Chapitre 12 : Retrouvaille


Il ne fallait pas grand-chose pour donner le sourire à Terra mais pour la rendre extatique, rien ne pouvait dépasser les beignets à la sève de saule lavandé, en particulier ceux légèrement alcoolisés, accompagnés d'un bol bien rempli de lait de chèvre. Généralement, on en prenait avec du thé, le lait étant souvent préféré par les enfants, mais comme Terra disait souvent : « on est jeune qu'une seule fois ». Ses joues remplies de farine et les doigts dégoulinant de sève, elle continua à prendre des beignets par poignée de trois, vidant le plat à elle toute seule. Ses compagnons quant à eux restaient assis sur le fauteuil à ses côtés sous le regard sévère des Nados. L'habitation d'Epos (qui n'était pas vraiment la sienne) avait été décorée pour ressembler le plus possible à ce qu'on trouvait chez eux. Des talismans étaient accrochés un peu partout sur les murs et de magnifiques tapisseries décoraient le plancher où se trouvait plusieurs tables basses autour desquels s'était rassemblés les autres Nados appréciant la même collation. Même la façade extérieure avait été reconstruite pour ressembler une habitation de Nadu. Comme des cubes empilés éparsement les uns sur l'autre, les autres étages comprenaient chacune une petite habitation d'une salle, chacune d'entre-elles reliés par des échelles de bois ou des balcons (qui n'était que les toits des maisons du dessous) et abritaient une bonne majorité de sa communauté. On lui avait expliqué que la plus part des habitations-cubes avaient été aménagées en salles communes utilisées par tous, comme celle où ils se trouvèrent actuellement, et énormément ce partageait entre les habitants au point qu'on avait surnommé le quartier Nados « La termitière ». Elle apprit même que les beignets qu'elle dévorait en ce moment étaient préparées par une mère de famille se trouvant dans une des habitations plus hautes. Sur le mur près de la porte d'entré se trouvait une demi-douzaine de carabines fièrement exposées à la vue de tous, ce qui ne fit qu'accroître l'inquiétude des hôtes terriennes.

— Terra, je ne vais pas passer par quatre chemins. Tes amis doivent s'en aller.

Epos se trouvait sur le fauteuil en face d'eux et sirotait doucement un thé à la senteur de jasmin en ne lâchant pas des yeux les terriens. À côté de lui se trouvait le vieillard de tout à l'heure qui se faisait appeler par ses compagnons « L'oncle Ismiraï ». Ce dernier vidait presque à lui tout seul une amphore de vin et aurait surement gagné plus de temps en buvant au goulot même.

— On n'aime pas les terriens, c'est tout, lâcha nonchalamment le cynique entre deux gorgées. Qu'ils dégagent vite fait, on s'en portera mieux.

— Ce qu'oncle Ismiraï essaye de dire avec ses mots, c'est que ce n'est pas un endroit pour vous. Des amis vous accompagneront à la bordure. Terra reste avec nous.

— QUOI ? hurlèrent les deux filles en même temps.

— Hors de question que je laisse Terra avec des malades comme vous, elle vient avec nous ! s'énerva Kat, laissant ses compagnons encore plus blêmes qu'ils ne l'étaient déjà.

— Ne t'inquiète pas, ce sont des amis Kat. Et toi Epos, pourquoi je dois rester avec vous ?

— Car on va t'emmener chez ton frère. Tu le cherches, on t'y emmènera, aussi simple que ça.

— Je ne lui fais pas confiance, je ne l'aime pas ce type, ni son pote le vieux, murmura Kat dans l'oreille de son amie. Sérieusement, reste pas avec eux, ils sont hyper bizarres.

— Tu dis quelque chose petite ? répondit simplement le Nados en la toisant avec ses yeux d'aigles. C'est fort impoli de faire des messes-basses devant ses hôtes.

— Et ce n'est pas impoli votre espèce de prise d'otage de tout à l'heure ?

— Mais ferme-la Kat, qu'est-ce t'as à le provoquer comme ça, s'énerva à son tour Nathaniel. Excusez-la les gars, elle a le cerveau de la taille d'une petit pois, faut pas la prendre sérieusement. On accepte votre offre avec plaisir, pas vrai Rob ?

— Je... Terra, tu es sûre qu'on peut te laisser ?

— C'est mon peuple, il n'y a rien à craindre.

— Je m'en contrefous, moi je ne te laisse pas avec cette bande de psychopathes, insista Kat.

Epos expira un grand coup et se massa longuement les tempes.

— Qu'Orta me donne la force... mais quel est votre problème à vous les terriens, comment peut-on être aussi têtu ? Fais comme tu veux l'amie, je m'en fiche totalement. Tu ne seras pas sous ma responsabilité dehors, tu te débrouilles toute seule. Les autres, votre décision ?

— On vas y aller, ne vous inquiétez pas. Catherine, ne fait pas l'idiote, tes parents vont s'inquiéter.

— Et bien tu leur diras qu'on est parti loger chez des amis, c'est tout. Ma décision est prise de toute façon, je reste avec Terra.

— Très bien. Imeon, tu les accompagneras. Quant à toi Terra, je vous mènerais toi et ton amie chez ton frère après la collation, ça vous va ?

— Parfaitement. Ça m'aurait fait de la peine de partir sans avoir fini les beignets, avoua-t-elle.


Après quelques temps, les Nados, y compris le vieil Ismiraï, retournèrent à leurs occupations, la plupart d'entre eux n'étant que d'ordinaires artisans, de simples potiers, boulangers, forgerons, cordiers, pelletiers ou tisserands qui n'avaient que trop perdu de temps dans leur précieuse journée de travail et bientôt, seul Epos et quelques-uns de ses compagnons ne restaient.

— Avant d'y aller, Terra, je dois te parler en tête à tête, dit-il en se levant.

— Et Kat ?

— « Kat » peut patienter cinq minutes. C'est une conversation entre Nados, pas entre terriens. Suis-moi.

Il la mena sous le regard méfiant de la terrienne dans la salle de derrière, une réserve où se trouvait des étagères remplis de fruits sec, de confiseries et de différentes herbes et feuilles pour préparer le thé, et ferma la porte immédiatement après être entré. Bien qu'ayant mangé plus que ce que son estomac pouvait contenir, l'odeur qui émanait de la salle lui remit l'eau à la bouche et accessoirement, un début de nausée.

— Y'a quoi encore, tu me fais une nouvelle mise en scène ?

— Non, je veux que tu comprennes quelque chose, pour ton propre bien. Je veux être sûr que tu comprennes, jeune sœur. J'appartiens à mon peuple, à mon clan, à ma famille et à ma race. Toi aussi Terra. Ton père le sait, tes sœurs le savent, ton frère le sait, et même ta mère, dame Delmara le sut. C'est ce qui fait notre force à nous autre Nados. Si tu comprends cela, tu comprendras les raisons de ma méfiance, surtout envers les terriens. Des choses graves se passent ici pour l'instant, surtout chez nous. J'ai toujours été un grand ami de tes sœurs et même si je ne te connais que peu, je tiens à ta sécurité alors surtout reste éveillée Terra, reste surtout éveillée. Méfie-toi des terriens. Tu penses que tu es l'une des leurs mais c'est faux, ils te le feront croire mais ce ne sont que des mensonges. Ne laisse même pas les paroles de ton amie, aussi douce soit-elle, t'endormir. Garde surtout les deux yeux grands ouverts Terra, tout comme ton esprit.

La mention de sa mère l'ébranla un peu, mais fit de son mieux pour ne rien laisser paraître.

— C'est dingue ça, vous avez tous un problème dans votre tête, on dirait que tu parles de djinns ma parole. La seule chose que je sais, c'est qu'où que j'aille, les Nados resteront toujours aussi paranoïaque. C'est à force de rester coincé entre vous, sans jamais voir personne, que vous êtes comme ça, même Etey le dit.

— Incroyable, tu écoutes les paroles de ce... païen plutôt que ceux de ton propre peuple. C'est donc cela la jeunesse de nos jours ? Quelle génération...

— Tu fais partie de la même génération que moi espèce de buse. Si c'est tout ce que t'as à me dire, je vais rejoindre ma monstrueuse amie, répondit Terra en quittant la réserve.

Elle rejoignit aussitôt Kat qui s'empressa de lui poser des questions sur ce qu'il lui voulait.

— Trois fois rien, il voulait juste me prévenir qu'il y avait des monstres sous mon lit, et qu'ils s'appelaient « Terriens ».

— Mais il a vraiment un problème contre moi, qu'est-ce que je lui ai fait à la fin ?

— Laisse tomber, il semblerait que ce soit dans notre nature d'être désagréable. J'espère que mon frère pourra un peu relever l'estime que tu as de mon peuple, soupira-t-elle.


L'appartement de Khemno se trouvait dans un quartier plutôt aisé à proximité de la bordure, un quartier mixte où différentes ethnies venant des quatre coins d'Antée vivaient dans une certaine harmonie, ce qui en faisait un des endroits les plus agréables à vivre des districts. La majorité de ses habitants travaillaient soit à la bordure, dans les différents établissements pour visiteurs terriens, où dans la métropole même. Contrairement à la « termitière », ces habitations si avaient été construites par les colons, à l'époque où les districts accueillaient encore des antéens croyant à une vie commune avec les terriens, des ambassadeurs envoyés par les différentes cités en signe d'amitié et des érudits en quête de connaissance, quelques années avant les grandes vagues de migrations. En tant que dignitaire et apprenti de l'ambassadeur de l'imprenable Nadu, Khemno profitait de ce paisible quartier et vivait au deuxième d'un petit immeuble aux appartements plutôt spacieux, voisin d'un jeune étudiant hotzavite d'à peu près le même âge que le sien avec qui il s'entendait extrêmement bien, malgré le fait de venir de deux cités se haïssant mortellement depuis des siècles et étant accessoirement ennemis mortels. Une sonnerie annonça l'arrivé d'un visiteur au seuil de l'immeuble et un petit écran à côté de la porte lui permit de voir qui vint le visiter. Khemno reconnut immédiatement le grand ami d'Akhesa et lui ouvrit les portes de l'immeuble sans prendre la peine de regarder qui l'accompagnait. Une fois qu'il l'entendit frapper à la porte, il partit rapidement lui ouvrir.

— Salut Epos, quel bon vent t'amène...

Il s'interrompit en voyant les deux filles qui se tenaient derrière lui. Une fille aux cheveux blond froid et sa propre sœur.

— C'est une sacrée surprise, pas vrai ? rigola Terra en se frottant l'arrière du crâne.

Son frère ne lui répondit pas et se tourna vers Epos.

— C'est une blague ? demanda seulement Khemno.

— Je me suis dit la même chose. Elle voulait te voir, et la Terrienne ne voulait pas la lâcher donc j'ai dû l'emmener aussi.

— Je te présente Catherine Fujiwara, ma meilleure amie terrienne. On peut rentrer ou tu vas nous faire patienter toute la journée sur le seuil ?

Il ne put même pas répondre qu'elles étaient déjà rentrées et la dernière chose qu'il entendit fut sa sœur s'extasier sur l'intérieur de son appartement.

— Et bien... Pas facile de l'avoir comme sœur, commenta Epos.

— Tu m'étonnes. Mais qu'est-ce qu'elle fiche ici par tous les dieux ?

— Ton père l'a laissé venir elle m'a dit. Tu y crois ?

— Pas le moins du monde, répondit Khemno en se frottant la barbichette. En tout cas merci de me l'avoir emmené, je n'aime pas l'idée de savoir qu'elle se promenait seule dans les districts.

— Ne t'inquiète pas, je pense qu'elle a appris sa leçon... Un tant soit peu qu'elle puisse apprendre quelque chose avec la tête aussi dur.

— Tu n'en as toujours pas fini avec tes mises en scènes ? Tu te crois en guerre ou quoi ?

— Mieux vaut prévenir que guérir, marmonna Epos. Je ne veux pas perdre d'autres Nados...

— On en perdra plus, les terriens sont sur le coup. Les coupables seront rapidement arrêtés, fais-moi confiance.

— Et bien justement, pourquoi tu travailles avec ce terrien ? C'est à nous de rendre justice au mal qu'on nous fait. Ce ne sont pas les affaires des terriens, ce sont les nôtres ! Tu le sais très bien Khemno, c'est une honte. Ta sœur s'arracherait les cheveux sachant cela.

— Tant mieux, ça prouve que je fais la bonne chose. Tu veux rentrer ou tu vas continuer à me faire la morale ?

— Non, on m'attend. Le plancher d'une des maisons est branlante et j'ai promis d'y jeter un œil. Ce serait bête que nos propres habitations se tournent à leurs tours contre nous.

— C'est ça mon vieux et attention au ciel, qu'il ne te tombe pas sur la tête sur le chemin du retour, rigola Khemno.

— Moque-toi de moi petit, mais je connais ce monde mieux que toi, je sais de quoi je parle. Prend soins de toi et ta sœur.

— Et toi prends soins des nôtres et évite les excès de zèle. Sérieusement, détends-toi l'ami.

— Je me détendrais à ma mort, répondit-il avant de s'en aller.

C'était un bon Nados et bien qu'ils étaient loin d'avoir le même caractère, il avait toujours été là pour sa famille, en particulier quand son père et Akhesa étaient parti pour les terres du Culte. De nombreuses fois lui et son ami Mylo l'avaient sauvé des tabassages d'autres enfants de la cité durant la dure année de leur absence et pour cela, il lui en avait toujours été reconnaissant. Pendant les quinze années suivante, il ne le vit que très peu, celui-ci préférant suivre sa sœur et la « génération perdue » dans leurs pérégrinations à l'autre bout du monde à la quête de gloire et d'aventure avant de rejoindre la communauté Nados lors des grandes vagues d'immigrations à la métropole. Epos était un brave homme, mais comme sa sœur Akhesa, ils étaient d'une autre époque, une époque où il n'y avait pas de terriens, une époque archaïque de superstitions et de guerres, tout le contraire de ce qu'avait connu Terra. Khemno le regarda descendre la cage d'escalier et ferma la porte avant de rejoindre sa petite sœur. Elles étaient sagement assises sur son lit pliable de seconde main à l'attendre et il esquissa une petite grimace d'inconfort en voyant la jeune fille terrienne le déshabiller du regard.

— Plutôt mignon le grand frère, murmura Kat dans l'oreille de Terra.

Khemno prit une chaise et s'assit en face de Terra avant de la fixer avec un regard noir.

— Heu, j'ai fait quelque chose de mal ? hésita-t-elle.

— Quelque chose de grave ? TU TE FOUS DE MOI ? explosa-t-il. TU AS PENSÉ À NOTRE PÈRE ? À YASHEY ?

— Hé ça va ! j'ai laissé une note pour dire de ne pas s'inquiéter... Et même que papa a dit que je pouvais !

— Tu me prends pour un idiot Terra, tu me prends vraiment pour idiot, je n'arrive pas à le croire.

— Bon ça va, je l'avoue, c'est faux, mais l'oracle a dit que je pouvais et c'est même toi qui m'as dit de la voir.

— Et notre père a dit non, il l'a formellement interdit ! Et pourtant tu l'as désobéi, tu as trahi sa confiance !

— Bah ça va, il va survivre, souffla Terra en détournant le regard.

— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Il doit être mort d'inquiétude. Ça fait combien de temps que t'es ici ? Tu dormais où ? Comment même es-tu venue ?

— Je me suis débrouillée. Kat, mon amie terrienne, m'a bien aidé aussi. Tu ne penses pas que ma débrouillardise est une preuve de maturité ? Tu vois bien que je mérite de te rejoindre !

— Ce n'est pas de la maturité. La maturité aurait été d'obéir à ton père et rester à Nadu.

— Et en faisant cela, je me serais retrouvé coincée dans cette cité toute ma vie. Tu le sais mieux que tout le monde, jamais papa m'aurait laissé partir. J'ai besoin de lui prouver que je suis assez grande pour vivre ma vie. Je sais ce qu'il a vécu, mais il ne peut pas rester coincé dans le passé toute sa vie, il ne peut pas rester éternellement à m'étouffer. Tu sais bien que j'ai raison, grand frère. Je te jure que je ne voulais pas le blesser mais je devais le faire. Ça sera dur pour lui mais c'est nécessaire !

Khemno soupira en se tirant les cheveux en arrière et se laissa glisser sur sa chaise. Il n'arrivait pas à s'énerver, ce n'était pas son style et de toute façon, elle disait vrai. Leur père ne pouvait pas la garder toute sa vie sous sa protection, comment deviendrait-elle une vraie femme ainsi ? La retenir ne lui aurait fait du bien et sa venue était peut-être la meilleure des choses à faire.

— Et ta sœur ?

— Je ne sais pas trop, j'espère qu'elle n'est pas trop inquiète. J'aimerais lui envoyer une lettre pour la rassurer, murmura-t-elle.

— On peut s'occuper de ça après, rassura son frère en s'asseyant à côté d'elle, lui frottant les cheveux. Je suis sûr qu'on peut trouver quelqu'un faisant l'aller-retour à qui confier ta lettre.

Terra lui répondit avec un petit sourire.

— Au fait, je m'appelle Kat, lâcha son amie qui était restée à l'autre bout du lit.

— Ravi de te rencontrer Kat, je suis Khemno Kandos na-Haji, répondit-il poliment. Je te remercie de t'être occupé de ma sœur durant ces quelques semaines.

— C'est la moindre des choses, elle est cool et on s'entend bien. D'ailleurs, tes yeux, tu portes des lentilles ou c'est naturel ?

— Je...c'est une bien étrange question. Oui, ils sont naturels, comme ceux de mes grandes sœurs et de ma mère.

— Trop classe, sourit-elle. Ça te va trop bien.

— Et bien... Je te remercie. Tes cheveux aussi ont une étrange couleur, je ne savais pas qu'ils pouvaient être aussi pale.

— J'en aurais rêvé, c'est juste des teintures. Mes cheveux sont brun foncé normalement, complètement nul...

— Je vois... répondit Khemno en se levant. Eh bien, je vais préparer du thé pour ceux qui veulent. Faites comme chez vous je suppose. J'ai un écran avec des jeux sous le lit je pense, et des livres, quelques séries, comme vous voulez.

Il disparut dans la salle d'à côté, laissant les deux filles seules. La chambre était plutôt propre et mis à part quelques livres traînant ici et là, tout était impeccablement bien rangé. Sur une étagère se trouvant à côté du lit se trouvait une poignée de vieilles photos prises il y a une quinzaine d'années. Une en particulière lui fit un drôle d'effet. Ils avaient la même à la maison mais dès qu'elle le voyait, une certaine mélancolie s'emparait d'elle. La photo avait été prise par Lucas lors du retour de de son père, sa sœur et des autres enlevés Nados et leurs retrouvailles avec leur famille. Les voir aussi jeune lui faisait bizarre et se voir nouveau-né encore plus. Yashey, même quinze ans auparavant, était toujours aussi élégante, une vraie petite femme. Elle la portait dans ses bras, la serrant fort contre sa poitrine et un sourire illuminait son visage malgré les larmes. À côté d'elle se trouvait une Akhesa poussiéreuse, le visage et les bras couvert d'égratignures, mais elle aussi paraissait heureuse. Malgré ça, ses joues étaient creusées, ses yeux noirs de cernes, les cheveux sales et en désordre, et montrait un contraste assez intéressant avec sa sœur jumelle. On ne les aurait presque pas reconnues. Khemno, haut comme trois pommes, était dans les bras de son père et, elle devait bien l'admettre, avait l'air adorable. Son père quant à lui regardait tous ses enfants avec un sourire, mais elle vit un on-ne-sais-quoi de mélancolique dans le regard, un quelque chose qui lui brisait le cœur. La voix de son amie la sortit de sa contemplation.

— Il est sympa je trouve.

— Qui ça, mon frère ?

— Qui d'autre à ton avis ?

— Ouais, ouais, sympa... et qu'est-ce qu'il a des beaux yeux aussi.

— Bah c'est vrai, c'est spécial comme couleur, c'est joli.

— Et bien ne t'emballes pas car t'es pas la première à lui dire ça, râla Terra. Je suis sûr qu'on doit lui faire la remarque au moins vingt fois par jour.

— Mais attends deux secondes...Je n'arrive pas à le croire ! Ne me dit pas que t'es jalouse de ton frère ? s'écria-t-elle. Terra la jalouse ! Terra la jalouse !

— C'est ça, moque-toi de moi.

— Mais je rigoleeee ! Toi aussi t'as des jolis yeux. T'es adorable quand tu t'énerves, tu sais ? se moqua Kat.

— T'es sérieuse ? Mes yeux sont bruns « complètement nul ». Toute la satané fratrie a les yeux verts et moi, je suis la seule idiote qui me tape les yeux de mon père.

— Et bien toi, t'as des tâches de rousseurs et ton frère pas.

— C'est trop ringard les tâches de rousseur, ça fait gamine.

— C'est dingue ça, t'es jamais contente, s'esclaffa-t-elle. T'es la fille la plus boudeuse que je connaisse, pire que Nathan.

— Quoi, il râle beaucoup ?

— Il fait son timide avec toi mais tu devrais le voir, une vraie machine à plaintes.

Au même moment réapparu Khemno avec un plateau où se trouvait l'eau chaude, une fleur violette virant au blanc et les ustensiles de préparation qu'il déposa sur la table basse de sa chambre. Il laissa la fleure mariner dans l'eau chaude jusqu'à ce que son odeur embaume la salle et l'eau prenne à son tour une couleur similaire et la servit dans trois différentes tasses, sous les yeux attentifs de Kat.

— C'est pas mal, dit-elle en goutant le breuvage. Mais il manque un peu de sucre je trouve.

— Du sucre... répéta Khemno perplexe. Je crains que je n'ai pas de sucre. Si tu veux je peux te ramener du lait ou de la sève. Je préférerais que tu passes la nuit ici d'ailleurs, vous pourrez prendre ma chambre. Demain, je te redéposerai chez toi, c'est plus prudent.

— Plus prudent ? s'étonna Terra. Ne me dis pas que toi aussi tu t'y mets, on croirait entendre ce parano d'Epos !

— Non, c'est juste que... je ne sais pas, mieux vaut prévenir que guérir, pas vrai ? sourit-il.

Si ce qu'Epos disait était vrai après tout ? Malgré tout, les mots de son aîné lui étaient restés en travers de la gorge. On leur voulait du mal. Il ne savait pas qui, ni pourquoi, mais on leur voulait du mal.


Les toundras du nord de l'Iturie lui rappelaient d'une certaine manière les hauts-plateaux. Il y faisait presque aussi froid, presque aussi vide, presque aussi plat et presque aussi ennuyeux. De la mousse orange était parsemée un peu partout, contrastant avec la terre gris sombre, et des petites broussailles blanches poussaient ici et là, mais ça ne changeait rien à la tristesse du paysage. Des éclairs mauvâtres étaient visible à l'horizon, frappant avec violence le sol en dessous d'eux. Usun lui avait expliqué qu'au bout des toundras se trouvait une mer à l'eau noir déchirée par des terribles tempêtes et qu'encore après, une terre désolée plongée dans des glaces éternelles. Beaucoup d'érudits situèrent le royaume de Kara-Sudaram là-bas, bien que personne n'y avait jamais mis les pieds. Perdue dans ses pensées, Akhesa préparait doucement son repas, les yeux rivés sur l'horizon. Elle préférait manger dans son coin, loin du camp et des autres nomades et surtout loin du boucan de ces insupportables banquets. Sur un petit feu à base de broussailles cuisait le poitrail d'une sorte d'étrange antilope velue qu'elle avait chassé quelques heures auparavant. Avec un bâton, elle retourna la viande et une odeur délicieuse emplit ses narines. Elle sortit d'une de ses poches un petit sachet de soleth et saupoudra son repas de l'épice jaune. Des bruits de pas se fit entendre derrière elle et en se retournant, vit son protégé, des psaumes entiers tatoués sur le torse, venir à sa rencontre.

— Si tu n'apportes pas de sel, tu peux déjà faire demi-tour, dit-elle en refocalisant son attention sur sa viande.

— Mais garante, ça fait toute la journée que je vous cherche, je suis épuisé !

— Je rigolais Ansong, c'était de l'humour. Faut que je t'apprenne à ne pas tout prendre au premier degré. Tu veux une côte ?

— Volontiers garante, je suis affamé !

— Je t'ai dit d'arrêter de m'appeler garante, ça m'agace. Appelle moi Akhesa.

— Grande sœur, je peux ?

— Absolument pas. Akhesa. « A-KÉ-ZA ». Sinon je t'appelle « mon poulain » jusqu'à la fin de tes jours.

— Très bien compris ga... Akhesa, excusez-moi.

L'albinos prit place à côté d'elle, près du feu, et ouvrit sa besace, sortant une grosse gourde en peau de bouc.

— Je n'ai peut-être pas de sel, reprit-il, mais je pense que cet gourde de vin de lait sera suffisante pour me faire pardonner.

— Karam Ansong, tu es une véritable bénédiction ! Si tu n'étais pas là, il aurait fallu t'inventer.

— C'est bien la première fois qu'on me dit ça, rougit le jeune garçon. J'ai surtout entendu le contraire. J'ai même entendu dire que le vieux Bakar avait promis de me noyer dans une fosse d'aisances pour ma victoire.

— Dieux, ce n'était peut-être pas une bonne idée de m'être réfugiée dans ta tente après tout.

— N'ayez crainte, le seigneur Dodaï m'a affirmé qu'il n'en fera rien. Je suis un Yr maintenant, un vrai membre de la Tribu.

— Je ne m'emballerais pas trop si j'étais toi, répondit Akhesa en prenant une gorgée de la gourde. Si Bakar le veut, il te fera disparaître en un clignement d'œil. Même chose pour Dodaï et même chose pour tous les autres chefs de clan. Sois toujours sur tes gardes Ansong si tu ne veux pas disparaître dans ton sommeil.

— J'en prends bonne note gara... Akhesa. Je garderais toujours un œil ouvert.

La viande, bien brunie, avait atteint un stade de cuisson idéal et à l'aide de son couteau, retira une côte qu'elle se mit à grignoter avec avidité. Il manquait terriblement de sel et d'une sauce, aigre-douce étant l'idéale, mais il y avait du potentiel. Akhesa coupa une autre côte qu'elle jeta à Ansong qui semblait l'apprécier bien plus qu'elle.

— D'ailleurs Akhesa, en parlant de Bakar. Durant leur raid sur Senpa, ils ont capturé deux terriens. Peut-être auront-ils vos cigarettes ?

— Ce serait trop beau. Ça peut paraître étonnant mais même les terriens n'aiment pas fumer. Tu ne te rends même pas compte à quel point c'est difficile à trouver, et le prix... Vivement mon retour en terre civilisé.

— Vous comptez encore partir ? s'exclama Ansong.

— Évidemment, je ne compte pas prendre racine ici au milieu de nulle-part. En plus il fait bien trop froid. Le soleil me manque.

— Vous allez retourner au Maniemas alors ?

— Ouais, chez moi, dès que j'aurais fini mes affaires ici.

— Est-ce que... je pourrais vous accompagner ?

— M'accompagner ? s'étonna-t-elle. Pourquoi voudrais-tu faire ça ? Tu viens d'être libéré. Maintenant que tu es quelqu'un, tu veux t'en aller ?

— Justement, maintenant je suis libre d'être libre, rien ne m'oblige à rester. J'ai envie de voir le monde moi aussi, voir le Maniemas, la Dolisie, les terres-basses. Toute ma vie je l'ai passé à me battre, à tuer pour le clan, je ne sais rien faire d'autre. Je veux apprendre des choses, à écrire, à lire, et le calcul aussi.

— Rien ne t'empêche de les apprendre ici. Je peux t'enseigner si tu veux.

— Mais je vais continuer à tuer et à piller pour le clan et au fond, rien ne changera à part que j'aurais un cheval, une part du butin et de la meilleure nourriture...

— Et tu auras une voix.

— Je sais que personne ne m'écoutera...

— Alors fais en sorte d'être entendu. Regarde Kirkan ; Il avait beau être le dernier des fils de chienne, il avait quand même réussi à convertir presque tous les nomades au Culte. Et il n'était même pas libéré.

— Je n'ai aucune envie de convertir qui que ce soit et encore moins de devenir seigneur de guerre. Vous savez très bien ce que je veux dire Akhesa.

— Je sais, je sais, je comprends très bien. Je ne veux juste pas d'un boulet qui me traîne en arrière. Car crois-moi, si tu veux venir avec moi, tu vas devoir travailler petit. Travailler comme tu n'as jamais travaillé. Je veux être sûr que tu comprennes ce que tu risques de perdre. Tu auras la belle vie ici comparé à ce que je te ferais subir.

— Je n'ai pas peur, contesta l'albinos en se levant avec fierté. De toutes les épreuves qui se sont présentées à moi, aucune ne m'a effrayé, et encore moins fait reculer. Envoyez-moi cent adversaires et je les vaincrais tous !

— Holà, tout doux le guerrier. Tu dis exactement l'inverse de ce que tu m'as raconté. Je voulais dire que t'allais te rendre utile, mais d'une autre manière.

— Que voulez-vous dire ?

— Tu veux apprendre l'écriture ? La lecture ? Le calcul ? Tu vas apprendre tout ça mon petit. Et la comptabilité, et la géométrie, et l'administration, et la rhétorique, et crois moi, tu vas en vomir des chiffres et des lettres.

— Vous voulez faire de moi un scribe ?

— Si tu veux m'accompagner, tu n'auras pas le choix.

— C'est le plus grand honneur que je puisse espérer. Moi, Ansong, un simple fils de berger devenir lettré ? Comment pourrais-je jamais vous remercier ?

— Ne t'emballe pas je te dis, répéta Akhesa en rongeant l'os de sa côte. C'est loin d'être une tâche aisée, et encore moins glorieuse. J'ai des affaires à régler à Sudagar. Quand je m'y rendrai, tu viendras avec moi comme ça je te déposerai à Nadu. J'écrirais une lettre à mon père, qu'il te prenne sous son toit. J'écrirais aussi une lettre à Etey qu'il te prenne comme élève. Il a beau avoir l'étoile du Culte sur le visage, ce n'est pas un cultiste donc tu le traiteras avec respect. Ah oui, il y a quelque chose que je veux être sûr que tu comprennes. Je ne te fais pas une faveur Ansong, ce ne sont pas des vacances que je t'offre. Si je fais de toi un scribe, c'est que j'en ai besoin. Tu as intérêt à prendre cette affaire très au sérieux et ne pas me décevoir.

— Est-ce que je vous ai déjà déçu garante ? Je passerais mes journées et mes nuits à étudier s'il le faut !

— Parfait, je n'en attendais pas moins de toi Ansong. Tu feras un bon scribe.

Ils regardèrent tous les deux en silence l'orage se déchaîner à l'horizon, finissant le poitrail de l'antilope à leur aise tout en appréciant le calme de la toundra.

— Sinon, quel est le programme pour demain ? demanda Akhesa en vidant la gourde.

— Pas grand-chose, juste les « libations » par les premiers fils.

— Que les dieux me donnent la force, je suis obligée d'y assister ?

— Dodaï a fortement insisté pour votre présence.

— Et merde, on ne va pas me laisser ne serait-ce qu'une journée de libre, n'est-ce pas ? grogna-t-elle en lâchant un crachat sur le sol à côté d'elle.

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