9 - Pourvue
La jeune muette avait laissé son plateau-repas intact.
Elle était encore trop bouleversée pour avoir un quelconque appétit.
Appuyée contre la vitre qui donnait sur la cour en contrebas, elle observait la jeune elfe en plein combat contre un énorme mannequin en bois.
La migraine et la nausée avaient laissé place au vide et aux questions. Tout ce qu'elle avait compris, c'était qu'elle était revenue. Ou réveillée. Impossible de savoir ce qu'il en était, elle avait l'écrasante sensation d'avoir dormi trop longtemps. Et en plus de sa voix, sa mémoire lui était inaccessible.
La pièce dans laquelle elle se trouvait était à la fois richement et peu décorée. Une coiffeuse trônait sur sa droite, surmontée d'un miroir encadré de moulures en argent. L'immense lit, à sa gauche, drapé de soie pastel, lilas et écru. Une petite table de chevet en bois sombre et le mur d'en face, nu de toutes décorations. La pièce était habillée sobrement, pour que les invités se sentent un peu chez eux. Une porte donnait sur les sanitaires et une baignoire sur pied.
Toute la pièce prenait cette teinte bleutée, due aux murs taillés et polis dans la glace.
Lahynn s'affala sur le banc en velours de la coiffeuse et découvrit presque avec surprise, ce visage aux grands yeux perle. Elle se scruta et eut un rictus moqueur : Elle s'était imaginée autrement, sans trop savoir à quoi s'attendre. Elle examina ce visage petit et pointu aux pommettes hautes. Mais ce qui attira le plus son attention, fut cette tignasse brune, longue et aux boucles désordonnées et floues, qui accentuaient son teint pâle.
« Je ressemble à un cadavre » pensa-t-elle. Ses yeux gris étaient enfoncés derrière ses cernes bleus. Elle n'avait pas bonne mine, mais au moins elle se souviendrait de son reflet. Son nez droit et sa bouche en cœur, étaient ce qu'il y avait de plus normal parmi cet amas de traits tirés et de cheveux sauvages. Son visage n'était pas disgracieux, mais le soleil lui donnerait sûrement un meilleur teint. Elle trouva un lien en cuir et rassembla sa chevelure en une tresse serrée sur son buste.
Elle aperçut alors à travers le miroir, que des vêtements pliés trônaient de l'autre côté du lit. Avisant sa tenue, un tee-shirt large et un pantalon ample, elle décida de se faire couler un bain. Tournant les robinets en laiton, elle jaugea la température de l'eau, avant de laisser la baignoire se remplir. Elle se surprit à penser que jusqu'ici ses mouvements étaient naturels. Elle savait comment se mouvoir, s'asseoir et même se coiffer. Son corps, lui, ne l'avait pas trahi et fonctionnait comme une machine. Au détour de ses pensées, elle comprit que son cerveau était capable d'anticiper ses actions, comme de se laver avant d'enfiler des vêtements propres ou de doser la température de son bain. Elle le savait sans pouvoir l'expliquer.
Lahynn se prélassa dans l'eau chaude et découvrit son corps nu, blanc, aux cicatrices absentes. Sa peau était même douce. Elle n'avait pas d'excès de graisse et en tâtant ses cuisses et ses mollets, elle trouva des muscles bandés. La vapeur se rependit dans la petite pièce en marbre et elle se laissa de nouveau glisser dans ses réflexions. Le petit garçon de ses souvenirs, aux yeux d'émeraude, lui était aussi familier qu'un souvenir et non qu'un simple rêve. Elle avait partagé des instants d'innocence avec lui. Et comme des pages qu'on aurait arraché à un livre, les souvenirs de ses parents étaient opaques. Fermant les yeux, elle crut entendre un mot dans le lointain.
Luciole.
Et un parfum mélangeant tubéreuse, santal, rose, œillet, coriandre, prune, baie de rose et muscs blanc, absorbé par la peau de celle qui prenait soin d'elle. Elle. C'était une femme, mais Lahynn n'était pas sûr que ce soit sa mère. Son cœur se serra à ce souvenir olfactif, signe qu'elle était importante dans sa vie. Peut-être que si elle la retrouvait, cette femme pourrait l'aider à savoir qui elle était.
Ce fut tout ce que sa mémoire pu lui offrir, des souvenirs frais d'une enfance joyeuse et le doux effluve d'une protectrice. Elle songea alors aux deux elfes qui s'étaient présentés à elle. Sondant son cœur, elle savait qu'elle ne les connaissait pas. Mais eux la connaissait. Son intuition, si elle n'était pas aussi défaillante que sa mémoire, lui assura qu'il n'y avait rien à craindre d'eux. Elle soupira face aux questions qui recommençaient à bouillonner dans son esprit, avides de réponses, et décida que la fin de la réflexion avait sonné.
Une fois baignée et habillée de ses vêtements en coton beige neutre, elle se mit en quête des autres pièces du château. Le couloir était plongé dans l'obscurité et une rangée de portes s'alignait sur les murs, toujours dépourvus de décorations. Poussée par la curiosité, elle tenta d'ouvrir la porte en face de la sienne, qui refusa de s'ouvrir. Frustrée, elle tenta celles d'à côté, tout aussi récalcitrantes. Jusqu'à arriver à la porte du fond qui s'ouvrit sur une immense pièce baignée d'une lumière blanche. Une baie vitrée mangeait l'entièreté du mur d'en face, laissant apparaitre une vue imprenable sur une chaine de montagnes enneigées au plus loin du paysage, et à ses pieds on pouvait admirer le miroir d'un lac. En contrebas, un paysage vierge, sans habitations, aux arbres épars.
La vue, aussi saisissante soit-elle, était le seul tableau vivant du château de glace. Lahynn constata alors que la pièce dans laquelle elle se trouvait était recouverte de chapiteaux blancs.
Tous les meubles étaient recouverts d'étoffes, les protégeant du soleil et de la poussière. Elle reconnut ici une table, là des chaises et des fauteuils, là-bas une armoire à vaisselle. Mais ce fur la forme glissée dans un coin, qui attira son œil. Grande de plus de deux mètres cinquante et cachée dans l'ombre de la pièce. Elle souleva le tissu et une paroi translucide apparue. Sa curiosité n'y tenant plus, elle tira sur la couverture qui dévoilât un prisme arc-en-ciel sur les autres toiles vierges.
Une statue de glace éternelle.
Elle représentait une femme avec les paumes posées l'une contre l'autre, doigts contre poignets. Le regard dans le lointain et les cheveux dans le dos. Etait-ce des oreilles en pointes qu'elle pouvait apercevoir ?
— Les invités sont les bienvenues dans les pièces qui leur sont dédiées.
Lahynn sursauta au son de cette voix, et tomba nez à nez avec le vieil elfe, qui la plomba de son regard. Lui qui affichait une humeur égale jusqu'ici, était courroucé de trouver l'intruse entrain de fouiller l'intimité de son château.
Cette porte aurait dû être fermée.
L'adolescente baissa la tête, honteuse, et se précipita vers le couloir. Elle entendit le froissement rigide du tissu jeté sur l'œuvre et Lenjja ferma soigneusement la porte à clé derrière lui. Satisfait, il colla un sourire sur ses lèvres et invita la jeune fille à regagner ses appartements en lui emboitant le pas.
Là, il s'assit sur le lit et l'invita à le rejoindre.
— Ta curiosité commence à te pousser dans tes pérégrinations, donc j'imagine que tu veux en savoir plus.
Elle hocha la tête comme une enfant.
— Par quoi veux tu commencer ?
Lahynn toucha sa gorge.
— Comme je te l'ai dit, c'est passager.
Elle secoua vivement la tête et articula un « pourquoi » avec les lèvres.
— C'était un prix à payer pour que tu sois parmi nous aujourd'hui.
Elle prit le temps de recevoir cette réponse dénuée de chaleur, avant de poser sa seconde question silencieuse. Elle appliqua ses paumes sur son front et présenta ses mains vides en fronçant les sourcils.
— Ah... Une autre conséquence de ton retour. Pour la mémoire c'est une façon de te protéger de tous souvenirs intrusifs. Tu ne pourras malheureusement pas les récupérer.
Son visage se rembrunit face à cette deuxième soufflante glacée. Pourtant, elle se souvenait du petit garçon qui, elle en était convaincue, faisait partie de ses souvenirs.
Elle se mit à agiter ses mains, articulant « ami » en se désignant du doigt et en abaissant l'autre main vers le sol, signifiant leur amitié d'enfance.
— Mmh... Thedehus est en capacité d'effacer tous souvenirs du passé, mais en ce qui concerne les sentiments, il faut croire qu'ils sont plus puissants que toutes théories.
Elle pencha la tête sur le côté en fronçant de nouveau les sourcils.
— Thedehus, Le dieu du Temps. Un des piliers fondateurs de ce monde.
La curiosité de Lahynn fut piquée. Laissant de côté son désarroi, elle se demanda pourquoi un dieu avait-il décidé de lui prendre sa mémoire et sa voix ?
Lenjja s'avança vers elle, coupant court à une nouvelle question, les yeux empreints d'une passion nouvelle.
— Tu représentes notre Espoir, Lahynn. Tu étais en dormance pendant un long moment et aujourd'hui est le jour de ton retour parmi nous. Nous t'attendions avec impatience.
Le cœur de l'adolescente, jusqu'ici pressé dans sa poitrine, se mit à battre furieusement. Elle commençait à comprendre qu'elle était née pour jouer un rôle et que ni ses cordes vocales, ni son cerveau ne seraient utiles pour cette tâche.
— Tu vas nous aider à vaincre l'ennemie qui nous tyrannise et mettre fin à ce cycle infernal, continua l'elfe en se levant soudainement.
Sans savoir comment, ni pourquoi, elle représentait un espoir pour une partie de la population opprimée par un tyran dont elle ne connaissait pas l'origine. Dans un monde qui lui était inconnu. Restait donc à savoir si elle serait l'arme ou l'appât.
Avec un effort, elle se désigna du doigt et formula un « pourquoi».
Les yeux brillants, l'elfe continua de déclarer avec verve :
— Parce que tu es née avec l'essence d'Iéonïsse, la déesse de l'harmonie, mon enfant. Cette essence divine passe depuis des siècles, des mères aux filles de ta lignée. Ta mère et ta grand-mère avant toi, ont également reçu ce pouvoir.
Après l'affolement de son cœur, son souffle commença à lui manquer.
Ainsi elle serait l'arme.
Une arme si terrible qu'un dieu avait décidé de la rendre amnésique et, par sécurité, l'avait aussi privé de la parole. Une pensée la traversa : avait-elle un jour était une menace pour les autres ? Ce persécuteur désigné par Lenjja, l'était-il vraiment? Comment savoir si elle se trouvait dans le bon camp ?
La vérité commençait à prendre un goût trop prononcé tout à coup. Elle fit pivoter ses perles dans ses orbites à la recherche d'une issue de secours.
Sans crier gare, l'elfe se mit à lui presser les bras, transcendé par sa foi.
— L'essence d'Iéonïsse est le seul pouvoir capable de mettre fin au règne de dieu du chaos, Isâârd. Il revient de manière cyclique et il est en place depuis bientôt douze années. Tu as un grand pouvoir qui t'incombe, mais tu ne seras pas seule.
Elle secoua vivement la tête, reculant loin de la ferveur religieuse de l'elfe. Attrapant la surface de son sternum, elle projeta sa main, comme on jette un déchet. Ce pouvoir, elle n'en voulait pas ! Elle n'en voulait plus et signifiait vouloir s'en débarrasser.
Lenjja resta interdit face à ce refus catégorique.
— C'est impossible...
Une fatalité trop lourde pour ses épaules, venait de lui tomber dessus. Avant cette annonce, elle n'était personne. Juste une simple fille fragile, vide et ignorante.
— Nous allons tout faire pour t'aider dans cette tâche, tenta de la rassurer Lenjja, en tendant une main vers son seul espoir.
Après son cœur et ses poumons, son cerveau se mit à formuler des hypothèses à toute vitesse : « Il y a forcément un moyen, quelqu'un comme moi, une sœur cachée peut-être, qui aurait le même pouvoir que moi. Ou un moyen de m'enlever ce truc de mon corps, ce n'est pas possible, je ne peux pas »
Percevant un peu tard la détresse de la jeune femme, Lenjja tenta de nouvelles paroles rassurantes :
— Lahynn calme toi, tu peux compter sur...
Son ouïe se coupa pour se concentrer ses voix intérieures « Et je ne sais même pas à quoi sert cette essence ! En quoi je vais pouvoir sauver ces gens ! »
Sa nuque lui démangea sérieusement, elle ne pouvait plus arrêter sa panique, elle avait besoin d'air, besoin de partir le plus loin possible. Retourner là d'où elle venait, même si c'était le coma dont elle avait été extraite.
Des larmes de sueur glissèrent dans son dos et ses mains se mirent à trembler. Elle se leva pour sortir, quand une force bloqua son corps sur place.
— Lahynn revient t'asseoir, je répondrais à toutes tes questions, mais tu dois reprendre le contrôle.
La voix de l'elfe était devenue dure.
Le corps de Lahynn pivota avec raideur sur la gauche.
« NON ! » cria-t-elle dans son esprit. Une colère liée à sa peur enflamma son estomac et remonta jusqu'à sa tête. Elle brisa la main invisible posée sur son crâne dans un grognement animal et fonça vers la sortie. Elle courut dans un dédale de couloirs, mais son flair lui disait que l'air pur n'était pas loin. Tout droit, deux escaliers qui descendaient vers le rez-de-chaussée. Elle sauta par-dessus la rambarde de plus de cinq mètres de haut et atterrit avec souplesse sur ses quatre membres.
Il y avait une odeur de rapace, de loup et un félin s'approcha, elle feula en passant à côté.
La sortie était en face.
Elle passa le vestibule de glace et se retrouva enfin dans la cour de pierres. Les odeurs envahirent ses narines, la glace éternelle, la sueur et l'odeur fraîche de la terre retournée.
Son cœur battait la chamade, mais elle se sentait plus vivante que jamais. Elle continua sa course effrénée vers la forêt en lisière, courir à la verticale n'était pas le plus approprié, mais elle ne pouvait pas prendre sa forme totale. La rage contrôlait ses mouvements, elle en voulait plus.
Elle voulait plus de vie, plus de sensations.
Exploser pour ne plus être.
Devenir un être éthéré et laisser libre cours à ses pulsions. Elle fut envahie d'odeurs de pins, de sèves, de proies, beaucoup de proies. Son instinct de chasseur lui ordonnait de se concentrer sur la plus accessible et la plus savoureuse. L'appel du sang, l'appel de la chair brûlait son corps.
Elle était enfin libre.
Elle s'élança de nouveau en avant, un lapin venait de sortir de son terrier. Il ne l'avait pas encore senti.
Elle propulsa ses jambes et s'abattit sur une masse importante de poils, sans odeur.
Elle leva alors ses yeux de félin et tomba sur une Entité comme elle, à demi métamorphosée.
Il avait des yeux noirs, une face en cuir, et des poils très longs et cuivrés s'étalaient sur ses bras.
Ces mêmes bras qui l'enserraient dans un étau.
Elle tenta de se dégager avec force, lui n'avait peut-être pas d'odeur, mais sa proie commençait à sentir la sienne.
Et il se mettait en travers de son chemin !
Elle se débattit avec force de grognements, montra les dents et tenta de dégager son bras pour lui assener un coup avec ses griffes. Plus elle se débattait, plus elle se sentait molle.
Qu'est-ce qui lui arrivait ?
Le sans odeur lui aspirait toute son énergie. Impossible ! Elle ne pouvait pas s'arrêter maintenant !
Le lapin fuyait plus loin.
L'Entité de Lahynn lâcha toute résistance et se lova de nouveau dans le creux de son estomac.
Lahynn se sentait faible, fourbue, apathique et de nouveau en possession de ses moyens.
Elle ne pouvait plus porter son corps et son esprit était vidé.
Ohênn desserra son emprise et tomba sur le loup blanc et gris. Son Entité eut un sursaut, mais il reprit rapidement le contrôle.
— Je l'ai ! tonna le grand blond à la cantonade, avant de soulever pour la seconde fois, ce corps mince vers le château de glace.
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