16 - Un cœur tourmenté...

Le jeune homme avait couru jusqu'à ce que les muscles de ses jambes lui demandent grâce, la douleur dans ses muscles lui permettait d'évacuer le flot incessant de pensées. Il était essoufflé, mais il pouvait de nouveau réfléchir posément.

Du moins pendant quelques instants.

Rester inerte dans un château, stagner au même endroit était synonyme de mort pour lui, et il la fuyait comme il fuyait les gens.

Il la sentait, cette présence, s'immiscer dans ses rêves et se pencher sur son visage. Il l'entendait lui murmurer « Je t'attendrai, Tory. Tu as une dette envers moi.

Pourtant, depuis le retour de Lahynn, il avait senti poindre un regain d'espoir. Elle n'était plus le fantôme qu'il avait poursuivi étant enfant et elle se tenait à présent devant lui. Mais il avait pris peur de nouveau sans savoir pourquoi, ce qui était plus angoissant que tout le reste. Du haut de ses dix-sept ans, il avait appris à survivre seul, à surmonter le départ de son amie et la mort de son père.

Il avait réussi à supporter la voix froide de celle qui lui rappelait sa dette envers elle, et à dépasser les nombreux morts qui jonchaient l'histoire de sa jeune vie. Et aujourd'hui, être en présence de celle qui avait représenté le but d'une vie n'était plus supportable pour lui.

Il était scindé entre la culpabilité de l'avoir ramené dans un monde en proie au chaos, et l'angoisse de voir le fantôme qu'il avait poursuivi, n'avoir été que l'illusion de son esprit. Il avait imaginé leurs retrouvailles, il s'était imaginé être son sauveur, son... héros ?

L'adolescent ria amèrement de ses propres pensées. Il l'avait imaginé comme une jeune fille fragile et aussi spontanée que les souvenirs qu'il avait d'elle, enfant.

Maintenant qu'elle était là, il se sentait idiot ! Il n'avait aucun argument à présenter, à part des souvenirs à la con ! Sa vie n'avait été que la poursuite d'un rêve et à bien y regarder, il n'avait pas pris le temps de se demander ce qu'il ferait après. Quelle était sa raison de vivre ?

Levant les yeux, il remarqua que sa course l'avait rapprochée du domaine des elfes. Son Entité s'était réveillée et lui permettait de distinguer à plus d'un kilomètre les hauteurs luisantes du château de glace.

À bien se concentrer, il pouvait même distinguer le choc des épées dans la cour.

Il toucha distraitement les plumes brunes et cuivre qui étaient réapparues sur ses avant-bras depuis qu'il avait quitté le château. À croire que l'espace d'un instant, il était redevenu un humain civilisé, lorsqu'il avait livré à la jeune muette ce qu'il avait sur le cœur.

Une pensée réconfortante l'apaisa : elle était en sécurité avec eux.

Cette idée amena tout de même avec elle, une pointe d'amertume qu'il chassa très vite au fond de son esprit.

Il ne voulait pas y penser.

Son Entité voulait pourtant faire ressurgir ce qui l'empoisonnait depuis longtemps, mais le jeune garçon n'était pas prêt à l'affronter seul. Une migraine aigüe scia son cerveau de manière fulgurante, il ne s'habituerait jamais à cette douleur, signe que son animalité voulait prendre le contrôle et se défendre face à son humanité si fragile.

Alors il la laissa faire et s'abandonna dans l'oubli. Aussi facilement qu'on se laisse prendre par les effets d'un puissant analgésiant.

Son corps se parsema de plumes, ses omoplates lui brûlèrent, l'arête de son nez se calcifia et ses ongles lui firent mal un instant, avant de prendre la forme étroite de serres. Cette sensation, il la connaissait depuis l'apparition de la créature en lui.

Ainsi protégé par ses pulsions animales, il sentait que son corps s'était remis en marche à la recherche d'une petite proie.

Son esprit humain se laissa happer par ce souvenir qui représentait le poison de son existence.

~~~~~~

... Le petit Tory se désaltérait dans la rivière d'Agno quand il vit sur l'autre bord de la rivière, un loup gris sombre comme la cendre aux yeux jaune vif, le fixer. Il devait l'observer depuis un moment déjà, parce qu'il avait senti sa présence depuis quelques jours déjà. Onex, son père, lui avait toujours dit que les loups étaient très méfiants, discrets comme la brume, mais emplis de sagesses. Ils pouvaient aussi sonder l'âme des Hommes aussi naturellement que traquer une proie.

Le petit garçon se leva et le loup prit la fuite. Lorsqu'il enjamba le lit de la rivière, il y trouva une perdrix bleue, fraîchement tuée.

Au fil des semaines, Tory tissa des liens avec Rama (il l'avait nommé ainsi, comme le Gardien de la foudre) qui prit soin de lui comme le louveteau orphelin qu'il était. Mais il ne rencontra jamais sa meute. Jusqu'au jour où Rama ne lui rendit plus visite et que Tory dût continuer de se débrouiller seul. Il prit alors la décision de se rendre aux confins d'Ortilâ, afin de continuer sa quête et de retrouver Lahynn. La seule personne qui lui restait encore et qui ne pouvait se trouver qu'au bout du monde.

Avant de partir, il pria Iéonïsse au lac des Iéoniens, afin de lui prêter force, courage et de lui donner un signe de sa protection. Il fut très surpris de voir que le signe en question était un louveteau qui parlait.

Le voyage du petit Tory démarra ainsi, du haut de ses sept printemps, il partit en quête du bout du monde, vers les pays froids en compagnie d'un louveteau qui lui arrivait aux genoux.

Sur son chemin il fit des rencontres et demanda à chaque fois si les villageois avaient vu sa jeune amie. Il était confronté à des secouements de tête et par pitié, les gens lui offraient au passage de quoi manger et se vêtir.

La présence de Lahynn était toujours inconnue des villageois, mais le passage d'un petit garçon et d'un jeune loup arriva plus vite que lui dans les villages plus isolés. Tant et si bien, que Tory était surnommé le « nomade au loup » quand il passait dans les villages. Nombreux étaient ceux qui se demandaient comment il avait fait pour survivre jusqu'ici. Mais le petit avait appris à se taire, à croire que le jeune loup qui le suivait lui avait mangé la langue.

Il allait vers un but précis. C'était tout.

Un jour un vieux borgne lui apprit que dans le nord, le pays était entièrement blanc et que la déesse de la glace ne ferait qu'une bouchée de son petit cœur chaud. Elle avait trois gardiens qui arpentaient les cols, l'un était son Nom. Peut-être que s'il avait de la chance, il pourrait passer et avoir les réponses à ses questions, à condition de promettre de ne jamais revenir souiller sa robe blanche.

Le petit Tory le remercia, le visage toujours impassible, puis il repartit.

Et on ne le revit plus.

~~~~~~

Sa conscience humaine revint au-devant de son esprit.

Ce n'était que le début du souvenir.

Une répugnante odeur de chair fraiche et de fourrure saisit ses narines. Son Entité avait réussi à attraper un lapereau et arrachait à pleines dents les muscles encore chauds de l'animal. Il ne s'habituait pas non plus au régime de son Entité, mais ce n'était ni le sang qui dégoulinait sur son menton ni les morceaux de chair crue dans sa bouche qui l'avait fait revenir. Il avait entendu des éclats de voix et le duel d'épées s'était tu dans la cour du château de glace.

La Bête était trop occupée sur son repas, mais elle était plus calme et avala les derniers restes de sa pitance, avant de se diriger vers le royaume des elfes. Le tout était de ne pas se faire repérer, mais d'être suffisamment prêt pour entendre ce qui se tramait.

Sa vue se fit plus floue à mesure qu'il avançait. Son Entité avait assouvi ses instincts bestiaux et était repue.

Les plumes disparurent de ses bras, son nez et ses ongles reprirent leur humanité.

Seul restait le sang sur son visage et sur ses vêtements. Le garçon soupira : il était encore bon pour se débarbouiller dans l'eau glacée de la rivière pendant que la Bête sommeillait de nouveau au fond de sa conscience. 

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