Quand nous sommes allés chez Adeline (1/2)
Meiré me portait dans ses bras. Nous filions à toute vitesse hors de la ville, en direction de la campagne. L'observant d'en bas, je pouvais constater qu'il avait soigné son apparence. Ses longs cheveux gris, d'habitude indomptés, avaient été noués pour former une queue de cheval bien rangée. Sur son manteau noir aux coutures dorées, les boucles grises sautillaient au rythme effréné de ses pas.
Le Maître me déposa sur un chemin familier qui longeait un champ de culture laissé à l'abandon. Je me souvins que cette route menait aux demeures d'Adeline et de Charles ; nous l'avions déjà empruntée.
À l'inverse de la maison de Charles, dont le jardin s'apparentait à une jungle sauvage, la maison d'Adeline qui s'en trouvait à quelques mètres, était délimité par de hautes haies parfaitement taillées. Le chemin se scindait en deux pour mener à l'une ou l'autre des habitations. J'espérais que nous irions du coté accueillant. Pourtant, le regard pensif du Maître se perdait en direction du manoir mal entretenu.
— On va chez Charles ? balbutiai-je avec inquiétude.
Meiré secoua la tête sans me répondre. Il me fit signe d'emprunter le chemin de dalles illuminées qui menait chez Adeline. Soulagée, je m'avançai vers la demeure aux murs blancs en guidant mes pieds sur le sol phosphorescent. Quand j'atteignis le pallier, un bip retentit, alertant l'hôte de ma présence.
La porte s'ouvrit lentement, dévoilant la silhouette élancée d'Adeline. Elle baissa la tête pour m'analyser de ses deux yeux ronds maquillés ; son regard semblait attiré par la couleur orangée de ma robe. Elle sourit, sans pour autant croiser mon regard. Ramenant l'une de ses mèches rousses derrière son oreille, elle releva le menton pour saluer Meiré.
— Quelle jolie couleur tu lui fais porter ! lança-t-elle, se rapprochant de lui pour l'observer de haut en bas. Comme tu es élégant !
Elle tendit, réjouie, ses mains vers lui.
Le Maître, l'œil joueur, glissa ses mains dans celles d'Adeline, évitant par la même occasion qu'elle ne vienne chahuter ses cheveux gris. Tout deux se jaugèrent avec malice, semblant déjà avoir oublié ma présence. Adeline approcha ses lèvres de la bouche du Maître pour l'embrasser. Au moment du contact, une lueur rouge traversa les yeux de Meiré.
— Tu viens de boire ? lâcha-t-il avec surprise, trouvant au baiser un goût très sanguin.
— En effet, susurra Adeline, collant sa robe bariolée contre le manteau noir de Meiré. C'est le sang de mon chien, ne le trouves-tu pas délicieux ?
— Pas mauvais, fit-il remarquer en esquissant un sourire. Et si tu m'en offrais un verre ?
Adeline haussa un sourcil ; Meiré ne demandait jamais à boire le sang d'un autre chien que le sien.
— Ta chienne est malade ? interrogea-t-elle, flairant quelque chose d'inhabituel.
— Tu n'étais pas au courant ? Charles ne t'as rien dit ? s'étonna Meiré.
Les yeux d'Adeline s'écarquillèrent.
— Au courant de quoi ? Je ne l'ai pas revu depuis la pleine lune, tu sais !
Meiré se mit à rire.
— Il était sûrement vexé que nous l'ayons passée ensemble, lança-t-il, avec une pointe de satisfaction dans la voix.
— Tu as un problème avec lui ? demanda Adeline, la mine plus réjouie qu'inquiète.
Le visage du Maître imprima un rictus nerveux.
— Ça ne serait pas la première fois !
*
La pièce principale de la demeure d'Adeline avait une allure de galerie d'art. Des bandes luminescentes traversaient ses murs blancs, éclairants de gigantesques patchwork aux tissus colorés et des fresques aux dessins célèbres. Si les vampires portaient un grand respect aux choses éternelles, comme la musique classique et les tableaux, le domicile d'Adeline en constituait la preuve irréfutable.
Cherchant Gaen du regard, je le surpris dans une étrange posture. Il était assis en tailleur sur un long sofa beige, et était occupé à appuyer sur son poignet avec sa main. Malgré son geste, des gouttes de sang réussissaient tout de même à s'échapper d'entre ses doigts. Elles retombaient dans un verre qu'il avait coincé entre ses cuisses, afin de ne pas salir le tissu clair du canapé.
— Je t'ai vraiment interrompue ! s'exclama Meiré depuis le pallier, en voyant Gaen dont la blessure était encore fraîche.
— Ça ne fait rien, rassura Adeline. Nous en profiterons ensemble !
Pendant que Meiré déposait ses affaires, Adeline prit place sur le divan juste à coté de Gaen. Bien que les deux êtres ne partageaient ni le même genre, ni la même nature, et que la taille d'Adeline, similaire à celle du Maître, surpassait d'une tête ou deux celle de Gaen ; quelque chose dans leur apparence rapprochait le chien et sa Maîtresse.
Les cheveux bruns de Gaen étaient méticuleusement tressés, et le duvet sur son menton, taillé de manière égale. À l'image de sa Maîtresse, il revêtait des vêtements amples aux couleurs variées. Tout laissait croire qu'Adeline s'occupait de son chien tout comme elle décorait son intérieur ; avec la même affection.
Gaen, tenant toujours son poignet, releva la tête pour fixer sa Maîtresse de ses yeux clairs, semblant lui demander ce qu'il devait faire.
Adeline enlaça les épaules de son chien de ses bras froids, avant de déposer un baiser sur sa tempe, sans qu'il ne s'y refuse. Se baissant au dessus de lui, elle empoigna délicatement ses deux mains puis éloigna celle qui faisait pression sur l'autre. La plaie commençait tout juste à coaguler ; elle y planta son ongle pour la réactiver.
Gaen eut un léger sursaut, mais ne fit preuve d'aucune résistance. Son sang se remit à couler à grosses gouttes, remplissant le verre au dessous de son poignet. Il adressa un regard étonné à sa Maîtresse.
— Mon invité va goûter ton sang, lui expliqua calmement Adeline.
Le garçon accepta la nouvelle sans se plaindre. Quand le verre fut rempli aux trois quarts, Adeline noua un bandage blanc autour du poignet de Gaen. Le libérant enfin de son étreinte, elle lui fit signe de se lever et de quitter le canapé.
— Va vers les coussins avec Camille et soigne toi, dit-t-elle.
Elle avait désigné de la main un endroit à quelques mètres d'elle, séparé de la pièce principale par une cloison.
Gaen, tout en se relevant, prit de sa main libre le verre de sang et le tendit à Meiré.
— Sir Meiré, fit-il poliment en s'inclinant, c'est pour vous.
Le Maître empoigna le verre tiède et pris place aux cotés d'Adeline. Il affichait un sourire rare que seule la présence d'Adeline réveillait. Il semblait heureux, comme au dernier jour de pleine lune.
*
Gaen, épuisé, s'était étendu en travers de plusieurs coussins dans le coin que sa Maîtresse avait emménagé pour nous. Les yeux mi-clos, il luttait pour me regarder.
Il esquissa un petit sourire fatigué et me tendit la main en guise de salutation. Je la serrai chaleureusement entre mes doigts, cherchant à faire durer le contact. Nous savions tout deux que ce geste désuet n'était qu'une excuse pour apprécier la chaleur de l'autre ; cette chaleur qui nous manquait, à force de côtoyer des créatures au sang froid.
— Je suis désolée, lui chuchotai-je. Le Maître ne peut pas boire mon sang, alors il a bu le tien.
— C'est pas grave, souffla Gaen faiblement.
Il poussa un long soupir, puis ferma les yeux en couchant sa tête contre un coussin. Il était trop fatigué pour discuter. Je me sentais coupable et déçue. Alors que nous avions enfin l'occasion de partager nos histoire respectives, il nous faudrait attendre la prochaine fois.
Je m'allongeai à ses cotés sur un oreiller aussi doux que mon lit. Le rythme de la respiration de Gaen était devenu plus lent ; il s'était endormi.
Fixant le plafond blanc, j'écoutais les voix enjouées d'Adeline et de Meiré qui traversaient la fine cloison.
Adeline poussait des cris de stupéfaction pendant que le Maître lui narrait l'accident qui avait eu lieu à son travail.
— J'étais en pleine conférence, expliqua Meiré. Je présentais le prototype d'une nouvelle particule à envoyer là-haut. Une invention cruciale, très sérieuse.
— Il y avait des membres du Gouvernement ? demanda Adeline, admirative.
— Plusieurs.
Meiré ponctuait ses phrases de longs silences, faisant durer le suspens.
— Mon appareil s'est mit à sonner. C'était un appel d'urgence.
— Charles ? lança-t-elle d'une voix impatiente. Il voulait te déconcentrer en pleine réunion ?
— C'est ce que j'ai cru, mais non ! Il m'appelait à cause de Camille. Elle était sortie de mon bureau et s'était réfugiée dans un café, là où Catherine et Charles prenaient leur pause.
Adeline lâcha un rire nerveux.
— Je ne te crois pas, se moqua-t-elle. Elle a vraiment osé ?
Sans même voir Adeline, je pouvais l'imaginer jeter un regard dans ma direction et se dire à quel point j'étais mal éduquée.
Le Maître n'avait rien répondu, mais son attitude dû être convaincante, car elle ajouta, plus sérieusement :
— Charles déteste ta chienne. Leur rencontre a dû être explosive.
— Charles déteste tous les chiens, corrigea Meiré.
— Et donc ?
— Camille a frappé Charles, murmura le Maître avec sévérité.
Un long silence de stupéfaction précéda l'éclat de rire d'Adeline.
— Impossible ! s'exclama-t-elle.
— Si seulement... grommela Meiré.
— Impossible !
Le divan de cuir grinçait de toute part, témoignant de l'agitation des deux éternels. Revivre cette histoire à travers leurs yeux m'était horrible. Leurs voix se firent plus basses.
— S'il n'a pas tué ta chienne, marmonna Adeline comme si elle avouait un secret, c'est qu'il te respecte encore.
— Ou qu'il me craint, opposa Meiré.
— Et la milice ? Il ne l'a pas mise au courant ?
— Je l'ai contacté avant qu'il ne fasse quoique ce soit, murmura Meiré. Et même sans mon appel, je ne pense pas qu'il aurait osé...
— Il n'aurait jamais osé ! affirma Adeline avec assurance, comme si elle connaissait Charles bien mieux que le Maître. Comment t'es-tu arrangé avec lui ?
Alors que je tendis l'oreille pour écouter la réponse de Meiré, celle-ci ne vint jamais. Les derniers mots que j'entendis furent la réponse indignée d'Adeline.
— La pauvre !
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