobles Nados y flânaient, prenant leurs collations à l'ombre des magnifiques colonnes ou statues d'albâtre des héros des temps anciens. Des plantes et des arbres venant des quatre coins de la région y étaient plantés, rajoutant un peu de fraîcheur durant les chaudes journées de la saison sèche et on pouvait apercevoir des dizaines de jardiniers courir un peu partout entre les jardins, assignés à l'épuisante tâche de les arroser et les garder humides. Des gardes patrouillèrent par deux, arborant fièrement leur longue cape bleu azur qui couvrait leur épaule gauche, révélant leur statut d'enfant de bonne famille. Ils discutaient à haute voix et une certaine nonchalance se dégageait d'eux, ce qui aurait sûrement rendu son père fou de rage s'il fut présent. Terra continua son chemin dans cet éden perdu derrière les seconds remparts. Certes, on venait de loin pour admirer leurs magnifiques jardins qui étaient une des fiertés de la cité et même certains terriens s'y étaient rendus pour les photographier mais là encore, c'était d'un ennuie... Elle y allait depuis sa plus tendre enfance, au moins trois fois par semaine, et connaissait les moindres recoins de l'endroit, jusqu'au moindre brin d'herbe. Comment faisaient-ils tous pour ne pas devenir fous à y venir chaque jour, en mangeant les mêmes collations, en rigolant aux mêmes blagues, en ayant les mêmes discussions que le jour précédent et qui resteront les mêmes le lendemain ? Ne se sentaient-ils jamais las, est-ce que Nadu leur procuraient-ils autant de bonheur, autant de satisfaction au point de ne pas vouloir la quitter, au point de ne pas vouloir explorer le monde ? Peut-être pour eux, mais pas pour elle. Les voir ainsi ne faisait que redoubler sa détermination.

— Hé Terra, tu vas où comme ça d'un pas si pressé ?

Une bande d'adolescents était assis à l'ombre des branches d'un arbre semblable à un cyprès, jouant de la harpe et du duduk tout en savourant un vin cher sûrement chapardé à leurs parents. Un petit blondinet aux cheveux bouclés était couché sur les genoux de la fille qui jouait calmement de son instrument.

— Je vais au temple, j'ai une faveur importante à demander.

— Quoi ? Toi, au temple ? s'esclaffa le garçon. C'est la meilleure, je commençais même à penser que tu étais devenu incrédule !

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? C'est juste que je préfère prier chez moi, c'est tout.

— Et bien prie chez toi, on a besoin de toi pour l'instant. Il nous manque juste une guitare et on sera bien. Je sais que tu en crèves d'envie. Regarde, on a même du vin venant tout droit des caves royales de Damsum, une fortune. Ce serait bête de le gaspiller.

— Tu es lourd blondinet, je t'ai dit que c'était important. Enivrez-vous sans moi bande de désœuvrés, moi, l'avenir m'appelle.

— Tu es devenue bien présomptueuse petite, souffla une des filles aux cheveux tressés juste d'un côté du crâne et à la peau sombre. Ne viens pas te plaindre après que tu n'en as pas goûté.

Terra se contenta seulement de leur tirer la langue avant de reprendre son chemin, regrettant immédiatement après de ne pas être restée avec eux. Ils n'avaient pas tort, elle n'aurait sûrement plus la chance de goûter ce vin avant très longtemps. Après encore quelques minutes de marche, elle aperçut enfin le chemin creusé dans la roche serpentant sur le flanc de la montagne. Deux aspis le gardaient, équipés de lourds plastrons métalliques par-dessus leurs cottes de mailles, leur long bouclier fixement ancré sur le sol. Terra n'osait même pas imaginer à quel point ils devaient cuire sous leur carapace. Elle put sentir leur regard sévère sous leur masque représentant Elohim « sans-visage », le père de tous les guerriers, lorsqu'elle les dépassa et entreprit la montée.


Le chemin semblait interminable et plus elle montait, plus l'air se fit rare, plus le soleil tapa fort et chaque marche fut bientôt une épreuve en soi. Même la magnifique vue de la cité par-dessous ne l'aidait pas dans son ascension et après trente longues minutes, elle arriva enfin au temple, les cheveux collés sur son visage mauve d'épuisement, son tee-shirt imbibé de transpiration. Un prêtre se rua vers la jeune fille avec une jarre d'eau fraîche avant qu'elle ne tombe dans les pommes.

— Mais par tous les dieux, qu'est-ce qui t'a pris de monter en plein midi, tu tiens tant que ça à faire une insolation ?

— Je suis pressée, répondit-elle entre chaque nouvelle gorgée. Je dois voir l'oracle, c'est une urgence.

— Calme-toi, jeune enfant, l'oracle ne va pas disparaître. Que lui veux-tu qui requiert tant d'importance ?

— Une question, je dois lui poser une question. J'ai besoin de l'avis des dieux sur mon avenir et mon destin.

— Et ça presse tant que ça ?

— Vous n'imaginez même pas à quel point.

— Très bien, suis-moi, se résigna le prêtre.

Les jambes encore tremblantes, Terra l'accompagna dans le temple perché sur la montagne tel un nid d'aigle. Il était à peine plus grand qu'une auberge et abritait seulement une vingtaine de prêtres qui vivaient une vie austère, presque dénué de tout, se nourrissant de ce que leur offrait la montagne ou de l'aumône des fidèles. L'oracle se trouvait assise dans la salle centrale dont l'ouverture du toit était recouverte d'un long voile bleu virant azure, les gardant à l'abri des violentes morsures du soleil de midi. Elle mangeait lentement différents petits plats que lui apportaient les prêtres, ses yeux gris perdus dans le vide. Le prêtre qui l'avait accompagné lui murmura rapidement quelques mots à l'oreille et la femme aveugle ne réagit que peu, se contentant de faire un signe à ses acolytes. Ses longs cheveux noirs lui tombaient presque aux pieds, contrastant avec sa légère robe de toile blanche qui cachait à peine son frêle corps. Avec l'aide de deux personnes, l'oracle se releva et quitta la salle.

— Patiente encore quelques instants, jeune enfant, lui dit le prêtre. Laisse-lui le temps de se préparer, elle sera bientôt prête à te recevoir.

Peu de temps après, elle reçut l'autorisation de la rejoindre. Au fond du temple se trouvait une grotte creusée dans la montagne, les parois décorées de symboles religieux représentant la trinité sacrée entourée des divinités mineures, illuminées par des pierres luminescentes et embaumées par la douce, mais forte odeur d'encens qui flottait dans l'air. Terra se sentit légère, elle se sentait bien. Son corps se détendit et son esprit s'apaisa, s'embruma, comme si elle se trouvait dans un rêve éveillé. La présence des dieux se sentait tout autour d'elle, l'enveloppant de leur chaleur. Un coussin se trouvait en face de l'oracle et elle prit place dessus en position du tailleur. L'aveugle rapprocha lentement sa main de son visage et se mit à la caresser doucement, passant par le creux de ses lèvres, glissant sur ses traits, comme un enfant découvrant pour la première fois le visage de sa mère. Elle se mit à parler d'une voix légère, presque inaudible, contrastant avec la lourde respiration de Terra.

— Je reconnais ton portrait, tu as les traits d'un Kandos, une fille, la fille du Magnus. Tu es Terra, l'enfant perdue du bout du monde...

— Si fait oracle, c'est moi, répondit-elle tout aussi doucement que son interlocuteur.

— Que puis-je faire pour toi, jeune enfant ?

— J'ai une question, j'ai besoin de votre avis, à vous et aux dieux.

— Très bien, parle.

— Je...mon père pense quelque chose et moi je pense le contraire. J'ai toujours été fascinée par les terriens, passionnée par leur culture. Vous ne le voyez pas mais je m'habille comme eux, je me divertis comme eux. Au fond de moi, je ne pense pas que ma place se trouve ici mais avec eux, à la métropole. À vrai dire, j'en suis convaincue, mais mon père me l'interdit. Pourtant, mon frère aîné y habite déjà et je ne peux même pas le rejoindre. C'est injuste oracle, il ne me laisse même pas ma chance !

— Calme-toi jeune enfant, je comprends ce que tu ressens. Tu es adolescente et c'est à cet âge qu'on commence à écrire sa propre histoire, que nos ambitions et nos rêves se concrétisent, qu'on s'apprête à prendre la voie qui décidera de notre vie et façonnera notre avenir. C'est tout à fait compréhensible. Par contre, c'est aussi à cet âge qu'il faut apprendre à ne pas se laisser emporter par sa fougue, ne pas la laisser nous dévorer. C'est pour ça que je te le demande Terra, es-tu sûr de ce que tu dis ? Est-ce que tu es sûr que ta place se trouve parmi les terriens ?

— Évidemment, j'en suis certaine ! s'exclama-t-elle sans même avoir pris le temps de réfléchir à sa question.

— Alors soit, si telle est ta voie, qui suis-je pour te l'en empêcher ? Les dieux agissent de manière mystérieuse, mais jamais sans raison. S'ils te l'ont mis dans l'esprit, je ne puis questionner leur sagesse.

— C'est tout ? s'étonna-t-elle. Mais pour mon avenir, qu'en est-il de mon avenir ?

— Trouble, comme toujours, comme même avant ta naissance. Tu es une enfant mystérieuse Terra, née à une époque tout aussi mystérieuse. J'ai l'impression que les dieux ont détourné leur regard depuis que les terriens ont dérangé leur tranquillité dans les cieux. Lire les messages qu'ils posent sur vos visages devient de plus en plus compliqués à déchiffrer. Néanmoins, je n'ai pas peur. Même s'ils se sont détournés, ils veilleront toujours sur nous du coin de l'œil. Un berger, aussi agacé qu'il soit, surveillera toujours son troupeau et ça en va de même pour les dieux. Ne les oublie pas jeune Terra et ils ne t'oublieront pas.

Elle n'en doutait pas. Elle sentait leur présence partout autour d'elle après tout. Se lever demanda un effort surhumain et après un petit baiser sur la main de l'oracle, quitta la grotte. Sa tête tournait légèrement, comme si elle se trouvait dans les nuages, mais bien que son esprit soit perdu dans le ciel, ses pensées restèrent-elles bien sur terre. Elle avait eu sa réponse, son destin se trouvait à la métropole, c'était la volonté des dieux, son père ne pourrait plus refuser.


Yashey était en train de faire la finition de sa toile Phiri, un énorme ouvrage qui lui avait pris plusieurs semaines qui faisait trois mètres sur quatre, chaque centimètre brodé avec le plus grand soin. Du bout de l'œil, elle surveillait son fils occupé à gribouiller le sol avec sa craie faisant sûr qu'il ne mette rien sur son ambitieux projet.

— 'man ! 'man ! 'egade ! s'exclama fièrement le petit Andy.

Sa mère esquissa un semblant de sourire et regarda rapidement son étrange œuvre d'art. Une sorte de tête composée de deux bras démesurés partant dans tous les sens et des traits ressemblant vaguement à des cheveux sur son crâne.

— 'man, c'est toi, continua-t-il en pointant le dessin du doigt.

— C'est magnifique mon chéri. Maman est occupée et elle regardera plus tard. Dessine papa maintenant.

Elle allait se remettre au travail quand elle entendit quelqu'un frapper à la porte. C'était le jour de congé des servants et jura intérieurement en se dégageant des mètres de fils dans lesquels elle était empêtrée. Elle se rendit rapidement au miroir le plus proche pour faire sûr qu'elle était présentable. Une longue robe beige à motifs mauve de grandes coutures, un chignon traversé d'une broche en or par-dessus ses longs cheveux noirs comme l'encre, digne des plus grandes nobles de Nadu. Tout était parfait. Elle se rendit rapidement au rez-de-chaussée et ouvrit à celui qui frappait. Terra se tenait là, les paupières gonflées par d'innombrables larmes, les yeux rouges et le nez reniflant.

— Il a refusé... pleurnicha-t-elle.

Terra tenait son thé chaud dans les mains, les larmes coulant sur ses joues tombant dans son breuvage. Yashey se tenait à côté d'elle, tentant en vain de la consoler. Les reniflements de sa petite sœur faisaient écho dans l'immense salon de sa demeure, contrastant avec les rires d'Andy qui jouait non loin de là.

— Mais il t'a répondu quoi concrètement ? questionna Yashey.

— Que « même les dieux ne lui feront pas changer d'avis » et « qu'ils pourront le foudroyer sur place s'ils le veulent mais son refus restera un refus ».

— Et bien, quelle opiniâtreté, on doit bien lui laisser ça. Je suis désolée Terra, mais je pense qu'il faudrait mieux que tu oublies.

MAIS POURQUOI KHEMNO ? POURQUOI LUI ET PAS MOI ?

— Parce qu'il est adulte et responsable. Toi, tu n'es encore qu'une adolescente.

— Et alors ? L'oracle a dit que c'était durant l'adolescence qu'on choisissait sa voie. Et en plus, si je ne m'abuse, j'en connais une qui a fait la même chose à mon âge...

— Et regarde ce qu'elle est devenue ! Si c'est pour que tu deviennes comme Akhesa, j'aurais fait la même chose. Il a pris la décision la plus sage.

— Mais tu es de son côté ma parole ? s'agaça Terra.

— Ce n'est pas une question de côté ma petite sœur, c'est une question de bon sens. En tant que mère, je comprends ses choix, j'aurais fait de même pour garder mon fils, même si ça va à l'encontre de ce qu'il veut. Tu dois te remettre en question Terra et surtout, tu dois apprendre quelque chose de très important ; le lâcher-prise.

Un petit silence s'installa entre les deux.

— Je veux juste qu'on me laisse faire mes choix, murmura-t-elle. Je ne suis pas un vieil objet fragile perdu sur une armoire, pas un vase de porcelaine, je suis un être humain. Je veux être libre, libre de vivre ma vie comme je l'entends, pourquoi c'est trop demandé ? Laissez-moi vivre, laissez-moi juste vivre...

Yashey ne dit rien et se contenta seulement de lui frotter les cheveux.

— La vie n'est pas aussi simple Terra... dit-elle après une courte pause. La vie n'est pas aussi simple et je ne veux pas que tu l'apprennes à tes dépends.

— Quelque chose ne va pas Terra ?

Un homme aux yeux noirs perçants était discrètement entré et elle reconnut directement Thady, le mari de sa sœur. Ses cheveux noirs étaient attachés en arrière et son visage avait toujours gardé sa jeunesse d'antan. Terra se força à sourire.

— Je vais bien, juste eu une matinée agitée, c'est tout.

— Laisse-moi deviner, tes voisins t'ont encore chassé de chez toi.

— C'est ça... On m'a chassé...

— Ahlala, c'est parce qu'il ne comprenne pas ton génie musical, c'est pour ça, rigola-t-il chaudement. Tu sais, à ton âge, j'étais un sacré guitariste, je jouais tout le temps, sans me soucier des avis des autres, même quand je risquais des coups de bâton. Mais quel succès auprès des filles. Demande à ta sœur, j'étais fabuleux.

— Fabuleux ? Tu savais à peine aligner deux notes d'affilés ! se moqua Yashey. Si seulement tu savais le nombre de fois qu'on rêvait de te jeter toi et ta guitare par-dessus les remparts...

— Tu vois Terra ? Ça, c'est de la jalousie. Moi aussi j'étais un génie musical incompris. Tiens, tu sais quoi, je suis prêt à sortir ma vieille guitare et à deux, on leur montrera ce que c'est le vrai talent.

Elle ricana un peu. Heureusement qu'il lui restait sa sœur et son mari, deux des rares personnes capables de lui redonner le sourire. Thady disparut aussitôt à l'étage et ressortit fièrement son vieil instrument couvert de poussière. Il était terriblement maladroit et sa sœur n'exagérait pas en disant qu'il jouait mal, mais son enthousiasme s'empara rapidement d'elle et du mieux qu'elle put, tenta de le rattraper avec son propre instrument. Une cacophonie régnait dans la maison jusqu'au bout de la nuit, cela même malgré les plaintes des voisins. Elle put oublier pour une nuit son père, les dieux, les terriens, et se concentrer seulement sur la musique. Pour une nuit, elle s'endormit heureuse.


Les semaines passèrent sans histoire et une routine commençait à s'installer dans la vie de Terra. Elle restait chez sa sœur, l'aidant dans son projet ou accompagnait son frère dans ses pérégrinations dans la cité. Les relations avec son père étaient froides, quasi inexistantes et elle se contenta d'obéir silencieusement à chacune de ses demandes ou acquiescer poliment à chacune de ses paroles, tel un androïde terrien. La nouvelle de la venue de Lucas qu'Haji avait spécialement invité pour elle ne la fit à peine sourciller et à cette nouvelle, se contenta seulement d'un simple « merci » et d'un sourire à demi-teinte. Au début, ses étranges réactions l'inquiétaient et son cœur saignait de voir sa fille si énergétique aussi morne, mais il comprit rapidement que c'était un signe de maturité de sa part. Elle faisait le deuil de ses déraisonnables lubies et pour ça, il se sentit fier. Il semblerait donc que sa fille commençait à mûrir, devenir adulte et ça, ça lui donna du baume au cœur. Le jour vint où son fils dû quitter la cité et retourner à la métropole. Haji, Terra et Yashey, qui tenait le petit Andy dans les bras, se trouvèrent dans la foule formée autour du bus semestriel qui restait à Nadu que trois semaines. On attachait des sacs, des bagages, tout ce qu'on pouvait emporter de chez soi sur le toit du véhicule ou ses flancs et il finit vite aussi encombré qu'à son arrivée. Un bruit de klaxon annonça son départ quand Khemno tenait encore dans les bras sa petite sœur.

— Tu vas me manquer, dit-elle la bouche enfouie dans son épaule.

— Ce n'est que six mois, ça passe rapidement. Je serais de retour avant même que t'aies le temps de dire mon nom.

— À part si tu rates le bus, ou que t'as un accident, ou qu'il fasse un détour, ou bien qu'on le vol...

— J'ai compris Terra, j'ai compris. Tu as trop d'imagination, rien de cela ne va se passer.

— Je n'en peux plus de cet endroit grand frère, je ne sais pas si je vais tenir...

—Évidemment que tu vas tenir, tu es solide comme le roc. Promets-moi juste d'être patiente avec ton père. Il peut être dur, mais il t'aime plus que tout et fait tout ça pour ton bien donc sois patiente avec lui.

Terra esquissa une petite grimace et lâcha un « promis » sans grande conviction. Il vit sa récalcitrance mais plutôt que de rajouter quelque chose, se contenta de l'embrasser sur le front avant de se diriger vers le bus après un dernier signe d'adieu aux siens. Elle regarda son frère rentrer dans l'imposant engin de métal à deux étages qui contempla la foule de ses puissants phares alors que le soleil se couchait derrière la montagne à l'ouest et que les deux premières lunes le remplaçaient, prenant sa responsabilité à éclairer le chemin des hommes dans les ténèbres nocturnes. Dans un vrombissement de moteur, l'engin démarra et quitta la cité lentement par les portes. Tiré par ses quatre lourdes paires de roues, il commença son chemin sur la longue route traversant les plaines de Nadu. Alors que la foule se dispersa, Terra resta là, à contempler son frère disparaître dans la distance sous un ciel orange virant au mauve.

— Allez viens ma fille, on rentre, dit doucement Haji en posant sa main sur son épaule.

— Oui... j'arrive tout de suite...


Terra jouait avec le contenu de son bouillon. Ce n'était pas qu'elle n'avait pas faim, mais son cœur était lourd. Son père lui parlait, lui demandant si elle allait bien, si la venue de Lucas lui faisait plaisir, tentant en vain de créer un semblant de discussion avec sa fille, mais cette dernière n'écoutait pas. Son esprit était ailleurs, perdu dans d'innombrables pensées, ses yeux plongés dans son bouillon de légumes.

— Alors, qu'en penses-tu ?

— Pardon, s'exclama-t-elle. Je n'ai pas entendu, tu peux répéter ?

— Je te demandais si tu voulais m'accompagner à la représentation de cette troupe de théâtre qui vient du nord, je ne me rappelle plus de leur nom, ils sont venus l'année dernière déjà...

— « Les mystères du disque solaire » ?

— « Les mystères du disque solaire », c'est ça. Je voulais savoir si ça te ferait plaisir d'aller les voir avec moi ?

— Je... oui, oui ça me ferait plaisir... Tu sais, je voulais te dire... Je suis vraiment désolée d'être aussi têtue, ça ne doit pas être tout le temps facile pour toi.

— Ce n'est pas grave ma fille, on est tous passé par là. Ça montre que tu as du caractère. En plus, ça met de l'animation à la maison. Quel ennui ce serait sinon.

— Oui, c'est vrai, rigola doucement Terra. Quel ennui ce serait...


Elle prit la plus grande besace qu'elle possédait et la jeta au milieu de la chambre. Ce ne serait pas assez pour tout prendre, mais assez pour l'essentiel. Il fallait penser avant tout pratique avant son propre confort. Elle rassembla ses vêtements, terriens comme nados, et les jeta dans son sac. Une gourde, un petit couteau de poche, une boussole, un drap, un coussin, des mouchoirs, ses écouteurs, une carte et discrètement la poupée offerte pas son père qui l'avait accompagnée depuis sa plus tendre enfance. La nuit était sombre et Terra en profita pour se faufiler dans la réserve de la maison silencieuse et déroba quelques précieuses provisions, du pain, des dattes, de la viande séchée, du fromage de chèvre et des fruits secs. Assez pour tenir quelques jours. Finalement, elle prit assez d'argent, aussi bien des pièces de jaspe que de l'argent terrien, juste assez pour pouvoir atteindre la métropole et son frère, ni plus ni moins. Elle était enfin prête. Sa lourde besace accrochée sur son dos, sa guitare à l'épaule, la jeune fille s'apprêta à quitter son foyer mais resta sur le seuil d'entrée, les yeux rivés sur l'intérieur. Il manquait une dernière chose. Elle trouva rapidement un bout de papier et gribouilla un message à l'intention de son père qu'elle plaça rapidement sur son lit. Son père s'énerverait, il serait attristé, déçu, inquiet, affolé, mais elle n'avait pas le choix, l'oracle le lui avait dit, c'était son destin. Une fois sortie, elle se dirigea directement dans l'enclos de Farros et le prit dans ses bras, lui faisant une longue caresse.

— Tu me manqueras mon gros. Je ne serais pas longue, je te promets. Seulement quelques mois... ou plus, ça dépend, mais ne t'inquiète pas, je serais bientôt de retour.

L'hyène n'émit qu'un glapissement à moitié endormi avant de se remettre en boule et de se rendormir. Terra esquissa un semblant sourire. C'était plus compliqué qu'elle ne-ce l'était imaginé et d'un pas difficile, lourd de regret, quitta définitivement son chez soi. Les lunes étaient cachées par d'épais nuages et la cité fut plongé dans un noir presque total, un évènement relativement rare vu la puissance des lueurs lunaires qui illuminaient la planète durant la nuit. Les anciens considéraient cela comme un mauvais augure, que les dieux détournaient leur regard bienveillant et de ce fait, on ne préférait pas sortir de chez soi ces nuits-là. Mais Terra n'en avait cure, elle n'était pas superstitieuse. De plus, la cité était bien assez éclairée grâce à ses pierres luminescentes et les rues étaient sûres, patrouillées régulièrement par des paires de gardes. Elle sentit néanmoins quelques récalcitrances de la part de certains qui frottaient sans relâche leurs talismans qu'ils portaient autour du cou tout en gardant le ciel nocturne du coin de l'œil, avec méfiance, comme si ce dernier pouvait les poignarder dans le dos à tout instant. D'autres marmonnèrent rapidement quelques prières à chaque zone d'ombre et ruelle mal éclairée. Terra se contenta de chercher ses écouteurs dans sa besace et les enfonça dans ses oreilles, choisissant « Into the darkest night » de Jim Salvo avant de mettre le son à fond. C'était loin d'être sa chanson préférée, mais elle allait parfaitement à sa situation. Les rues étaient vides et Terra descendit la grande allée menant aux portes, son esprit transporté par la musique et ses pensées perdues dans ses rêveries. Take meee, take me into the darkest nightttt, fredonna-t-elle tout en imitant les bruits de guitare avec sa bouche. Quelques gardes l'observèrent avec curiosité avant de se remettre en patrouille, se reconcentrant sur les chimères et mauvais esprits à leur trousse qui attendaient le premier signe d'inattention de leur part pour leur jeter un mauvais sort. Bientôt, les portes furent visibles à l'horizon, grandes ouvertes depuis dix ans, le dernier obstacle la séparant de sa destinée. La traversée de l'agora fut particulièrement pénible. Le matériel des comédiens était visible à côté des échoppes vides et pensa à son père, à sa tentative de se rapprocher d'elle, de partager quelque chose avec sa fille, et comment elle trahissait sa confiance. Et Yashey... Yashey serait sûrement folle d'inquiétude mais étrangement, elle ne pouvait enlever ce sentiment que sa grande sœur s'en doutait d'une manière ou d'une autre. Les lourdes portes étaient gardées par une douzaine de gardes et l'un d'eux l'interrompit immédiatement à sa sortie.

— Terra... qu'est-ce que tu fais ?

Elle reconnut immédiatement la voix d'Etiam qui était faiblement éclairé par les pierres accrochées aux murs.

— Je fais une promenade, c'est tout.

— Une promenade ? En plein milieu de la nuit ? Avec une besace ? Prends-moi pour un idiot Terra Kandos, je sais très bien ce que tu veux faire.

— Et je veux faire quoi ? s'agaça l'adolescente.

— Tu veux fuguer, c'est évident.

— Etiam...

— Fais demi-tour gamine, avant que ton père s'inquiète.

— Etiam !

— Ne discute pas, demi-tour immédiatement.

— Tu veux combien ? Dix pièces ?

— T'essaies sérieusement de me corrompre... ?

— Vingt ?

— Terra ça ne marchera pas, arrête tes bêtises et rentre juste chez toi.

— Etiam, laisse-moi juste partir cette nuit, juste pour lui faire peur, juste pour qu'il s'inquiète pour moi, supplia-t-elle. Toi aussi tu t'es déjà disputé avec tes parents, toi aussi ils t'ont exaspéré, essaie de me comprendre ! Juste une nuit, et je reviendrais dans l'après-midi. Que veux-tu qui se passe, qu'est-ce que je pourrais faire de mal ?

— Les mauvais esprits rôdent dans les ténèbres, ils te maudiront.

— Mais ne sois pas naïf Etiam, tu ne crois quand même pas à ses contes d'enfants ?

— Et les rats des plaines ?

— J'ai pris un couteau, je sais me débrouiller. En plus, il n'y en a pas la nuit. Tu sais que rien ne va se passer. Je serais juste au bout de la vallée, à même pas trente minutes de la cité. Allez, je te revaudrais ça, promis.

Le jeune soldat souffla en se frottant les tempes.

— Soit, tant que tu ne me causes pas d'ennuis. Et tu as intérêt à ne pas oublier ta dette !

— Je n'oublierais pas. De toute façon tu me connais, je ne cause jamais d'ennuis.

Elle l'embrassa rapidement sur la joue avant de partir d'un pas déterminé vers les plaines, sous le regard rougissant du jeune garde qui la regarda disparaître dans les ténèbres. Terra frotta rapidement une pierre qui l'entoura d'un faible halo et la jeune fille devint bientôt qu'une luciole dans l'obscurité. Une oreille attentive aurait pu entendre la légère musique provenant de la petite lueur faisant son chemin dans les plaines, le seul son qu'on entendait dans la tranquillité nocturne. Son cœur battait la chamade, un mélange de peur et d'excitation l'envahissant à chaque nouveau pas. L'inconnu l'attirait autant qu'elle l'effrayait, ce qui ne fit qu'attiser sa résolution. De toute façon, elle n'avait rien à craindre. Bien qu'ils ne soient pas là, les dieux guidaient ses pas et veillaient sur elle. Après tout, n'était-ce pas eux qui lui avaient mis sur ce chemin ?

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