Chapitre 13 : Un retour précipité


Il faisait glacial. On lui avait tout pris, lui laissant seulement ses baskets et son caleçon. Même sous l'arène le vent s'engouffrait, se faufilant entre les interstices des murs de bois, et les pierres luminescentes accrochées sur les parois n'étaient pas suffisantes pour les réchauffer. Une dizaine d'autres esclaves mâles tout droit pris de Senpa se trouvaient avec lui, boueux, gelés et tremblotants sous la garde d'une poignée de nomades lourdement équipés, parés de fourrures par-dessus leur armure. Un vieil homme souffrant de strabisme avec un anneau de bronze accroché à l'oreille, lui aussi paré de fourrures, les regardait de haut, malgré sa petite taille. Dehors, la clameur d'une foule enflammée se faisait bruyamment entendre, criant et frappant le plancher du pied, menaçant de faire effondrer l'arène entière.

Aujourd'hui nous rendons à la terre ce que la terre nous a offert, clama le vieillard. Les premiers fils verseront le sang.

« Les premiers fils verseront le sang », répétèrent les nomades présents.

— Écoutez, je suis terrien, je n'ai rien à voir avec toutes ces histoires, laissez-moi partir, où au moins laissez-moi parler à Akhesa ! hurla Lucas.

— On voit bien que tu es terrien, ricana-t-il. Qui d'autre porterait un caleçon rouge vif dans la toundra ?

Une crise de fou rire s'empara des gardes.

— Regardez-moi comme c'est moulant ! Peut-être est-ce ainsi qu'on attire les femelles terriennes chez eux, se moqua l'un d'eux.

— Ou les mâles !

Une nouvelle vague d'hilarité s'empara des nomades, étouffant les protestations de Lucas et les supplications des autres esclaves.

— Je vous en prie, un peu de sérieux mes seigneurs. N'est-ce pas une journée solennelle qu'aujourd'hui ?

À son grand étonnement, bien que le vieil homme ne parut pas particulièrement charismatique, ni autoritaire, les gardes l'obéirent et se calmèrent. Peut-être était-ce par respect de cette journée sacrée, bien qu'il aurait été étonné que ces barbares respectent quoi que ce soit. Deux esclaves rentrèrent avec une lourde caisse remplie d'armes.

— Saignez mes agneaux, saignez pour la terre, mais essayez néanmoins d'offrir un peu de spectacle, sourit le vieil homme en s'en allant.

Ce qu'on voulait d'eux était claire et les esclaves se mirent à choisir leurs armes ; des épées aux lames rouillées, des lances trop courtes, des glaives aux tranchants émoussés et même quelques misérables poignards aussi coupant que des couteaux de cuisine, seulement de quoi offrir une résistance plus que minime. Tentant le tout pour le tout, Lucas se rua vers le vieillard pour lui expliquer sa situation mais reçu un violent coup dans le nez par un garde qui l'envoya valser contre la caisse d'arme.

Prends une arme et bouge ton cul de terrien ! beugla celui qui l'avait frappé. Allez, allez, allez !

La douleur était terrible et malgré lui, ne put empêcher quelques larmes de couler. Il se releva aussi rapidement que son corps le lui permit et prit le premier objet que sa main atteignit dans le coffre, un grand bouclier rond de bronze cabossé sur lequel un visage grimaçant à moitié effacé y était peint, avant de rejoindre les jambes tremblantes les autres esclaves. Cette sensation de vulnérabilité était insupportable.

— Écoutez mes frères, si on veut avoir une chance, il va falloir rester ensemble, rester groupé, dit l'un d'eux. Que Shan-ri nous protège.

L'homme était plutôt musclé et on voyait à son visage une expérience du combat. Sûrement était-ce un garde de Senpa ou un ancien soldat Kouraï. Sa présence rassura les autres et lorsque les portes menant à l'arène s'ouvrirent, ils semblèrent presque confiants, jusqu'à voir la terre de l'arène rouge, imprégnée de sang. Cinq nomades torses nus se trouvaient là, l'arme à la main, eux aussi ruisselant de sang ; pas le leur évidemment. Ils hurlèrent de joie en voyant leurs nouvelles victimes entrer l'arène et à leur voix, Lucas devina que ce n'était qu'une poignée d'adolescents, d'adolescents faisant une tête de plus que lui et sûrement le double de son poids en voyant l'un d'eux au ventre proéminent. Les portes se refermèrent derrière eux ; ils étaient maintenant seuls contre les jeunes nomades. Tel des rapaces affamés, ils tournèrent autour de la troupe d'esclave et l'un d'eux, un grand maigre armé d'un trident, fit mine de charger en hurlant comme un fou furieux, les éparpillant immédiatement, laissant seul l'ancien soldat face à tous. Ils ne lui laissèrent aucune chance et à trois, le massacrèrent sans la moindre once de pitié sous les acclamations de la foule. Maintenant que les esclaves furent éparpillés, les jeunes s'occupèrent de les finir un-par-un, jouant avec leurs proies avec prétention, les tuants de la manière la plus spectaculaire possible pour plaire à la foule et accessoirement, à leurs pères chef de clan remplis de fierté en voyant leurs fils suivre leur voie. Lucas se précipita à un bout de l'arène se réfugiant derrière son bouclier.

— JE CONNAIS AKHESA, JE N'AI RIEN À VOIR AVEC TOUT ÇA, JE SUIS TERRIEN !

Il fut répondu seulement par les conspuations de la foule qui lui jetèrent des restants de nourriture à la tête, ce qui capta l'attention du nomade obèse qui se retourna vers lui en rigolant. Un casque orné de deux défenses lui donnant un vague air de sanglier cachait son visage et la brute était armé d'un perce-bouclier, une arme nomade semblable à une masse sur laquelle on aurait accroché un gigantesque clou, une arme qui pourrait lui briser le crâne sans grand effort.

— LE TERRIEN EST À MOI, brailla-t-il en chargeant lourdement vers lui.

Avec des réflexes qu'il ne croyait pas posséder, Lucas esquiva rapidement son coup en se jetant au sol et se réfugia à quatre pattes à l'autre bout de l'arène, sous le rire de la foule et des autres jeunes nomades ayant déjà finis d'achever leurs victimes. Avec difficulté, il le rejoignit en chargeant tel un animal enragé tout en hurlant, mais Lucas l'esquiva une nouvelle fois et se réfugia encore à son opposé. À bout de souffle, la brute tenta une dernière charge mais cette fois-ci, le terrien vit que les nomades en avaient eu assez de son petit jeu et bloquèrent ses issues, le forçant à confronter son adverse de face. La masse s'écrasa sur le bouclier avec une telle violence qu'il crut même ses bras se briser et la pointe de l'arme, ayant traversé le bronze comme du beurre, n'était qu'à quelques centimètres de son visage. Les coups se répétèrent, de plus en plus violent et bientôt, son bouclier fut réduit en charpie. « Tue-le ! Tue-le ! » chanta la foule et Lucas le vit lever son perce-bouclier pour lui asséner le coup final, visant le haut de son crâne qui allait surement finir comme le malheureux bouclier. Les deux ne virent pas la figure qui venait de bondir dans l'arène et se ruait droit sur eux. D'un coup d'épaule, la femme déséquilibra la brute qui, avec un juron, manqua de peu son coup, la pointe retombant juste à la gauche de Lucas.

C'est une putain d'erreur, cria Akhesa. Je connais ce terrien, il est à moi !

Dégage de là, yeux-de-jade, il est à moi !

Il donna un nouveau coup qui frôla de près l'anthropologue avant de se faire de nouveau interrompre par Akhesa qui s'interposa entre les deux, son kukri dégainé.

— Je te préviens espèce de jeune pourceau Ouru, il est à moi et si tu touches ne serait-ce qu'à un seul de ses cheveux, je jure que je couperais chacun de tes doigts.

Le jeune nomade tremblait de rage et la foule était en délire, brûlant de voir la suite des événements. Il sentit le regard de son père sur lui et pour cela, il ne pouvait laisser passer un tel affront.

Je n'ai pas d'ordre à recevoir d'une salope d'étrangère ! hurla-t-il en balançant sa masse telle une batte vers le crâne d'Akhesa.

Une erreur fatale. La Nados passa sans difficulté sous son arme et il sentit l'acier froid de son kukri voyager d'un côté de son ventre jusqu'à l'autre, suivi d'une désagréable sensation de se vider de l'intérieur. Puis une douleur. Une douleur telle qu'il ne l'avait jamais senti, qu'il ne s'était même jamais imaginé possible de ressentir. Il s'écroula par terre, ses mains tentant désespérément de garder ses viscères à l'intérieur de son ventre et la seule chose qu'on pouvait entendre dans l'arène fut ses couinements aigus, des couinements presque animal. Il n'y avait pas un son. Tous s'étaient tus, nul ne savait comment réagir. Même le puissant Bakar Ouru resta bouche-bée.

— Akhesa ! se réjoui Lucas. Qu'est-ce que je suis heureux...

— Ta gueule, l'interrompit-elle sèchement. Surtout ferme-la. On se barre, maintenant, vite !

D'une poigne ferme, Akhesa le saisi par le bras et d'un pas peu déterminé et rapide, s'éclipsa de l'arène.


À peine avait-elle atteint sa tente qu'elle emballa sans délicatesse le plus rapidement possible tout ce qui se trouvait à l'intérieure, ce qui revenait au final qu'à peu. Des vêtements, son kukri, sa carabine, un lourd bouclier où était peint un œil à la pupille verte, ses ustensiles de cuisines, plusieurs médaillons, colliers et autres objets d'origines nomade, un paquet de parchemins enroulés entre eux et pour finir, un coffre qu'elle déposa violemment dans les bras de Lucas.

— Akhesa, je te remercie beaucoup de m'avoir sauvé la vie là-bas, vraiment, mais tu peux m'expliquer ce qui se passe ?

— Ce qui se passe ? CE QUI SE PASSE ? TU VIENS DE COMMENCER UNE PUTAIN DE GUERRE CIVILE ESPÈCE DE TERRIEN STUPIDE ! VINGT ANS ! VINGT PUTAIN D'ANNÉES DE PAIX ENTRE LES CLANS ET IL A FALLU QUE TU POINTES TA STUPIDE GUEULE ICI POUR TOUT FOUTRE EN L'AIR !

— Mais je n'ai rien fait ! se défendit-il.

— SI ! T'AS LITTÉRALEMENT GÂCHÉ TROIS ANS DE MON EXISTENCE SALE FILS DE PUTAIN, hurla-t-elle en levant le poing, prêt à l'écraser sur le visage de Lucas avant de se raviser au dernier moment et d'éclater d'un rire nerveux. Ça, pour avoir du sang, la terre en a eu du sang... Haha, oh Karam, oh Karam ... On est mal, qu'est-ce qu'on est mal...

—Tu...tu n'es plus énervée, s'hasarda Lucas ?

— Lucas, sur les dieux je te jure qu'un mot de plus et je t'arrache la langue à mains nus.

Il se tut immédiatement et se contenta de regarder Akhesa finir de rassembler ses affaires dans de grands sacs de cuire. Une figure pénétra la tente et avec de réflexes incroyables, elle attrapa sa carabine et le mit directement en joue avant de baisser son arme en voyant son visage familier.

— Garante, c'est terrible, qu'est-ce qu'on va faire ?

— J'en ai foutrement aucune idée. Peut-être simuler ma mort en brûlant la tente ? Non, c'est complètement idiot. Le petit pourceau, il est mort ?

— Non, pas encore. Aussitôt que vous êtes partie, les hommes de Bakar se sont occupés à remettre du mieux qu'ils le pouvaient les tripes de son fils à l'intérieur de son estomac, mais il ne passera pas la nuit.

— C'est parfait, ça me laisse plus de temps que prévu. Bakar sera trop inquiété par son fils pour penser à moi. Écoute Ansong, maintenant il va te falloir faire ton choix. Soit tu restes et tu te bats pour ton clan, soit tu m'accompagnes et on quitte cet endroit aussi vite que possible. Dans les deux cas, il va te falloir vivre avec les conséquences.

— Je reste évidemment avec vous garante ! Dodaï n'a jamais rien fait pour moi, contrairement à vous.

— Cela veut dire que tu subiras aussi le courroux de Bakar, tu en es conscient ?

— Il me hait déjà. Que l'Élevé en personne soit témoin de ma parole. Par contre, qui est ce terrien, que fait-il ici et comment vous connait-il ?

— Je l'ignore et je suis vraiment, vraiment curieuse de le savoir mais pour l'instant, contentons-nous juste de partir d'ici. Va faire sceller mes quatre meilleurs chevaux et fais les venir ici. Et trouve des vêtements pour l'imbécile aussi. Surtout, ne dis rien à personne.

— Et les six autres chevaux ?

— On n'a pas le temps, laisse-les. Ce sera mon dédommagement pour Dodaï.

L'albinos acquiesça et sortit pour s'atteler à sa tâche. Une fois parti, Akhesa se retourna vers Lucas avec son expression si propre à elle, ce regard méprisant qui pouvait tout et rien dire, cachant toutes émotions sur son visage, une expression qu'elle faisait depuis qu'elle était petite, quand ils s'étaient rencontrés pour la première fois et qu'elle avait pointé son arme sur lui.

— Que viens-tu faire au nord de l'Iturie, qui est l'autre terrien qui était avec toi et comment savais-tu que j'étais ici ? dit-elle simplement, sans aucun signe d'animosité ou de curiosité dans la voix.

— Si je suis ici, c'est que je te cherchais. C'est Haji qui m'envoie. L'autre terrien était mon guide.

Elle haussa un sourcil de surprise à la mention de son père.

— Qu'est-ce qu'il y a ? C'est quelque chose de grave ?

— C'est Terra, elle a fui Nadu et on compte sur toi pour la retrouver et la ramener.

— Et a-t-on une idée où elle a bien pu partir ?

— À la métropole, on en est sûr.

— Ce n'est pas possible... Et mon frère ? Il ne peut pas s'en occuper ? Il est déjà là, pas vrai ?

— Ton père craignait qu'il n'ait pas l'autorité...

— Il ne l'a pas. Je ne veux pas voir ma sœur à la métropole, certes, mais t'étais pas obligé de débuter une foutue guerre civile pour me le dire. Tu sais tout ce que tu m'as pris en faisant cela ? Je ne vais jamais te pardonner pour ce que tu m'as fait Lucas, ne l'oublie jamais.

Il voyait dans son regard une haine profonde, pleins de reproches, un regard qui le blessait encore plus que le coup qu'il avait reçu dans le nez par le nomade.

— Aide-moi avec mes bagages, tu sais monter à cheval ?

— Heu... n...non, je ne suis jamais monté.

— Alors tu chevaucheras avec Ansong.

— Le jeune albinos ?

— Non, le gros porc que j'ai éventré. Évidement le jeune albinos ! Tu es venu avec un véhicule ?

— J'ai un buggy et mon compagnon une camionnette à Kann-men, au sud. Etiam nous attends là-bas.

— Strictement aucune idée de qui il est, mais dès qu'on le rejoindra, je veux te voir hors de ma vue. Tu retourneras à Nadu et diras à mon père que je ramènerai Terra.

Un court sifflement se fit entendre à l'extérieur et elle sut que son protégé était là avec les chevaux et les vêtements de Lucas. Elle accrocha ses affaires pressements sur les deux derniers étalons, deux magnifiques bêtes dont elle pourrait facilement tirer un bon prix. Pas assez pour rembourser la totalité de ses pertes, mais suffisamment pour pouvoir un peu se consoler. Une fois habillé, Lucas se hissa avec beaucoup de difficultés sur le cheval derrière Ansong, suivi d'Akhesa qui monta sur le sien.

— On part vers où ? demanda l'albinos.

— Il y a eu un changement de programme. On part pour Kann-men. De là, je voulais rejoindre Sudagar mais il semblerait qu'on me demande à la métropole.

— La cité des terriens ?

— Ouais, un buggy nous attend là-bas.

— Un buggy ? Qu'est-ce ?

— Un véhicule terrien. Garde tes questions pour la route, on n'a pas de temps à perdre.

— Attendez ! intervint Lucas. Jesse... l'autre terrien je veux dire... on le laisse ici ?

— Que Karam l'emporte ton Jesse ! Si on de la chance, Bakar passera sa fureur sur lui.

D'un coup de talon sur le flanc, le cheval avança au petit trot, suivi par l'autre transportant les affaires de sa maîtresse qui tenait ses rênes dans son autre main et fut aussitôt imité par son protégé faisant de même. Le plus discrètement possible, le trio fit route hors de l'immense campement rassemblant plusieurs centaines de milliers de nomades sur le point de plonger dans le chaos dès la première annonce de la mort de l'héritier d'un des plus puissants chefs de clan.


— ...et on va trouver quoi là-bas ?

— Un repère de dégénérés pervertis par une vie d'oisiveté, de mangeurs d'herbes aux mains propres plus blanches qu'une colombe et de grandes gueules à faire rougir les plus pompeux et sublimes de Damsum.

— Que l'Élevé nous garde, serait-ce la Sodome moderne ?

— N'exagérons rien mais certes, ça ne m'amuse pas d'y retourner.

Akhesa sortit son paquet de cigarettes tout froissé de sa poche et soupira en constatant qu'une seule restait. Elle la prit et la coinça dans l'espace vide de sa dent manquante et tant bien que mal, essaya de l'allumer avec son briquet malgré l'humidité du nord de l'Iturie. Cela faisait des heures qu'ils chevauchaient sans arrêt et enfin, à une bonne distance des nomades, se permirent de ralentir. Les sabots des chevaux s'enfoncèrent profondément dans la boue de la petite route et chaque nouveau pas était au prix d'un effort extrême. Le jeune albinos dut jouer de toute son adresse pour garder l'équilibre sur sa monture. Il était gelé, ses fourrures trempées ne l'offraient qu'une piètre protection face à la bruine, laissant trop d'endroits de son corps nu et regretta de ne pas avoir pris des vêtements pour lui-même. Il pouvait sentir les gouttes froides couler sur sa peau et renifla un grand coup, sachant que son nez coulant était l'annonciateur d'un rhume terrien prochain. Il se contenta néanmoins de continuer à parler pour se tenir chaud.

— Garante, pourquoi déjà y aller à la base ? Si j'étais vous, je resterai le plus loin possible de ce lieu maudit, dit Ansong.

— Et pour mes clopes, je fais comment ? Écoute-moi bien petit, des fois, il faut savoir mettre de côté ses préjugés et voir plus grand. La métropole a beau être une poubelle, tu ne t'imagines pas le nombre d'opportunités qu'elle cache dans ses entrailles. Tiens, par exemple, tu sais pourquoi je chasse le Cyclocanthus ?

— Le quoi ?

— Le « dos-rond ».

— Ah, pourquoi donc garante ?

— Car tu ne t'imagines pas ce que les terriens sont prêt à payer pour en avoir un dans leur salon, sourit Akhesa.

— Quel drôle d'idée, est-ce qu'ils savent qu'on en mange ?

— Dieux non, mieux vaut pas. Ce ne serait pas bon pour les affaires. Les connaissant, je les vois déjà me râler dessus... "Et que vous n'êtes que des sauvages, et que vous n'êtes qu'un monstre pour profiter de la malheureuse faune d'Antée..." Mais fermez-la, pourquoi vous en achetez alors ! Une chose que tu dois savoir Ansong, c'est que le terrien est un sacré hypocrite, ça, crois-moi.

—C'est complètement faux, s'offusqua Lucas derrière Ansong.

—Est-ce que je te parlais Lucas ? Non, donc tais-toi et guide-nous.

—J'en prends bonne note garante, répondit le jeune albinos. Néanmoins, quelque chose me tracasse.

—Dis-moi.

— Qu'est-ce que votre frère et votre petite sœur font là-bas ?

— Je me pose la même question tous les soirs. Si seulement un certain terrien ne leur avait pas corrompu l'esprit avec ses idées décadentes, lança-t-elle froidement vers l'anthropologue qui fit mine de ne rien avoir entendu.

— Et pourquoi viennent-ils, en plus ?

— Où ?

— Bien chez nous.

— Pour notre soleil, notre alcool, nos femmes, je n'en sais foutrement rien Ansong.

— Pour être honnête, à vous entendre, on dirait presque que vous les haïssez garante.

— Les haïr ? Ils sont matérialistes, ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, ils représentent tout le contraire de ce qu'on incarne, l'opposé exacte de notre culture. Mais pourquoi je les haïrais ? Ils ne m'ont rien fait. Ils m'agacent, ça plus que tout, mais haïr, c'est un bien grand mot. Je les supporte, voilà tout.

Elle sentit de nouveau Lucas la dévisager. Il voulait dire quelque chose et elle se doutait déjà de quoi mais se contenta de l'ignorer après lui avoir fait comprendre du regard qu'un mot de sa part et elle lui trancherait la gorge, aussi proche qu'ils soient. Elle tira un coup sur sa dernière cigarette, profitant de la chaleur que la fumée lui procurait à l'intérieur de son corps, avant de la recracher lentement vers le ciel de la même couleur.

— Lucas, t'es un sacré fils de pute.

— Mais qu'est-ce que j'ai encore fait ! s'agaça-t-il.

— Rien, j'avais juste envie de le dire, rêvassa Akhesa, la tête plongée dans les nuages.


Au bout d'un jour et demi à cheval, les bannières de l'hégémonie furent enfin visibles, flottant fièrement sur les remparts de Kann-Men, et ses larges tours de garde se dressaient tels d'imposant géants gardant la cité. Bien plus petite que la capitale, elle n'en restait pas moins l'une des plus grandes cités de la région et ses murs étaient assez hauts pour repousser un raid nomade, en tout cas dans leur état actuel. Les nouvelles du pillage de Senpa avait rapidement atteint la cité et plusieurs bataillons entiers sur le pied de guerre s'étaient rassemblés devant la cité, préparés contre une éventuelle attaque. Une masse de fuyards et de réfugiés se trouvaient coincés aux portes où de sévères contrôles se déroulaient. D'immenses bêtes de charge, des kellbils des neiges aux bois écornés, tirèrent des lourds canons à l'intérieur de la cité pour se faire hisser par la suite en haut des murs. Des armes relativement grossières et primitives comparées à ce qu'on produisait dans les fonderies de Nadu, et bien moins efficace. Akhesa grimaça en voyant les boulets de pierre rassemblés en petit tas servant de munitions, qui en faisait juste des catapultes bien plus bruyant et peut-être impressionnante si on en avait jamais vu auparavant. Les Nados n'étaient pas amateur de canons, trop cher et compliqués à produire, et les rares qu'ils gardaient dans leurs réserves n'étaient seulement utilisés que lors des sièges de cités rivales, quand Nadu avait encore ses ambitions expansionnistes. En d'autres mots, il y a fort longtemps. Le fait que les Ituriens n'avaient toujours pas découvert l'utilisation de projectiles explosifs la rempli d'une certaine suffisance, prouvant encore une fois la supériorité de son peuple sur les autres. Avec leurs chevaux, le petit groupe se creusa un chemin dans la foule protestante et rejoignit le cordon de soldats gardant l'entrée de la ville où des palissades étaient déjà en train de se faire bâtir. Un grand homme frêle, habillé d'une longue tunique noire par dessous l'armure de plaques standard de l'armée Kouraï qui était juste un peu trop large pour lui, les arrêta, sûrement un fonctionnaire vu l'étrange couvre-chef qu'il portait dont deux longues lanières de laine protégeaient ses oreilles du vent glaciale. Il regarda les nouveaux venus avec suspicions, en particulier l'albinos torse-nu couvert de tatouages.

— Peut-on savoir d'où vous venez, qui vous êtes et pourquoi vous vous jugez si noble pour vous éviter les files ? Est-ce à cause de vos chevaux ?

— Non, car je suis en effet noble. Je suis Akhesa Kandos Na-Haji, anobli après ses exploits à l'est, Magnus Stratego de la cité de Nadu, lui-même descendant d'Iska le miraculé. Moi-même suis connu sous le nom d'yeux-de-jade, je me suis battu pour vous en tant que mercenaire, notamment lors de la bataille des champs brûlés, à l'ouest de la région, vous en avez sûrement entendu parler.

— Nullement, je ne suis point belliqueux et toutes ces histoires de guerre ne m'intéressent que peu. Vous avez mentionné Nadu, avez-vous des documents pour confirmer vos dire ?

— Évidemment, vous me prenez pour qui ? J'ai des documents qui confirme mon identité sur le cheval de derrière.

Elle bondit rapidement hors de sa monture et partit chercher quelques-uns de ses parchemins avant de les donner au fonctionnaire qui les examina avec attention. Après une demi-douzaine de minutes d'étude, il lui rendit ses documents.

— Tout m'a l'air véridique. Dernière chose dame Kandos, que faisiez-vous au nord ?

— De la chasse aux ahutas. Quelques Nados en faisaient à l'époque où on se battait pour l'hégémonie. Il y en a pas mal dans les toundras.

— Ce n'est pas là-bas que ce sont rassemblés les nomades ?

— Si fait. J'avais un accord avec un des clans, rien qui ne pourrait vous nuire. La moitié de ce que je chassais revenait au chef du clan. La fourrure d'ahuta est un bien très recherché chez les pieds-sales. Si c'est ça que vous pensez, nous ne sommes pas des espions. Les Nados haïssent les nomades, encore plus que vous.

— Je n'en doute pas un moment, acquiesça-t-il. J'ai eu vent du pillage...

— Siège, l'interrompit Akhesa. Pas pillage, siège. Nadu est imprenable et insouillé. Ces rumeurs ne sont que des mensonges inventés par nos ennemis pour nous nuire, rien de plus. Mon père lui-même commanda nos défenses et ses exploits héroïques furent immortalisés par nos scribes et chantés par nos poètes.

— Veuillez m'excusez, ma dame. Les nouvelles du sud mettent du temps à nous atteindre et sont souvent déformées à leurs arrivées. Nos portes vous sont ouvertes et l'hégémonie remet ses amitiés au peuple Nados. Par contre, il me reste à savoir l'identité de vos compagnons, en particulier de celui à la peau de lait et aux tatouages.

— C'est mon guide, il connait les toundras comme sa poche. L'autre est un ami terrien.

— Je suis déjà passé il y a quelques jours, je suis un reporter terrien, continua Lucas. J'ai laissé mes véhicules dans la ville sous la garde d'un ami, un autre Nados nommé Etiam, il confirmera mon identité.

— Soit, soit, et vous peau-de-lait, je vous trouve fort silencieux depuis tout à l'heure. Seriez-vous muet ?

Des balbutiements furent la seule réponse qu'il reçut de la part d'Ansong plus mal à l'aise que jamais, mais fut rapidement interrompu par sa garante.

— Vous le gênez mon brave ami. Ansong ici là est un adepte de Shan-ri et a fait vœux de silence. Voyez, ses préceptes sont inscrits partout sur son corps.

— Veuillez m'excuser une nouvelle fois, je ne voulais pas briser vos vœux jeune disciple. Bonne chance dans cette difficile mais néanmoins noble voie.

L'albinos se contenta d'un maladroit signe de tête en guise de réponse.

— Vous pouvez entrer, conclut poliment le fonctionnaire. Soyez assurés que votre sécurité est garantie et qu'aucun nomade ne franchira ces murs, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles.

— De toute façon, nous ne comptions pas nous attarder ici, répondit Akhesa en donnant un coup de talon sur le flanc de son cheval, pénétrant Kann-Men suivi de ses compagnons.


La cité était sur les nerfs, les fenêtres et portes des habitations se faisaient barricader et on pouvait déjà apercevoir des gens préparer leur fuite, empilant leurs affaires sur des charrettes partant pour l'intérieur des terres. Le claquement des sabots sur les routes pavées firent tourner quelques têtes curieuses vers eux avant de retourner à leurs occupations.

— Ansong, faut que je t'apprenne à parler sinon on ne va pas s'en sortir, petit.

— Excusez-moi garante, c'est qu'il m'avait pris au dépourvu. Vous aviez tous l'air de savoir quoi dire.

— En parlant de ça, coupa Lucas. T'as de biens beaux documents pour une exilée, tu les as trouvés où ?

— Premièrement, je ne suis pas exilé. Deuxièmement, je ne les ai pas trouvés, ce sont bien les miens.

— Et ils sont à jour ?

— Disons qu'ils datent un peu.

— Tu as de la chance de ne pas avoir été découverte.

— On est en Iturie, comment voudrais-tu qu'il sache ? Le trois-quarts du pays ne sait même pas que ma cité existe alors tu crois vraiment qu'ils ont de quoi vérifier la véracité de mes documents ? Et puis ils sont en ordre, juste un peu vieux, c'est tout. Au lieu de dire des âneries, dis-nous plutôt où se trouve ton « Etiam ».

— Dans une auberge quelque part près des portes sud, belle esquive Akhesa.

— Et tu veux que je te dise quoi ? Oui t'as raison, félicitation ? C'est ça que tu veux ?

— J'étais juste curieux, c'est tout, répondit l'anthropologue.

Elle ne répondit pas et se contenta juste de cracher par-dessus son cheval. Après un quart-d 'heure de recherche, ils trouvèrent enfin les deux véhicules en question autour d'un attroupement d'enfants curieux qui jouaient dessus.

— Il est où ton homme ?

— Je ne sais pas, il ne devrait pas tarder. Tu vois le buggy ? Je te l'offre, c'est mon remboursement.

— C'est loin d'être assez. Et je ne sais pas conduire.

— Tu pourras le vendre. Je suis sûr que ça intéresserait quelques officiers Kouraïs comme véhicule d'éclaireur ou de liaison. Te connaissant tu trouveras sûrement quelque chose.

Ils attendirent encore quelques heures l'arrivé d'Etiam, s'occupant en attendant à dégager les gamins s'amusant sur le châssis et en rangeant les affaires dans la camionnette. Ce dernier arriva nonchalamment avec son repas et eut du mal à cacher sa surprise en les voyants. Après avoir salué Lucas, il toisa de la tête au pied Ansong, puis Akhesa.

— Vous avez bien changé, dit-il. Mais vous avez toujours le même regard.

— On se connait petit ?

— Je connais très bien votre petite sœur. Vous m'avez déjà vu, mais vous avez du oublier. Je sers dans le fusilier et j'ai promis à votre père de retrouver Terra.

— Je vois le genre. Au moins t'es un bon Nados, c'est déjà ça. Ansong est mon futur scribe, il est nomade. Respecte-le et il te respectera.

Il acquiesça à contre-cœur en regardant l'albinos d'un œil méfiant.

— Dès que j'aurais vendu le buggy et les chevaux, nous partirons pour la métropole.

— Et c'est ce bout de métal qui va nous y emmener garante ?

— Ne t'y fies pas. Ça en a pas l'air, mais c'est bien plus rapide qu'un cheval.

— Impressionnant, siffla le nomade. On ne dirait vraiment pas.

— S'il n'y que ça. Crois-moi mon petit scribe, tu ne sais même pas ce que la métropole te réserve.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top