6 - À cœur et à ventre

Quelques heures plus tôt.

Tory se tenait adossé au muret surplombant le domaine de l'elfe. Son souffle était court : il avait couru à faire exploser son cœur pendant tout le crépuscule. Le soleil pointait à travers les arbres, allongeant ses rayons près de ses pieds.

Il avait la gorge sèche, son cœur tambourinait et ses mollets lui brûlaient, mais il était arrivé. Passant sa manche sur son front détrempé, il entendit un imperceptible froissement de vêtements, et retint son souffle.

Un novice l'aurait confondu avec le bruissement des feuilles. Il encocha une flèche sur son arc et la pointa vers la seule ouverture du muret à sa gauche.

— Ne pointe pas ton arme sur moi.

Une force invisible lui bloqua les bras et les détourna de leur cible. Le vieil elfe apparut dans la douce lumière du matin, prenant appui sur son long bâton tortueux.

Ses traits longs et fins, étaient tirés par la fatigue, mais ses yeux d'un bleu glacial fixaient son arc, Tory remarqua alors que ses pupilles étaient fendues à la verticale. Avec son pouvoir, il l'avait cloué sur place.

Le jeune homme sentit une présence passer sur lui, comme une bise chaude, ronde et moelleuse. Une fois que Lenjja eût fini de sonder le jeune homme, il se détendit et ses pupilles redevinrent rondes.

Tory sentit la main de fer quitter ses bras, mais garda son arc et sa flèche dans la même main, sans les ranger pour autant. Lenjja sortit de son manteau une outre d'eau qu'il tendit sans un mot au garçon.

Celui-ci hésita, puis se résigna très vite et prit la sacoche sans un remerciement. Il but de longues goulées sans s'arrêter. Une fois la poche vidée, il s'essuya la bouche du revers de la main.

Il la rendit à l'elfe en ajoutant :

— Je veux voir Lahynn.

— Je sais.

— Je veux la voir, seul.

— Je me doute.

Il s'attendait à un minimum de résistance de la part de son interlocuteur.

Le voilà décontenancé.

Il voulait montrer à l'elfe qu'il s'était senti trahi et que sa colère ne passerait pas avec un peu d'eau.

— En attendant, est-ce que je peux t'inviter à entrer ?

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce que tu mérites toutes nos excuses et un bon repas chaud.

Lenjja étira ses lèvres dans un sourire figé. Il savait que les non-elfes pouvaient avoir la rancune tenace.

Tory souleva ses épaules et rangea son arc dans son carquois.

— Est-ce que vous acceptez les vagabonds accompagnés ? interrogea-t-il avec désinvolture.

— Qui du loup ou du garçon est le vagabond ? demanda en retour Lenjja, laissant planer le doute entre la plaisanterie et le sérieux de sa question.

À ces mots, Valcor apparut à travers les buissons en haletant. Il avait suivi son ami à un rythme plus raisonnable.

En passant sous l'arche surmontée de deux filaments se rejoignant en un point central, ils trouvèrent Héwine. Elle était appuyée contre le mur, à leur droite. Une jambe repliée contre l'enceinte et les bras croisés sur la poitrine, elle était habillée en tenue de soldat, une épée pendante à sa ceinture et fixait le garçon et le loup. 

Même si elle avait esquissé un sourire, les deux amis n'auraient pas su dire s'il était sincère.

— Bien dormi ? demanda-t-elle, visiblement amusée.

— La prochaine fois, essaye de nous retenir sans artefact et là, le combat sera loyal, lança Tory piqué au vif.

L'elfe ne releva pas et se contenta de donner une impulsion souple à son corps, afin de reprendre son entraînement plus loin.

Arrivés devant le château, les deux étrangers eurent un choc en voyant que la légende était vraie : Le bâtiment était entièrement taillé dans la glace, puis avait été poli pour devenir aussi lisse qu'un miroir.

La paroi était glaciale, mais ne fondait pas sous l'effet de la chaleur. Son dôme arrondi se dressait fièrement, narguant les rayons de soleil impuissants.

Ils s'engagèrent dans un haut tunnel glacé.

À force de rester le nez en l'air, le garçon se serait pris la haute porte de bois si le vieil elfe ne l'avait pas arrêté d'une main ferme sur le sternum.

Une fois à l'intérieur, le château dévoila toute sa splendeur. La pièce unique et centrale, dévoilait la douce lumière du jour naissant à travers son plafond de glace, à plusieurs mètres de haut. Contrairement à ce qu'ils s'étaient imaginé, il faisait chaud à l'intérieur et ce grâce au feu qui brûlait dans une immense cheminée de marbre, à leur droite. En face de l'âtre, se tenait un confortable canapé posé sur un épais tapis. Derrière, était dressée une table entourée de chaises en bois sombre. Les deux chandeliers en or placés au centre ajoutaient une pointe de sobre richesse au décor.

Mais le plus impressionnant était la bibliothèque à leur gauche : elle les dominait de sa hauteur, effaçant les murs sous ses innombrables livres. Le garçon et le loup n'avaient jamais vu autant de d'ouvrages de leur vie. Et depuis bien longtemps, de pièce aussi vaste et confortable.

Lenjja invita Tory à s'installer à table afin de lui servir un mélange de pois, de riz et de légumes. Les elfes étant végétariens, il devrait se passer de viande. Mais avant de se prélasser et malgré les injonctions de son estomac, le garçon préféra voir si la jeune femme était logée dans de bonnes conditions.

Ils montèrent donc à l'étage qui était un contraste du rez-de-chaussée, avec ses couloirs dénués de meubles, de décorations et de vies. Des volées de portes s'alignaient, toutes identiques. Lenjja s'arrêta devant la troisième à gauche et les laissa entrer en s'éclipsant. 

Tory trouva la jeune femme en proie à une bouffée délirante, à en juger par le lit sens dessus dessous. Elle se débattait contre ses cauchemars et soufflait bruyamment. Il s'approcha vivement et prit soin de repositionner ses épaules sur l'oreiller.

Il contempla ce visage autrefois connu, aujourd'hui transpirant de fièvre. Ses cheveux noirs étaient collé sur son front et sa nuque, il attrapa un mouchoir en tissu et voulut éponger la sueur, mais les perles fiévreuses de la jeune femme captèrent ce geste, et elle se débattit, cotonneuse. Aucun son ne sortit de sa gorge et pourtant, elle semblait vouloir que l'intrus s'en aille.

Le garçon se ravisa, fit un pas en arrière et fixa de ses pupilles la jeune fille tomber de nouveau dans l'inconscience. C'était bien elle. C'était foutrement bien elle.

Une joie éteinte depuis plusieurs années lui brûla le cœur et dessina un sourire sur ses lèvres et des larmes dans ses émeraudes. Avant d'être de nouveau enfouie sous les cendres de l'évidence. Elle avait sûrement perdu la mémoire en se réveillant parmi eux.

Valcor s'assit à côté de lui, sentant sa détresse. Il lécha cette larme qui roulait sur la joue de son ami. Tout n'était pas perdu, pensa-t-il.

— Parle lui, Tory. Peut-être qu'elle se souviendra de quelque chose, si tu lui racontes vos souvenirs ensemble.

Alors, le garçon livra enfin à celle qui avait été son amie d'enfance, les souvenirs partagés. Les joies, les peines, les disputes et la complicité. Il ne savait pas pourquoi, mais elle représentait pour lui, sa vie d'avant. Avant que tout bascule dans le chaos.

Elle avait emmené avec elle, tant de choses de lui. Il prit sa frêle main dans la sienne.

— Lahynn... Lahynn...

Elle entrouvrit de nouveau ses lourdes paupières. La fièvre la quittait graduellement et elle tenta de dégager sa main emprisonnée dans celle du garçon.

— Tu n'as pas à avoir peur de moi, continua-t-il, tout va bien maintenant. Tu es en sécurité.

Face à son mutisme, il sourit en coin. Reposant la main de la jeune fille sur le lit, il se leva et sortit.

À présent rassuré qu'elle était bien ancrée et entre de bonnes mains, Tory descendit déjeuner en compagnie du loup, qui préféra se lover devant l'âtre, sur un épais tapis en profitant du confort et de la chaleur du lieu.

Il dévora son premier bol de légumineuses et de riz. Puis, le second bol servit, il mangea avec plus de lenteurs, plongé dans ses pensées. Lahynn était revenue, l'Espoir des iéoniens tant attendu avait refait surface. Et lui, s'était acquitté d'une dette trop longtemps portée.

Le poids jusqu'ici sur ses épaules, tomba dans son estomac bien rempli.

Elle serait plus en sécurité auprès des elfes. Il devait à présent s'éclipser et trouver un nouveau but à sa vie. 

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