11 - La clé et le bouclier

Lorsque Lahynn ouvrit les yeux, elle était de nouveau bordée dans les draps en soie.

Elle s'assit pour la seconde fois dans ce matelas moelleux, comme si le chapitre précédent recommençait. Elle trouva face à elle les deux elfes, Lenjja assis au pied du lit, Héwine les bras croisés. Il y avait aussi deux jeunes hommes, l'un châtain, grand et maigre. L'autre plus charpenté et blond. Ils se tenaient comme l'obscurité et la lumière dans l'encadrement de la porte.

Un grand chien aux traits lupins, la fixait aussi avec ses yeux d'argent en fusion.

Ce tableau vivant, retenait quand même son souffle.

Gagnée par la gêne, elle sourit à l'assistance, ce qui provoqua un soupir général.

La pression retombée, Lenjja prit la parole en premier :

— Les effets de l'Entité ont disparu.

Et sans plus d'explications pour son hôte, il sonda le jeune homme sombre, au fond de la pièce. Tory s'avança, tête basse, et dans un mouvement, les elfes et l'homme lumineux quittèrent la pièce.

« Le petit garçon » se souvint-elle tout à coup piqué par l'évidence.

— Bonjour, Lahynn. Je suis content de te revoir enfin. Tu... Tu ne te souviens sûrement pas de moi...

Elle agrippa son bras en même temps qu'elle accrochait ses perles dans les malachites du garçon. Bien sûr qu'elle se souvenait de lui !

— Oh... Je ...Je... Tu... te souviens, balbutia-t-il, prit au dépourvu, tu peux me dire de quoi tu te souviens ? demanda-t-il grisé par le soulagement.

La jeune fille ferma les yeux et toucha sa gorge avec peine.

— Merde, excuse-moi, je suis un imbécile. Ne sois pas triste, enfin... Je veux dire, on va trouver un moyen de communiquer ! Est-ce que tu te souviens de ce qu'il vient de se passer ?

Distraitement, elle sentit le contact des plumes glisser sur la pulpe de ses doigts, lorsque le jeune dégagea son bras. Elle se souvenait de manière lointaine de sa course effrénée à la recherche de la liberté et de ses instincts qui avaient pris possession de sa raison.

Elle s'était heurtée de pleins fouets à une masse de poils longs, sans odeur, qui l'avaient aidé à revenir dans son corps. Puis de nouveau le vide.

Lahynn se mordit la lèvre et hocha la tête, encore déboussolée. Elle se rappela aussi avec tristesse, qu'elle n'était qu'une arme au service d'une cause qui n'était pas la sienne.

— Bon. Je vais essayer de rattraper ce que les elfes ont tenté de t'expliquer avec tous leur...tact.

Il posa sur ses genoux, le plateau où était disposé le bol de poids fumés, devenu froid. Il y avait aussi une boisson au millet et aux amandes, et un fruit rond rouge rosé.

Pendant qu'elle mangeait, il prit le temps de lui expliquer quelle était l'histoire d'Ortilâ, aux prises à l'éternel cycle entre la guerre et la paix, entre deux groupes religieux : les iéoniens et les isârois. Jusqu'ici, la jeune femme semblait saisir le contexte.

Tory le savait, il se devait de l'accueillir comme un hôte respectable. Elle avait déjà fait l'amère expérience de l'hybridation avec son Entité, il devrait prendre des pincettes pour ne pas l'effrayer de nouveau. Mais il était peut-être aussi tourmenté qu'elle... Il avait imaginé un millier de fois ces retrouvailles et à chaque fois, il était le héros qui la guiderait à travers les ronces de ce monde. Oui, comme lorsqu'ils étaient enfants.

— Lahynn, est-ce que tu sais pourquoi tu es revenue ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Tant pis pour les secrets, il était de son devoir de guide et ami, de l'informer.

La jeune femme suspendit son geste, la cuillerée qu'elle s'apprêtait à manger, coula dans son bol.

Elle fit un mouvement de balancier avec sa main, signifiant son incertitude.

— Parce que tu possèdes un pouvoir en dormance, coupa Valcor avant que la langue de son ami ne se délie en un flot de paroles trop honnêtes pour la circonstance actuelle.

Tory lui lança un regard courroucé, mais l'attention de la jeune fille était trop absorbée par le fait que ce chien à l'apparence d'un loup, se mette à parler. Elle savait qu'il n'était pas courant que les animaux soient dotés de parole, mais elle n'était pas choquée pour autant. Simplement surprise.

— Valcor a raison, tu as un don en ta possession qui nous sera utile pour mettre fin à cette guerre.

La jeune fille se désigna du doigt, avant de poser ses paumes l'une contre l'autre et de les coller à son oreille en fermant les yeux.

— Oui, mentit-il. Tu étais en dormance toutes ces années.

Ce mensonge lui coûtait. Lui qui était le précurseur de son retour sur Ortilâ.

Lahynn avait au moins une réponse claire, et fit un moulin avec sa main, signifiant la suite du récit.

— Tu as un don qu'Iéonisse, la déesse de la paix t'a transmis. Il te permettra de retrouver des alliés et de délivrer les gardiens des éléments de leur supplice. C'est une quête, Lahynn. Et tu es la seule clé qu'on ait.

Une clé.

L'image de l'arme sanglante qui trônait dans son esprit depuis l'annonce de Lenjja, s'effaça au profit de l'outil destiné à ouvrir des portes.

— Je vais essayer de t'expliquer le plus simplement possible, si tu ne comprends pas, n'hésites pas à me le dire... Enfin, à me couper, comme tu veux.

Ainsi, en plus de dieux polythéistes, il existait des gardiens. Plus vraiment humains et pas tout à fait dieux, les gardiens étaient classés en hiérarchie. Le jeune homme passa sur toute la pyramide et se concentra sur les gardiens des éléments, au nombre de six, ils représentaient les éléments d'Ortilâ, l'eau, le feu, la terre, le vent, la foudre et la glace.

Depuis sa réincarnation, Tzaïr avait frappé un grand coup pour attirer l'attention des autres dieux sur lui, et avait emprisonné psychiquement les gardiens des éléments. Subtilisant ce qui faisait leur essence en les rendant humains. De faibles humains, amnésiques de leur ancienne vie.

A ces paroles, Lahynn eut un geste brusque en pointant de nouveau son sternum, sa cuillère en bois pleine de pois, se renversa heureusement sur le plateau.

Tory pouffa face à la maladresse de la jeune fille.

Elle se surprit à le trouver attendrissant quand il souriait. C'était d'ailleurs la première fois qu'elle voyait un sourire glisser sur son visage.

— Non, bien sûr que non, tu n'es pas une gardienne. Tu es juste une humaine avec un don confié par notre Mère.

Le sourire disparu aussi vite qu'il était venu. Peu importait la réponse, car dans le fond, elle espérait que le petit garçon de ses souvenirs reviendrait et l'entraînerait de nouveau dans des aventures rocambolesques. Cette quête de nouveaux sourires était pour elle plus importante que de délivrer les gardiens de leur sort.

Pendant un laps de secondes, elle s'imagina ce que pourrait être sa vie au côté de Tory, à rattraper le temps perdu, à la recherche de la protectrice au parfum effacée qui lui était revenu en mémoire. Mais elle savait, par force de la réalité, qu'elle n'aurait pas son mot à dire et que son destin était déjà tracé. Elle n'était pas revenue pour mener une vie douce et paisible, mais pour aider dans la résolution d'une guerre. Les paroles du vieil elfe firent intrusion dans sa tête « Tu es née avec l'essence d'Iéonïsse ». Pourquoi elle ? Elle n'avait pas l'étoffe d'une quelconque sauveuse.

— Lahynn ?

Tory venait de lui poser une question.

Elle sourit et lui toucha le bras pour lui signifier son attention.

— Est-ce que tu veux écrire quelques questions ? J'aurais dû commencer par ça, Lenjja m'a confié ça pour toi.

Il lui présenta un carnet rigide et un crayon taillé.

Elle s'en saisit et commença à former des symboles qui n'étaient en rien de l'ortilien.

Une douleur foudroya sa tête.

Elle ne perçut pas pendant ce bref instant, l'échange de regards à la fois effrayé et surpris, entre le garçon et le loup.

La douleur passa rapidement, amenant avec elle une calligraphie ortilienne tout à fait ordinaire, au grand et discret soulagement de l'adolescent.

Il put lire ces mots à l'envers :

Comment me débarrasser de l'essence d'Iéonïsse ? Moi je n'en veux pas, de ce rôle !

Avant de lui laisser répondre, elle continua de griffonner :

J'ai perdu la mémoire et je ne suis pas un soldat ! Je suis juste une arme qu'on a fait revenir, crayonna-t-elle tremblante. J'en veux pas de ce pouvoir, je ne veux pas de cet héritage, je ne veux pas de ce sang !

Des larmes vinrent mouiller le bas de la page, sur ses dernières lettres hachurées avec amertume.

Le jeune homme la contemplait avec tristesse, pinça les lèvres et hocha la tête. Sa propre gorge était nouée.

— Je ne sais pas quoi te dire Lahynn... On a peut-être tous tiré une carte à notre naissance et la tienne, était celle-là.

La jeune fille arracha la feuille crayonnée, et jeta deux mots sur la nouvelle page vierge : « Ortilâ » et « Guerre » et la froissa, avant de la projeter au loin. Ce qui pouvait se traduire par « Pas ma guerre, pas mon problème ».

— Je ne peux pas te laisser penser ça... lâcha enfin Tory dans un filet de voix. C'est chez toi, ici. Tu ne peux pas tout abandonner...

Pour toute réponse, elle se leva comme un ressort et récupéra ses anciens vêtements. La seule chose qui pouvait lui rester de son ancienne vie. Si même Tory ne pouvait pas l'aider, alors elle irait seule en quête de sa protectrice. Elle réfléchirait sur le chemin à la meilleure stratégie.

Elle se dirigea vers la porte pour fuir une seconde fois ce destin qui s'était imposé à elle, mais Tory fut plus rapide et lui barra la route.

— Tu as peur, Lahynn ! Tu as peur et je peux comprendre, mais ne fais pas une chose aussi insensée !

Malgré le fait qu'il la dépassait d'une bonne tête, Lahynn ne se gêna pas pour le bousculer sur le côté, sans grand succès. Lui ordonnant de la laisser passer, malgré son mutisme. Elle avait beau pousser et tirer, le jeune homme était aussi déterminé qu'elle.

De nouveau, le frisson envahit la nuque et les pommettes de la jeune femme.

Un grondement perça à travers sa gorge.

— Ne joue pas à ce jeu avec moi ! menaça le garçon.

Les plumes sur ses bras s'étoffèrent et ses cernes se couvrir d'un duvet blanc.

Elle tenta de le faire taire d'une main sur la bouche, ses yeux étaient à présent fendus à la verticale.

— Laisse-moi finir de parler, rugit-il pour couvrir sa énième tentative de s'expliquer, tu as peur et c'est normal. Mais je sais aussi que tu es courageuse ! Et le courage, c'est avant tout de faire face à sa peur.

— Tais-toi ! somma-t-elle à blanc en rapprochant son visage de celui du garçon, le menaçant de ses canines de félin.

Tu veux que je sois honnête ? continua-t-il imperturbable, je ne t'ai jamais oublié, JAMAIS ! J'ai toujours espéré que tu reviendrais, j'ai été jusqu'au bout du monde pour te retrouver. Ce n'est que quand j'ai trouvé les elfes, quand ils m'ont appris que je pouvais te faire revenir et que tu étais la clé qui permettrait d'ouvrir la voie à l'harmonie, que j'ai repris enfin espoir. Alors, oui, je connaissais la raison de ton retour ! Oui, moi aussi j'ai peur, moi aussi je fuis, mais toi tu ne peux pas fuir. Parce que tu es la clé et je serai ton bouclier s'il le faut !

La peur de la jeune fille coula à travers un flot de larmes. Elle sanglota amèrement, les symptômes de son Entité disparurent aussitôt et Tory prit dans ses bras, celle qui avait toujours hanté ses pensées. Encore échaudé par sa litanie passionnée, des picotements sur ses bras lui indiquèrent que sa propre Entité se résorbait enfin. Ses plumes et ses serres disparurent, laissant ses membres douloureux.

Lahynn se laissa aller et pleura à chaudes larmes. Ils restèrent ainsi blottis pendant de longues minutes, jusqu'à ce que les hoquets de la jeune femme se soient calmés. Tory lui tendit un mouchoir en tissu et ils s'assirent sur le bord du lit.

Elle désigna Tory de son index et mima un bouclier avec son coude, le regard chargé de malice.

— Pour toi, je serais n'importe quoi.

— Bon, si c'est une promesse, je me joindrai à la partie, intervint Valcor qui était resté en retrait. Il avait confiance en son ami et ces retrouvailles étaient trop importantes pour qu'il s'interpose.

La jeune femme était touchée par ces paroles, elle avait la réelle sensation d'avoir des alliés solides, parmi le merdier qu'était son réveil sur Ortilâ. Pour la première fois, elle se rendit compte qu'elle était comme un nouveau-né, à la recherche de ce qui la caractérisait. Quels étaient ses goûts ? Ses passions ? Ce qui la rendait heureuse, triste ou en colère ? Elle était imprévisible pour elle-même. Tout ce qu'elle savait, c'était que cette nouvelle vie lui faisait affreusement peur.  

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top