5 - Oubli !...
— Tu es sûr qu'on a le droit d'être là ?
— Chut ! Papa m'a interdit de venir, mais je voulais te montrer quand même, on va juste attendre que le vieux ferme la porte.
Les enfants attendirent, tapis derrière un buisson, puis un homme sortit d'une sorte d'atelier, bâillant et s'étirant. Il ferma soigneusement la porte à clé, jeta un œil alentour, vérifia que la porte était bien fermée et s'enfonça dans la nuit. Au bout de quelques minutes, Tory sortit de sa cachette.
— Attend-moi, j'vais voir si la voie est libre, chuchota-t-il excité avec un sourire en coin. Il disparut derrière l'atelier et revint triomphant, faisant signe à son amie de venir. Elle se hâta curieuse et Tory la fit monter dans un arbrisseau, tout juste capable de soutenir leur poids d'enfant de cinq ans.
Se faufilant comme des chats, ils passèrent à travers une lucarne en hauteur, dont il manquait une vitre. Passant les pieds devant, Tory se réceptionna sur un meuble et atterrit au sol. La petite fille suivit le même processus.
Le garçon souleva alors un tissu couvrant une vitrine épaisse et lui montra un pendentif rayonnant au clair de lune : Isindh.
Magiquement et physiquement protégé, le bijou paraissait des plus ordinaires.
— Tu vois ! Papa m'avait parlé d'un collier qu'Iéonïsse aurait fabriqué pour qu'on retrouve ses enfants et pour se protéger du mal, et je sais que c'est lui.
Posée sur un bureau, une pile de feuilles représentait fidèlement le bijou entouré d'inscriptions manuscrites dans l'intention de déchiffrer le rôle de chacune des six pierres, incrustées sur les pointes d'un hexagone à six branches.
En y regardant de plus près, le bijou en or blanc et aux perles translucides, n'avait aucune imperfection. La petite fille se sentait attirée par le pendentif, posant les mains sur la vitrine, elle était persuadée d'avoir entendu une voix. Celle qui lui parvenait souvent en rêve et chassait ses cauchemars...
- Lahynn...
La scène se coupa net, comme une bobine de film arrivé au terme de la bande. Elle réintégra subitement son corps, à travers l'effroyable impression d'avoir été arrachée aux mains de l'innocence.
Les voix résonnaient encore dans sa tête, et elle en était persuadée : ce n'était pas un simple rêve. Ou était-il aujourd'hui, ce garçon ?
Une violente douleur cisailla son crâne lorsque la pièce fut inondée par les rayons d'un soleil cyan. Elle se prit la tête entre les mains un instant et avisa un verre posé sur la tablette à côté d'elle.
Elle avait terriblement soif.
Faisant fi de toutes prudences, elle s'assit et le but d'une traite. A peine avait-elle reposé le verre, que la céphalée s'intensifia, amenant avec elle de gros étourdissements. La pièce se mit à tourner autour d'elle, des voix se mirent à parler toutes en même temps dans un capharnaüm assourdissant. Elle sombra dans un vide éternel avec cette angoissante impression de tomber indéfiniment, sans jamais chuter.
Elle cria mais n'entendit pas l'écho de son hurlement.
Plusieurs émotions la traversèrent de part en part. Une angoisse qui lui étreignait le ventre, une joie euphorique électrisante, une colère aveuglante, une tristesse sans fond, une peur à lui couper le souffle, un amour à lui faire perdre le sens des réalités. Cet amas de ressentis lui donnait l'impression d'avoir sombré dans la folie : tout lui échappait et en même temps, la traversait sans y rester. Une paix graduelle la cueillit et une présence plus stable et plus forte que tout, s'avança. Le souvenir perça à travers le flot d'émois. Elle avait de la fièvre, elle n'avait pas quitté le lit depuis quelques jours et se sentait désertée de toute vie. Allait-elle survivre à ce vide ?
— Ma luciole... Est-ce que tu te souviens de notre comptine ? lui avait demandé une voix familièrement inconnue, en lui caressant tendrement ses cheveux humides de sueur, « belle sera la blanche, un rayon pour l'avoir... »
— « Couverte de pétales d'anges, peny saison pour se mouvoir ». Mais qu'est-ce que ça veut dire ?
— C'est la légende de la fleur légendaire qui ne pousse qu'au premier jour du printemps. Ses pétales sont comme des plumes d'anges, elle est très rare et ne pousse qu'à un endroit en particulier, tous les dix ans.
La petite fille fut prise d'une quinte de toux, la présence maternelle veilla à son chevet jusqu'à son rétablissement.
De nouveau la scène se comprima sur elle-même, avant d'être balayée par un vent de silence.
Enfin, une voix lui apparut, nette et lointaine. Son cœur s'emballa, elle avait chaud et froid en même temps. C'étaient les mêmes symptômes que lorsqu'elle était enfant, sauf que la présence de la femme n'était pas à ses côtés. Non. À sa place, se tenait une silhouette masculine, dans un angle improbable. Lorsqu'elle sentit qu'on remettait son corps dans une position couchée, elle comprit que c'était sa tête qui était en dehors du matelas, le corps de l'homme reprit alors un angle vertical. Elle ne vit pas celui qui l'avait remise dans une position plus confortable, sa migraine lui donnait des élancements dans la nuque et aveuglait ses yeux. Elle se sentait paralysée, ankylosée, son cœur lui faisait mal aux côtes. Elle se rendit compte seulement à ce moment qu'elle respirait à grand bruit, en proie à la panique. L'ombre s'approcha de nouveau, et ce fut avec toutes les forces qui lui restaient qu'elle tenta de se défendre face à la menace.
— Allez-vous-en ! ... Allez-vous-en ! ... Allez-vous-en ! ... articula-t-elle dans un souffle muet.
L'inconnu se stoppa, et recula d'un pas. Elle préféra fermer les yeux, car une nouvelle salve de souvenirs reprenait possession de son esprit. Sa peur de mourir fut soufflée et elle n'avait plus la force de lutter.
Elle s'abandonna une nouvelle fois à cette chute sans fin.
— ... Hynn
Elle se réveilla, encore prise de nausée et de vertige. La migraine était devenue cotonneuse, comme si sa tête était prise dans une étreinte. Sa bouche était pâteuse, mais son cœur avait repris un rythme tranquille.
— Lahynn...
Elle tourna la tête vers l'origine de la voix et tomba sur deux pierres émeraude qui la fixaient, inquiets ?
Soutenant le regard de l'homme, elle ne sut dire pourquoi il la troublait, sans doute parce que cet étranger lui était familier.
Rêvait-elle encore ?
« Tory ! Tory... » Ce nom l'avait frappé. Cherchant à toute vitesse dans sa mémoire, la seule information qui lui revenait était celle du petit garçon de ses rêves. Elle eut un tressaillement et sentit que sa main était lovée dans la sienne. Elle tenta de la retirer, poussé par son instinct et gênée par cette proximité.
— Tu n'as pas à avoir peur de moi, continua-t-il, tout va bien maintenant. Tu es en sécurité.
Face à son mutisme, il sourit en coin. Reposant la main de la jeune fille sur le lit, il se leva et sortit.
Lahynn sentit la chaleur qu'il avait transmise dans sa main, s'effacer. Comme le souvenir qu'elle en avait de lui autrefois.
Une certitude combla le vide qu'elle semblait toujours avoir ressenti. Ce décalage, cette pièce de puzzle qui lui manquait : elle était là où elle devait être.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top