Chapitre 1 : La jeune fille à la guitare
Le soleil brillait haut dans le ciel, ses rayons se reflétant sur les fiers remparts de la cité au flanc de la montagne qui dominait les alentours. Les plaines de hautes herbes rouges à ses pieds semblaient s'étendre à l'infini, poussées délicatement par le doux et faible vent de la saison sèche qui soufflait son parfum vers la ville. C'était un magnifique spectacle et l'on venait de loin pour avoir la chance d'admirer les célèbres « plaines pourpres ». Elles étaient tachetées de part en part de poignées de petits points blancs et l'on devinait aisément les bergers diriger leur troupeau dans les prairies. Dans le ciel, on pouvait apercevoir des nuées d'oiseaux ressemblant à des pointes de flèches entamer leur longue migration vers le nord où le climat y était plus clément. En d'autres mots, c'était une bien belle journée.
Un bruit de guitare émanait des remparts, juste quelques notes, quelques grattements hésitants, mais qui résonnaient dans les grandes plaines silencieuses en dessous. Ce n'était pas vraiment une mélodie, mais plutôt un essai, un tâtonnement où chaque doigt essayait de trouver ses repères sur la bonne corde, testant les eaux musicales de son instrument. Après encore quelques explorations, un son un peu plus harmonieux en sortit et bientôt, un air de guitare se propagea. Un air ni trop doux, ni trop violent, ni joyeux, ni maussade, mais plutôt mélancolique. La jeune fille aux taches de rousseur sur le nez était assise sur les murs, les jambes pendantes dans le vide, l'esprit concentré seulement sur les notes de sa musique. Bientôt un chant, qui ressemblait plus à un marmonnement qu'autre chose, accompagna la guitare. Ce n'était pas un chant de chez eux, ni la mélodie d'ailleurs, et pour cela, elle avait longtemps subi les plaintes de nombres de ses voisins qui se plaignaient de « l'insupportable boucan qu'elle faisait », si bien qu'ici fût le seul endroit où elle pouvait jouer en paix.
Un jeune homme d'une vingtaine d'années portant une légère armure de cuir par-dessus son uniforme, avec une carabine accrochée sur le dos, l'approcha. Il était plutôt bien bâti pour son jeune âge et les aînées, tout comme les générations plus anciennes, le regardaient avec fierté, voyant en lui l'espoir d'une jeunesse forte et fière et d'un avenir prospère pour leur cité. Tout l'inverse d'elle.
— Mais par tous les dieux, ne me dis pas que tu vas nous casser les oreilles ici aussi ? ricana-t-il en s'appuyant sur les remparts à côté de la jeune fille.
— Tu ne vas pas t'y mettre aussi, Etiam ! s'agaça-t-elle. Si tu es venu ici pour faire ton vieux rabat-joie, tu peux t'en aller directement.
— Je rigolais bon sang, je rigolais. Tu sais bien que j'aime de toute façon. Tu fais quoi ?
— « Purple Fever » des Jicky Skins.
— Jamais entendu parler. Ils sont bons ?
— Les meilleurs, rêva-t-elle. Tu dois écouter « I'll take you anyway », cette chanson est incroyable, on ne peut pas faire mieux.
— J'aimerais bien, mais je n'ai ni de radio, ni d'écouteurs.
— Je te prêterais les miens alors. Je refuse que tu passes une semaine de plus sans l'avoir écouté, c'est un ordre fusilier.
Etiam se mit rapidement au garde à vous et les deux jeunes rigolèrent un peu avant de reposer leur regard sur les plaines pourpres.
—Ton grand-frère ne devait pas revenir aujourd'hui ? continua Etiam.
— Ouaip, et comme d'habitude, ils ont encore trois heures de retard. À croire qu'ils le font exprès. Tiens, tu veux essayer ? dit la jeune fille en lui tendant son instrument.
— Pour me faire exploser le dos à coups de bâton ? Je vais m'en passer, merci.
— Et pourquoi te donnerait-on des coups de bâton ? Jouer de la guitare va faire effondrer les murs de Nadu ? C'est vrai que tu joues mal, mais pas à ce point.
— Allez, moque-toi de moi Terra, moque-toi de moi...
Etiam regardait la jeune fille à la guitare, aux taches de rousseur sur le nez, au visage un peu moins fins, plus rond, aux traits moins nobles que ses sœurs, mais jusque comme il faut pour lui, et aux cheveux brun foncé ébouriffés. La fameuse Terra de la tout aussi fameuse famille Kandos. L'enfant du bout du monde. Bien que tous la connussent grâce à son nom et l'incroyable histoire qu'il avait fallu pour la récupérer, sa réputation de « Terra la terrienne » avait depuis longtemps pris le dessus. À vrai dire, c'était dur de ne pas la remarquer dû à sa singulière manière de s'habiller. S'il ne la connaissait pas aussi bien, il aurait pu aisément l'imaginer venir de la métropole. Elle portait un T-shirt un peu trop large des « Gardiens invisibles », sa série favorite, un short en jeans par-dessus un legging noir, et des lunettes de soleil rondes sur le nez. Du « New-Retro » comme elle l'appelait. Où qu'elle aille, les enfants la regardaient avec curiosité et les plus vieux avec exaspération, néanmoins elle n'avait pas l'air de s'en soucier. Etiam venait tout juste de sortir de l'adolescence et lui aussi avait eu d'extravagantes lubies, même si elles étaient assez différentes des siennes. De toute façon, même si elles l'avaient été, ses parents lui auraient sûrement donné la correction de sa vie en le voyant s'habiller ainsi. Il fut sorti de ses pensées par un vrombissement venant des plaines.
— Et bien, ce n'est pas trop tôt, se réjouit la jeune fille.
Le bus arriva lentement, peinant sur la route poussiéreuse menant à Nadu. Le fait qu'il puisse tenir sur ses roues tenait déjà au miracle et donnait l'impression qu'il allait se renverser au premier coup de vent ou au premier tournant un peu trop brusque. Les terriens ayant construit cet engin devaient sûrement se retourner dans leurs tombes en voyant ce que les Nados en avaient fait. Tout cela venait de leur obsession de ne pas savoir voyager sans prendre la moitié de leur foyer avec eux. Le toit du bus était rempli d'immenses sacs de voyage, de bagages, d'amphores, de barils, de meubles... Terra grimaça en voyant qu'un homme avait carrément accroché son lit sur le flanc du véhicule. Une fois arrivé aux portes, le véhicule fut coincé sur la montée menant à la cité et cala. Immédiatement, une douzaine de conscrits furent envoyés pour le pousser jusqu'à l'agora, qui servait de marché aujourd'hui, sous les moqueries de leurs camarades. La jeune fille se dépêcha de descendre des murs et rejoignit la foule qui s'était formée autour du bus. Sur la pointe des pieds, elle chercha son frère du regard. Un vieil homme à la peau cireuse portant une chèvre dans les bras sortit en premier, puis ce fut une femme accompagnée d'une poignée d'enfants en bas âge. Plusieurs autres personnes suivirent et à la huitième, il le vit. Une élégante barbichette, un sourire de prince, une coupe de cheveux à la dernière mode terrienne et évidemment, des yeux verts perçants similaires à du jade. Elle sautilla d'excitation et avec de grands signes de bras, tenta de capter son attention.
— Khemno, hurla-t-elle. Ici !
Le jeune homme esquissa un sourire en la voyant et se dégagea vite un chemin dans la foule pour la serrer dans ses bras.
— Petite sœur ! s'écria-t-il. Ça me fait plaisir de te voir. J'espère que tu n'as pas attendu trop longtemps.
— Trop longtemps ? J'ai l'impression d'avoir passé ma journée sur les remparts. Qu'est-ce que vous avez fichu ?
— Rien voyons, mis à part d'interminables contrôles à la sortie de la métropole, trois pannes, une route bloquée par un troupeau de yunts et un homme essayant de coincer tout son mobilier sur le bus, rien de bien spécial ne s'est passé. Honnêtement, tu devrais plutôt te réjouir que je sois même arrivé aujourd'hui. Papa et Yashey sont là ?
— Évidemment, ils t'attendent à la maison. Tu veux que je t'aide avec tes affaires ?
— Non, c'est bon. Tout ce dont j'ai besoin se trouve là, dit-il en montrant le sac qu'il portait sur le dos. Par tous les dieux, je ne sens plus mon bassin, si tu savais à quel point j'ai besoin d'un lit...
— Et d'un bain. Je ne sais pas si c'est à cause du vieillard là-bas mais tu sens la chèvre.
— Raison de plus pour rentrer à la maison.
La jeune fille à la guitare accompagnée de son frère aux yeux de jade remontèrent une des grandes artères principales de la cité de Nadu, échangeant le bouillonnement du premier étage et de l'agora aux quartiers résidentiels plus calmes du second. Khemno rêvassa à la vue des magnifiques maisons de pierre, d'argile ou de terre cuite ocre allant du rouge brunâtre jusqu'au jaune sable pour certaines, passant par un orange chaleureux. On pouvait d'ici apercevoir le bâtiment en marbre du conseil dominer la cité de toute sa splendeur. Des femmes en longues robes étaient en train de tisser des vêtements, des toiles et des tapisseries sur le toit ou la terrasse de leur maison, profitant du soleil de l'après-midi tout en gardant de l'œil leurs enfants en train de jouer dans la rue. Il était heureux d'être rentré. Néanmoins, il sentit quelques regards se poser sur eux, et spécialement Terra. Khemno devait l'admettre, sa sœur ne passait vraiment pas inaperçue. Même lui faisait l'effort d'au moins garder ses habits traditionnels quand il revenait à Nadu mais bon, elle faisait partie d'une autre génération et elle était en pleine adolescence. Qui pouvait lui en vouloir pour ça ? Il vit sa sœur en train de le regarder d'un sourire narquois et il sut déjà exactement ce qu'elle allait lui demander.
— Non, Terra je n'ai pas oublié, soupira-t-il.
— La saison quatre ?
— La saison quatre ? Elle est déjà sortie ?
Elle blêmit immédiatement.
— QUOI ? TU AS OUBLIÉ ?
Khemno se contenta seulement de sortir une sorte de petite cassette de la poche intérieure de sa veste et la jeta à sa sœur en lui rendant son sourire narquois.
— Ne refais plus jamais ça, râla-t-elle. J'ai presque senti mon cœur s'arrêter. Tu n'as pas commencé sans moi j'espère ?
— Juste le premier épisode.
Elle lui répondit juste d'un regard blasé.
— Ça va, ça va, je plaisantais... détends-toi ma vieille, rigola son frère.
— Tu es lourd. On ne plaisante pas avec "les gardiens invisibles", c'est sacré. Jamais tu ne dois... droite !
Elle tira son frère par la manche, l'entraînant dans une des rues adjacentes.
— On a des trous de mémoire, grand frère ? ricana Terra.
— Absolument pas, c'est toi qui me distrais avec tes enfantillages. Maintenant, c'est encore à droite. Facile.
— Et bien non, c'est la prochaine. Pas si facile que ça apparemment...
— Si c'est facile. Regarde, on y est.
Il sourit à la vue de sa maison d'enfance. Tellement de souvenirs, aussi bons que malheureux, mais la revoir lui remettait chaque fois du baume au cœur. Il était un peu nerveux, comme d'habitude. Cela faisait quand même presque cinq mois qu'ils ne s'étaient plus revus. Il inspira un peu, attendant quelques secondes avant d'ouvrir la porte.
— Khemno est de retour, hurla Terra en rentrant sans aucune retenue.
Immédiatement, une élégante femme aux yeux de jade tout comme les siens se rua dans ses bras, dans une étreinte comme si cela faisait des décennies qu'ils ne s'étaient plus vus.
— Petit frère, ça fait trop longtemps, tu m'as tellement manqué, se réjouit-elle.
— Pourquoi tu exagères toujours, Yaya ? Mais je suis heureux de te revoir aussi. Papa est là ?
— Il est parti, il reviendra ce soir. Tu veux quelque chose Khemno ? J'ai fait chauffer du thé et il y a des dattes et des biscuits sur la table. Il y a aussi du vin et du nectar de fruit à la cave, je peux aller t'en chercher si tu veux.
— Ne te dérange pas sœurette, je vais me contenter du thé. Et le petit, il est où ?
— Il fait sa sieste, répondit Yashey en disparaissant dans la cuisine. Tu ne vas quand même pas rester toute la journée sur le seuil de la porte, rentre !
Khemno tira la langue de douleur. Le thé était brûlant et il aurait dû s'en douter. Il s'était brûlé les doigts rien qu'en prenant le verre, mais il était toujours aussi bon et il reconnut malgré sa brûlure la touche particulière de sa sœur. Il était tellement heureux de la revoir. Malgré toutes les épreuves que lui avait fait subir la vie, elle n'avait jamais perdu son sourire et avait toujours utilisé le meilleur d'elle-même pour lui, puis pour Terra. Depuis la mort de leur mère, Yashey avait énormément aidé leur père à s'occuper de leur éducation, de leur instruction, de tout et jamais il n'en aurait pu être plus reconnaissant. Tout en buvant son thé, il leur raconta ses affaires à la métropole, sa visite des Yalel à Sudagar et elles buvaient chacun de ses mots avec avidité, en particulier Terra. En retour, elle lui raconta l'ennuyeuse et monotone vie de Nadu, les plaintes des voisins et ses innombrables exodes pour trouver un endroit en paix où jouer de la guitare. Le temps passa et ils rigolèrent, se remémorant des souvenirs du passé, des aventures durant leurs propres adolescences, des derniers potins de la cité. Ils n'entendirent pas l'homme qui était rentré discrètement. Il se contenta de s'appuyer contre la porte menant à la cuisine, à regarder ses enfants discuter entre eux. Seulement après quelques secondes, ils remarquèrent sa présence. Des poils blancs commençaient à apparaître ici et là sur sa barbe et malgré ses yeux fatigués, son regard avait gardé sa chaleur habituelle.
— Papa ! se réjouit Khemno.
— Mon fils, sourit Haji. Quelle bonne surprise, j'ignorais que c'était aujourd'hui que tu arrivais.
— Ça fait deux semaines que je le répète... râla Terra.
— Vraiment ? J'aurais juré que non, s'étonna-t-il tout en s'asseyant à table.
— Bah c'est normal, tu ne m'écoutes jamais.
— Je vous préviens, vous n'allez pas vous y mettre tous les deux, intervint sévèrement Yashey. Khemno vient de rentrer, il mérite un peu de calme.
Haji souffla un coup en se servant un verre de thé.
— Sinon mon fils, comment vont les terriens ?
— Comme d'habitude je suppose. Ils vivent leur vie, on vit la nôtre. Mmmh... que pourrais-je bien dire ? Une grosse délégation terrienne s'apprête à partir en Iturie pour négocier la fin des hostilités entre l'hégémonie Kouraï et la confédération Kasaï dans quelques mois. Quoi d'autre...? Ah oui, tu seras heureux d'apprendre qu'on a fait pression sur la métropole et la construction de la station touristique ne sera finalement pas au Maniemas, mais en Dolisie.
— Que les dieux soient loués, ils ne nous auront donc pas tout pris. Et le district manieman ?
— Que veux-tu que je te dise ? Tout aussi pourri que les autres. Dès que je peux déménager, je le fais sans hésitation.
— Et pour aller où ? Chez les terriens ?
— Évidemment.
— Par tous les dieux. Dans ce cas, je préfère autant te voir rester dans les districts, rouspéta son père.
— Tu plaisantes j'espère ? Je ne peux même pas sortir la nuit dans certains quartiers de peur de me faire saigner par une bande de gamins hotzavites.
— Personne ne te saignera, tu es Nados après tout, tu as du sang de guerrier qui coule dans tes veines. Qu'ils osent t'approcher et tu leur montreras de quoi un Kandos est capable !
— Bien sûr, je propose même qu'il se balade en armure complète dans la rue, avec un glaive et un étendard de la cité, se moqua Terra. Ce serait une belle preuve d'intégration.
— Elle n'a pas tort, reprit Khemno. On n'est plus à ton époque, tout ne se règle plus aux glaives et à la carabine. Et comme Terra l'a dit, nous ne sommes pas en Iturie, ni à Nadu, mais à la métropole, chez les terriens. Et à la métropole, on fait comme les terriens, que ce soit aussi bien dans les districts que dans le centre-ville. En plus, si j'y déménage, Terra pourra sûrement me rendre visite.
Haji eut immédiatement une mine sombre.
— Terra-n'ira-pas-à-la-métropole, dit-il froidement. Elle ne sera pas dépravée par les mœurs des terriens. Si elle veut s'habiller comme eux, soit. Elle veut écouter leurs musiques, très bien. Elle veut voir leurs contes télévisés, je peux comprendre. Mais c'est une Nados et elle restera à Nadu.
— J'ai dit visiter, pas emménager. Elle restera quoi, un mois ? Juste le temps de voir l'endroit. Terra est jeune, ce serait une merveilleuse expérience pour elle. De plus, elle a l'âge idéal pour s'ouvrir au monde.
— Et il est bien là le problème ! À cet âge, on est comme une éponge. On absorbe tout ce qu'on nous donne sans prendre le temps de réfléchir si c'est bon ou pas. Regarde-la, elle est bien assez influencée comme ça.
— Je n'ai pas mon mot à dire dans tout ça ? s'énerva la jeune fille.
— Non tu n'as pas ton mot à dire ! Tu es déjà assez paresseuse et dévergondée comme ça.
— Dévergondée ? Mais vous vous êtes vus ? Je préfère être dévergondée qu'appartenir à une bande de sauvages arriérés qui ne pense qu'à se battre. « Regardez-moi, je suis Nados, mes ancêtres me regardent et Orta me donne la force, c'est sûrement une bonne journée pour faire la guerre ». C'est ridicule !
— Il suffit, hurla Haji en tapant la table du poing. Je ne veux pas entendre un seul mot de plus sortir de ta bouche.
Tous se turent, n'osant pas déranger l'oppressant silence qui venait de se former. Terra avait les larmes aux yeux. Sans un mot, elle se leva de table et disparut dans sa chambre à l'étage. Haji sentit le regard froid de sa fille aînée sur lui, mais ça ne le fit pas sourciller.
— Yashey, tu as quelque chose à rajouter ?
— Absolument pas monsieur le patriarche, tu en as bien assez dit. Je crois que je vais m'en aller aussi. Passe une bonne nuit.
— Je...je pense que je vais y aller aussi, hésita Khemno. Je n'ai pas réussi à dormir dans le bus donc tu comprendras ma fatigue.
— Fais comme il te plaît, souffla Haji en se frottant les tempes.
Il se leva à son tour et se dirigea vers l'entrée. Il devait faire une marche, prendre l'air.
Elle n'arrivait pas à s'endormir, se retournant sans cesse dans son lit bouillonnant de rage. Son coussin, encore humide de ses larmes, n'aidait pas. Elle était une personne plutôt optimiste, voire naïve, voyant le bien dans tous, aimant chaque personne, mais lui... jamais elle n'avait haï quelqu'un comme ça. Elle le détestait, de tout son cœur, maudissant les dieux de lui avoir donné un tel père. Comment pouvait-on avoir un frère aussi aimable, une sœur aussi douce, mais un père ainsi ? Prise d'un nouvel élan de rage, Terra balança son coussin contre le mur. Elle prit ensuite une poupée qui traînait dans sa chambre, un de « ses » cadeaux pour son sixième anniversaire venant tout droit d'Arachova, en tissue et en laine d'une qualité remarquable, et la jeta par la fenêtre, cette dernière s'écrasant mollement dans la rue. S'il voulait la guerre, il allait l'avoir. La jeune fille se mit à rechercher tout ce qui venait de son père, prêt à tout balancer par la fenêtre et au moment où sa prochaine victime, un vieux vase en verre soufflé poussiéreux dont elle avait complètement oublié l'existence, allait valser, quelqu'un tapa à la porte. Sa sœur entra discrètement et plissa les yeux en voyant Terra porter son vase par-dessus la tête.
— Je peux savoir ce que tu fais ? demanda doucement Yashey.
— Je purge ma chambre de toute « sa » présence.
— Et bien tu peux déjà lâcher ce vase car ce n'est pas papa, mais Epos qui te l'avait offert.
Elle s'en rappela soudainement et le déposa avec un peu d'embarras sur l'étagère la plus proche.
— Qu'est-ce que tu veux, Yashey ? Tu peux dire tout ce que tu veux, mais je ne le pardonnerais pas. « Paresseuse » et « dévergondée », non mais tu as entendu ça ? C'est quoi son foutu de problème !
— Tu ne dois pas lui en vouloir Terra. Il a beau dire ça mais il ne le pense pas. Il t'aime, il veut te protéger, c'est juste qu'il est maladroit avec les mots, dit sa grande sœur en s'asseyant sur son lit.
— M'AIMER ? MAIS PAR TOUS LES DIEUX, À PART ME CRITIQUER TOUS LES JOURS, QUELLE PREUVE D'AMOUR ME MONTRE-T-IL ?
— Terra...
— Ouvre les yeux Yashey, il ne m'accepte déjà pas comme je suis... Je ne serais jamais comme il veut que je sois et ça le rends fou. Tu sais quoi ? Je m'en fiche, il peut râler autant qu'il veut mais je ne changerais pas.
— Petite sœur, si seulement tu connaissais papa comme je le connais. Il n'a pas envie de te perdre, il a peur. Tu es le dernier souvenir de notre mère et il se voit tellement en toi. Il t'adore plus que tout mais il a déjà perdu sa femme, il ne veut pas perdre en plus sa fille.
— Je lui ressemble tu dis...
— Oui, regarde ton visage, regarde tes yeux. Vous avez les mêmes.
— J'aurais préféré avoir ceux de maman, comme toi et Khemno. J'ai l'impression que les dieux se sont moqués de moi en me donnant les yeux de papa...
— Ils ne se moquent pas de toi, c'est une bénédiction. Je t'en supplie Terra, ne lui en veux pas. La vie lui en a déjà tant fait subir, mets-toi à sa place.
Elle devait bien l'admettre, selon les histoires qu'on lui avait racontées, son père avait subi des épreuves à briser un homme normal. Autant qu'elle ne l'appréciait pas, elle devait l'admettre, il méritait le respect en tant que personne.
— Promets-moi d'être plus patiente avec lui, continua Yashey. Si ce n'est pour lui, fais-le pour moi.
— Très bien, se résigna l'adolescente. J'admets aussi que j'ai un peu dramatisé. Je vais faire un effort, promis.
Sa grande sœur sourit. Elle l'embrassa sur le front avant de lui souhaiter une bonne nuit et quitta la chambre aussi discrètement qu'elle était rentrée. Terra s'écroula sur son lit et prit quelques minutes pour contempler le plafond, tentant de se remémorer les bons souvenirs, tant peu qu'ils y en eussent, qu'elle avait passés avec son père. En fin de compte, il y en avait quelques-uns, à l'époque où elle se comportait encore comme une bonne petite Nados, avant son amour pour la culture terrienne. La jeune fille sombra dans un long sommeil parsemé de rêves.
Terra grimaça en voyant la poupée dégoulinante de bave. Si seulement elle avait su qu'elle serait retombée dans l'enclos de Farros. Le soleil se leva lentement derrière les plaines, dessinant une ligne orange à l'horizon repoussant le bleu sombre de la nuit à l'ouest. Hiago s'était déjà couché et bientôt Myra allait le rejoindre, laissant seul Orta dans le ciel pendant encore quelques heures, défiant Ranun, le soleil, et refusant le sommeil dont il avait tant besoin. Le chant des coqs émanant du bas de la ville se fit entendre, réveillant doucement la cité de Nadu, et l'on pouvait déjà apercevoir quelques personnes dans la rue, se préparant pour une nouvelle journée de travail. Terra, quant à elle, se battait avec Farros, essayant désespérément de récupérer sa peluche dont le bas du corps se trouvait fermement ancré entre les crocs de la bête.
— Farros, lâche ! Mauvais garçon, vas-tu lâcher oui ?
L'ahuta grogna, ne voulant lâcher sa proie, mais une ferme tape sur son museau le la fit lâcher immédiatement. Aussi redoutable et agressif que cet animal puisse être, l'éducation que Farros avait reçue l'avait rendu plus obéissant et plus fidèle que n'importe quel chien de garde et une tape sur le nez suffisait pour le faire obéir à n'importe quel ordre. Terra lui jeta un bout de viande et l'animal sauta dessus, déchiquetant sa nourriture avec frénésie. Une poignée de longs poils noirs se dressa sur son dos et il émit un sifflement aigu. La jeune fille se mit à lentement le caresser. Elle se rappela encore du jour où sa sœur Akhesa était venue de nulle part avec l'ahuta (une « hyène » comme elle l'appelait) qu'elle avait adopté. Terra n'était alors qu'une enfant et la vue de l'animal l'avait terrifiée mais avec le temps, elle s'était habituée à sa présence et ils étaient devenus inséparables.
— Tu avais faim mon grand, n'est-ce pas ?
L'ahuta répondit d'un simple grognement, toujours acharné sur sa nourriture.
— Toi tu n'as pas tous ces soucis, hein Farros ? Tant que tu as ton bout de viande, tu es heureux, pas vrai ?
L'animal la regarda avec curiosité de ses petits yeux noirs, ne comprenant pas ce que sa maîtresse essayait de lui dire.
— Laisse tomber l'ami, rigola faiblement Terra en repartant vers la maison. Je vois que je t'embête. Je te laisse manger.
Sa sœur se trouvait déjà dans la cuisine, en chemise de nuit, et préparait la table pour le petit déjeuner. Des fruits frais se trouvaient dans un bol au milieu de la table et Yashey leur avait préparé un petit déjeuner d'œufs, de dattes, de fromage et de pain. Elle esquissa un petit sourire en voyant sa petite sœur rentrer.
— Bonjour Terra, tu as passé une bonne nuit ? Tu as nourri Farros ?
— Je viens de le faire, répondit-elle en prenant place à table.
Bientôt elles furent rejointes par leur père qui tenait un petit garçon par la main. Il avait les yeux verts, comme sa mère, et des cheveux bruns lui tombant jusqu'aux épaules. Sa mère le rejoignit vite et l'embrassa longuement sur le front.
— Alors mon grand, tu as bien dormi ? Viens prendre ton repas, tu dois manger si tu veux devenir grand et fort comme grand-père, dit-elle en mettant son fils à table.
— Salut Andy, dit Terra avec nonchalance.
— Antiemno, coupa rapidement Haji. Antiemno et pas Andy.
L'adolescente souffla avant de lancer un regard désespéré à sa sœur qui lui fit discrètement signe de l'ignorer. Cela ne faisait même pas cinq minutes qu'elle le voyait et elle n'en pouvait déjà plus de lui. Elle se rappela néanmoins de ce que sa sœur lui avait dit la nuit précédente et essaya tant bien que mal de garder son sang-froid. La jeune fille se contenta seulement de continuer son repas comme si rien ne s'était dit. Ce fut long et pénible pour l'adolescente. Absolument chaque remarque qu'elle faisait fut interrompue par son père, en particulier quand la discussion dérivait au sujet des terriens. Seule l'arrivée de son grand frère mit fin à son calvaire.
— Khemno ! se réjouit-elle en se jetant dans le bras de son frère (elle se mit à chuchoter dans son oreille). Par pitié prend ma place, il va me rendre folle.
Il ne put même pas répondre qu'elle se rua telle une flèche hors de la maison, marmonnant de brefs adieux.
— Je peux savoir ce qui se passe ? demanda Khemno confus par ce qui venait de se passer.
— Je l'ignore. Je ne sais pas quelle mouche la piquée ce matin mais elle n'a pas arrêté de me râler dessus. Cette enfant est une énigme.
— Moi je pense avoir une idée, dit Yashey en le foudroyant du regard.
— Ah non, je sais ce que veut dire ce regard, s'irrita Haji. Ça va encore être de ma faute n'est-ce pas ?
— À ton avis ?
— Je suis son père et je fais ce qui me semble être le mieux pour elle. Je suis sévère, mais pour son bien. Vous pouvez protester autant que vous voulez, mais n'oubliez pas qui vous a éduqué, répondit-il sévèrement.
— Moi je dis seulement de la laisser tranquille, c'est une autre génération papa, une autre époque, différente de la tienne. Quand est-ce que tu comprendras cela ? protesta doucement sa fille.
Haji ne dit rien et resta de marbre.
— Yashey a raison, continua Khemno. Laisse-lui une chance, juste une...
Là encore, Haji ne répondit rien, se contentant seulement de continuer son repas. Ça ne l'amusait pas de prendre ce rôle, mais c'était nécessaire. Il tenait à Terra, il l'aimait, plus que tout. Tout son potentiel qu'elle gaspillait sur des futilités le rendait fou. Si seulement elle donnait que même la moitié de son énergie pour sa cité, pour les siens, sur des choses qui comptaient vraiment au lieu des terriens...
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