15 - Esprit d'équipe

Après le repas du midi et une douche fraiche, Lahynn se sentit d'aplomb pour continuer sur un après-midi d'entraînement. Au lieu de trouver son épée émoussée et ses protections de cuir usées, elle tomba sur les elfes assis sur des couffins à même le sol.

Le vieil elfe tapota sur celui posé à sa droite.

— Viens t'asseoir Lahynn. Nous allons reprendre les bases de ton apprentissage psychique.

La jeune fille obtempéra, dubitative et déçue de ne pas trouver le jeune homme blond.

— Ton Entité est attirée par la colère, reprit-il, elle va donc chercher la personne ou la chose qui pourrait la faire sortir. Ton Entité est à la fois une bénédiction et une malédiction, une manière pour l'Homme pourvue d'apprendre la maîtrise de soi. Elle peut être ton amie comme ta pire ennemie, le tout est de trouver le juste milieu sans avoir à passer par une émotion. Afin d'éviter l'incident de ton premier réveil ici.

Elle grimaça en repensant au surgissement de son animalité dans son esprit et son corps.

— Le contrôle de l'Entité est un apprentissage qui se fait dès ses premières apparitions, à la puberté, à travers la maîtrise de soi.

Lahynn se tourna vers Héwine, qui était également présente pour la séance.

— Toi aussi tu es là pour rattraper ton retard ? pensa-t-elle amusée à destination de l'elfe télépathe.

— Je n'ai pas de retard, j'ai juste besoin de stabiliser mon entraînement, répondit-elle sans saisir le sarcasme de la muette.

Lenjja les invita à fermer les yeux et à se concentrer sur leur respiration. Après trois inspirations et trois expirations, il reprit de son ton monotone :

— Vous allez sûrement avoir des pensées qui vont vous assaillir. C'est normal, ne les chassez pas, elles vont partir d'elles-mêmes.

L'attention de Lahynn se dirigea spontanément vers Tory, qu'elle n'avait pas revu depuis la veille au soir. Il avait disparu comme une ombre et elle avait le sentiment qu'elle ne le reverrait pas d'aussitôt. Son nez la démangea et lui fit perdre le fil de sa méditation. Elle ouvrit ses paupières et reprit ses trois respirations pour se replonger dans le flot méditatif. Pourtant, elle sentait qu'elle n'était pas tranquille sur le couffin, des impatiences électrifiaient son corps, son cuir chevelu et son visage. Des pensées l'assaillirent, de plus en plus difficiles à contrôler, et l'éternelle question de son rôle ici revint comme une litanie. Apparemment, elle avait évolué dans une forme de coma et avait été réveillée pour accomplir une mission qu'elle seule pouvait accomplir, sans savoir laquelle, en plus de ses deux handicaps. Autant se battre avec une épée en bois ! Et la voici assise sur un putain de coussin à devoir maîtriser une force.

Non.

Un truc incontrôlable qui allait la poursuivre toute sa vie. La rage monta, refoulée et brute, l'étouffant d'une chaleur sèche.

— Reviens Lahynn, ordonna Lenjja.

Elle émergea dans le présent, il la scrutait et sa fille était prête à bondir. Lahynn n'avait jamais remarqué à quel point leurs visages étaient lisses et leurs yeux tirés en amande. Leur posture était tendue, elle pouvait presque voir leurs muscles bandés derrière leur posture égale.

Les fourmillements avaient disparu.

Elle pouvait enfin se gratter le nez qui était couvert de duvet.

De duvet ?

Elle fit des yeux ronds d'effroi.

— Ne panique pas. L'effet va s'estomper, c'est seulement la manifestation de ton Entité.

D'une traite, elle se leva et inspecta le reste de son corps, à la fois affolée et stupéfaite. Elle frotta son visage qui était couvert de poils sur les pommettes également, faisant comme un masque jusqu'à ses tempes. Il n'y avait aucune autre manifestation sur le reste de son corps, mais sa vue était beaucoup plus aiguisée et elle percevait des odeurs subtiles se dégager des elfes et de la forêt.

— Tu es dans la bonne phase en ce moment : sans te laisser submerger par l'Entité, tu peux profiter de ses sens animaliers.

L'effet s'estompa et sa vue baissa. Les effluves s'étouffèrent et les poils sur ses pommettes et son nez disparurent.

C'était donc ça qu'elle cachait en son for intérieur !

Le maitre profita de cet état pour pousser l'expérience en toute sécurité. Après un regard entendu avec sa fille, il l'informa qu'il était possible de rentrer en contact, voir en symbiose avec l'animal spectral, en concentrant son attention sur son plexus solaire. La zone située entre les deux côtes était le puits d'où s'échappait l'essence de l'Entité.

Encore sous le choc, elle referma tout de même ses paupières et se concentra pour replonger dans les abysses de son pouvoir. Comme le lui avait indiqué l'elfe, elle cibla son attention sur son plexus. En peu de temps, elle sentit une boule qui la brûlait et se déplaçait librement entre son cœur et son estomac.

Elle resta attentive au mouvement de cette pelote d'énergie pure qui accélérait ses va-et-vient. Son souffle suivit ses déplacements, comme si elle s'était lancée dans une course de plus en plus frénétique. Prise par l'impulsion de l'animal, elle sentait qu'elle voulait exploser dans son corps, l'humaine inspira une fois, deux fois, à la troisième son esprit plongea dans les prémices de cette chaleur, comme dans un torrent tumultueux...

~~~~~~

... Une puissance ardente quitte mon estomac et déferle comme un feu liquide à travers toutes les veines de mon corps.

Une intense euphorie m'attrape.

L'énergie de mon Entité balaye mes sens humains, mon ouïe s'affine jusqu'à ce que j'entende les commis s'affairer dans le château, je hume le parfum de la tourbe et des animaux des sous-bois, je goûte le pollen et les phéromones présents dans l'air.

Les yeux toujours intensément clos, je la vois : mon Entité.

Elle est là, face à moi ! En moi. Son aura déborde d'une confiance et d'une puissance bestiale.

On ne fait qu'une à présent. Jusqu'ici verrouillée derrière les portes de mon inconscient, elle ne demande qu'à se libérer et à prendre forme.

Mes jambes me brûlent, mon visage est parcouru de frissons, j'ai même l'impression de pouvoir pivoter mes oreilles pour capter le moindre son. Pouvoir enfoncer mes griffes félines dans le sol meuble et faire claquer mes crocs dans ma bouche.

Un grondement né dans ma gorge comme un ronronnement et je dois lutter contre cette irrépressible envie de bondir.

Mes pattes veulent me propulser, voler au-dessus du sol pour chasser.

Mon instinct me pousse à aller au-delà de ce fragile petit corps qui m'emprisonne et me protège en même temps.

Mon hôte a besoin de moi, comme j'ai besoin d'elle.

Je suis son pilier, je suis celle qui lui permettra d'affronter ses peurs et ses démons.

Je planterai mes crocs dans le cou de ceux qui voudraient s'en prendre à elle. Ma queue s'agite sur le sol : l'appel du sang. J'imagine le pouls de ma prise qui ralentit sous mon palais, le sang chaud qui coule sur mes babines, maculant ma fourrure pâle du sombre liquide. L'odeur forte et puissante du fer, le corps de ma proie prit de soubresauts.

La panthère que je suis ne tient plus, je vais m'élancer ! Laisse-moi chasser toutes traces de ton humanité, laisse-moi prendre encore le contrôle !

~~~~~~

— Stop !

Lahynn émergea en sursautant. L'ordre avait été sec et brusque, presque sévère. Lenjja se tenait campé face à elle.

Son regard espiègle se planta dans le sien.

— Tu as réussi la première étape.

La semaine qui s'ensuivit se déroula dans une atmosphère prospère avec des matinées d'entraînements physiques et des après-midis d'entraînement psychique. Lahynn apprit à moins se laisser submerger par ses émotions et à apprivoiser son Entité. Chaque jour, elle la sentait de plus en plus près.

Prête à bondir de nouveau dans son esprit.

Plus elle s'approchait de cette vitre psychique qui les séparait, moins elle se sentait seule à affronter le monde qui l'entourait.

La limite était toujours plus fine et perdre le contrôle de ses émotions était une solution encore trop facile et trop dangereuse. Elles devaient continuer à travailler en binôme et se faire confiance.

Ses journées d'exercices la laissaient courbaturée et fourbue. Après les sources chaudes du soir, elle s'écroulait purement et simplement dans les draps.

Au terme de la quatrième journée de méditation, dans son corps ankylosé, une nouvelle détermination l'empêcha de dormir : celle d'apprivoiser son Entité coûte que coûte.

C'est ainsi qu'elle continua l'exercice seule dans son lit. Elle voulait se connaître au mieux et sentir les signes annonceurs qui pouvaient briser cette barrière entre son esprit humain et son esprit animal. Cette sensation était à la fois grisante et angoissante, car elle abritait en elle une présence sauvage, primaire et instinctive. Parfois, cette présence n'était pas du tout accessible et parfois, elle se manifestait par une chaleur dans son l'estomac ou son sternum. Lahynn essayait de l'appeler, de la faire venir sans émotion.

En vain.

Ce fut au bout de sept jours que l'Entité se manifesta.

L'adolescente en fut si étonnée et heureuse, que la magie s'éteignit.

Elle lui avait fait peur.

Deux jours plus tard, après une journée particulièrement harassante, elle s'était blessée au poignet pendant son entraînement au bouclier. Ohênn lui avait demandé de se prendre quelques jours de repos pour apaiser ses muscles mis à mal. Elle était alors frustrée de se sentir ainsi limitée dans sa progression.

Son Entité fit son apparition. Était-ce lié à sa frustration ? Tout ce qu'elle sentit était cette chaleur douce, devenue commune, qui se propagea dans tout son corps. Ses muscles endoloris se détendirent, comme si cette chaleur était devenue une brume fraiche en été. Elle soupira d'aise. Ses pommettes et son cuir chevelu la chatouillèrent, mais pas de manière aussi désagréable qu'à sa première méditation.

Son Entité était bien présente et commençait à se laisser approcher. Elle la sentait qui se baladait à travers ses muscles, tantôt à droite, tantôt à gauche. En bas, puis en haut de sa tête. Arrivée à ses yeux, Lahynn pouvait sentir son parfum minéral et d'air pur d'un hiver enneigé.

Son cœur battait fort. Elle était bien là, à l'observer.

« N'aie pas peur » se sentit-elle obligée de penser.

La bête ne bougea pas.

Elle avait couché son corps spectral sur son côté droit, son flux d'énergie serpentait à travers le poignet blessé de l'adolescente, laissant une douce trainée apaisante glisser sur ses ligaments étirés.

Elle était si proche, qu'elle pouvait sentir son souffle sur son visage et leurs poumons se gonfler à l'unisson. Lahynn voulait se perdre dans sa fourrure et, sans qu'elle ne sache pourquoi, des larmes percèrent à travers ses yeux fermés. Des larmes de joie et de tristesse.

Elle s'était enfin trouvée.

Elles s'étaient enfin trouvées.

Le lendemain, elle se réveilla comme une fleur. Ouvrit un œil et comprit qu'elle se trouvait en diagonale dans son grand lit. Sans s'en rendre compte, elle était tombée dans un lourd sommeil, après sa véritable rencontre avec elle-même. Une bonne humeur la saisit et elle sut qu'aucun nuage ne pourrait assombrir le soleil qui l'illuminait de l'intérieur.

Elle étira son corps et bâilla bruyamment. Pour la première fois depuis le début de ses entraînements, elle n'avait plus aucune fatigue musculaire et put mouvoir son poignet droit avec souplesse. La foulure avait disparu.

Avec un nouvel aplomb, elle s'installa devant la coiffeuse et rabattit ses cheveux en arrière, puis, par pure intuition, se regarda dans le miroir.

Tu es là ?

Un frisson passa très légèrement sur ses oreilles et à travers la fenêtre de ses yeux, un reflet glissa. Fugace. Ce qui suffit à lui prouver qu'elle n'avait pas rêvé de son expérience de la veille.

Après s'être habillée, elle descendit pour une nouvelle journée d'exercice.

Ces journées et son expérience solitaire de la veille lui prenaient toutes ses pensées, à tel point qu'elle n'avait même pas remarqué l'absence de Tory.

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