Quand j'ai perdu confiance (1/3)

Quelques minutes après que nous soyons sortis de cet enfer, une envie incontrôlable de vomir m'avait réveillée. La vitesse foudroyante à laquelle Meiré avançait n'aidait en rien. Ma bouche avait bredouillé des mots incompréhensibles et mes bras repoussé le Maître de toutes leurs forces. Déconcerté, il avait fini par s'arrêter d'urgence pour me lâcher sur la vieille chaussée.

Une fois à terre, j'avais rampé jusqu'au bord de la route et je m'étais vidée là, dans l'herbe, dans le noir, plusieurs fois, comme s'il m'avait fallu évacuer toute l'horreur de ces dernières heures.

J'étais complètement désorientée. La douleur qui recouvrait mon visage me détachait du monde. Plus rien ne m'atteignait, pas même les mots inquiets du Maître.

*

— Charles, aide-moi à le calmer ! hurla la voix de Fred. Charles ! Il est pas sérieux ! Il lui a arraché la tête ! Bordel ! Il aurait pu faire un bon chien !

Charles ne bougeait pas. Son regard était rivé sur la tête du jeune garçon qui n'était plus attachée à son corps que par quelques lambeaux de chair déchirés.

— Quel malade ! Charles, réagis, viens m'aider, bordel ! On va pas le laisser buter tous ceux qu'on croise, merde ! On doit respecter les quotas !

Maintenu dans les airs, l'humain se vidait à flots sur la bouche grande ouverte du vampire en dessous de lui. Quand le monstre en eut fini avec son corps lacéré, il le jeta à terre et s'essuya le visage du revers de la main.

— Maître ! criai-je subitement.

Ma voix attira l'attention de Meiré qui tourna la tête, fouettant l'air de ses longs cheveux ensanglantés. L'œil démoniaque, il bondit vers moi.

Je retins ma respiration en fixant le plafond. De grosses gouttes de sueur coulaient le long de mon front. Un cauchemar. Juste un cauchemar. Ce n'était pas réel. Le Maître ne m'avait pas attaquée. Le Maître n'avait pas égorgé un homme. Ce n'était que mon imagination !

Je repoussai les couvertures avec effroi. Mes mains tremblaient. Je cherchai aussitôt l'interrupteur de la veilleuse que je trouvai au milieu des livres poussiéreux.

Mon regard traversa la pièce éclairée. Était-ce bien ma chambre ? Je ne me rappelais pas être rentrée. Le Maître n'y était pas ; Fred et Charles, non plus. Au sol, la flaque rouge de mon rêve avait disparu, et pourtant, l'odeur nauséabonde du sang ne voulait pas me quitter.

D'où venait cette odeur ? Venait-elle de moi ?

Je constatais que mon bras était entièrement noir. Inquiète, je le ramenai vers mon nez pour le renifler et mes doutes s'envolèrent aussitôt.

C'était bien du sang séché. Il y en avait partout ! Cette vision raviva mes souvenirs de la veille.

Charles. Il m'avait mordue. Il m'avait souillée, frappée, humiliée, sous le regard impassible de Meiré qui l'avait laissé faire.

Le Maître ne m'avait pas protégée. Est-ce parce qu'il n'avait le choix ou était-ce autre chose ? Si j'avais refusé de coopérer, aurait-il laissé Charles me tuer ? Si les propos de Charles sur la guerre s'avéraient juste, alors il était bien possible que le Maître n'ait jamais eu l'ombre d'une considération pour moi.

Une bouffée de chaleur me grimpa au visage. J'exhalai d'un coup sec. Il me fallait des explications. Il fallait que je sorte de cette chambre maintenant et que je l'affronte.

Décidée, je m'accrochai au bord du matelas pour extirper mes jambes de la montagne de couvertures. Mes pieds se crispèrent au moment de toucher le parquet. Il était gelé. En comparaison, mon corps semblait brûler. Sur la pointe des orteils, je titubai jusqu'à la porte de ma chambre. Quand je voulu y poser mon oreille pour capter les éventuels bruits de l'appartement, le battant avança au lieu de retenir mon poids.

Étrange. Le Maître était-il encore debout ?

Je saisis ma chance et m'engouffrai dans le couloir sombre, me cognant sur les parois. J'avançais lentement ; d'un coté, je voulais obtenir des réponses, de l'autre, la vérité me faisait terriblement peur. Et si l'image que je m'étais faite du Maître était complètement fausse ?

Soudain, la main qui me servait de repère quitta le mur pour tomber dans le vide. J'étais arrivée au bout du couloir. Il ne me restait plus qu'à faire un pas pour entrer dans le salon. Plus qu'un pas pour confronter le Maître.

Je balayai la pièce silencieuse du regard. Contre toute attente, elle était vide. Les lampes ne brillaient pas, à l'exception du petit écran vert abandonné sur le canapé. Son clignotement instable illuminait les coussins de cuir là où Meiré aurait dû être assis. Où était-il s'il n'était pas ici ?

Quelque chose clochait. Alors que je m'apprêtai à faire demi-tour, deux grands yeux rouges apparurent soudainement dans le noir.

Cette vision épouvantable m'arracha un cri de frayeur.

— Maître ! hurlai-je en me cognant contre la paroi de marbre.

— Mais que fais-tu là ? s'exclama Meiré au même instant avec stupéfaction.

Un silence pesant suivit notre rencontre inattendue. Ses pupilles rouges se plissèrent.

— Comment es-tu sortie de ta chambre ? réitératif d'un ton inquisiteur.

— La porte était ouverte... murmurai-je tout bas en joignant nerveusement mes mains, incommodée par ses questions qui sous-entendaient que j'avais commis une faute.

— Il ne fait même pas encore nuit ! gronda-t-il. Tu ne manques jamais une occasion de t'échapper !

Meiré lâcha un râle exaspéré avant de se rapprocher du mur aussi silencieusement qu'il était arrivé.

— Avec le bruit que tu as fais, j'ai cru à une intrusion, grommela-t-il en appuyant nonchalamment sur l'interrupteur. Et cette odeur...

Il ne termina pas sa phrase. L'appartement s'illumina d'une légère lueur orangée, dévoilant Meiré dans toute sa hauteur qui se frottait le visage comme s'il avait été arraché au sommeil.

Je blêmis aussitôt en le voyant. Il n'était recouvert que d'un simple voile brun en guise de robe de chambre. Le tissu fin ne suffisait pas à cacher ses formes monstrueuses. Ce n'était plus la silhouette aux chemises et pantalons bien taillés à laquelle j'avais été habituée.

À la place, je découvris des lèvres violettes qui contrastaient avec une peau effroyablement pâle, des jambes traversées par de longues veines noires, des pieds gris aux ongles crochus, une musculature sèche qui laissait ressortir des os pointus à chaque articulation.

Je reculai en grimaçant de dégoût. Quelle horreur ! Ce corps déshabillé m'avait rappelé celui de Charles. J'y retrouvai les mêmes traits, les mêmes marques.

— Qu'y a-t-il ? broncha Meiré en fronçant les sourcils.

— Rien ! m'exclamai-je en fuyant son regard. Je suis désolée de vous avoir réveillé. Je vais aller me recoucher...

Il me dévisagea avec une pointe d'agacement dans les yeux, maintenant son long bras posé contre le mur pour me bloquer le passage.

— Tu me vouvoies, maintenant ?

Je serrai les dents, ne sachant plus comment lui parler. Il m'était devenu étranger. Comment avais-je pu me montrer aussi familière dans le passé avec ce monstre ? Comment avais-je pu imaginer l'ombre d'une amitié avec cette créature froide et repoussante ? Plus jamais ! Plus jamais je ne me permettrai de lui parler comme si nous étions proches ! Plus jamais je ne me laisserais avoir par cette illusion ! Il n'y avait plus rien à dire. Depuis le début, je m'étais trompée. Je n'avais pas réalisé ce que Meiré était. Un éternel. L'ennemi. L'envahisseur !

— Camille ?

Il éloigna sa main du mur sans me quitter du regard. La voie libre, je m'apprêtai à fuir vers ma chambre quand il prononça mon nom à nouveau avec une insistance plus marquée.

— Camille !

Sa puissante poigne attrapa mon bras et me tira en arrière.

— Lâchez-moi ! explosai-je en secouant le bras. Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

Ma voix se brisait un peu plus à chaque cri. Voyant qu'il ne cédait pas, je me retournai pour lui faire face dans un élan de rage. Au même instant, un long craquement se fit entendre. Mon pied s'était posé sur ma robe déchirée qui traînait au sol et avait achevé d'en déchirer les dernières coutures. L'habit glissa de mes épaules, révélant la longue coulée de sang séché qui partait de ma gorge et finissait à mes mollets.

Les yeux de Meiré s'écarquillèrent à cette vision. Ses crocs s'allongèrent tandis qu'une fascination malsaine se dessinait dans ses yeux.

Terrifiée par son regard, je m'empressai de rattraper ma robe pour la remonter sur ma poitrine.

— Ça vous plaît, c'est ça ? lui crachai-je au milieu de larmes. Vous prenez du plaisir à me voir couverte de sang et à me voir souffrir ? Vous aimez m'entendre crier comme ces humains que vous avez égorgés pendant la guerre ? C'est pour cette raison que vous buvez à ma gorge ! C'est parce que ça vous a toujours manqué ! Vous êtes un monstre ! Un sadique !

Ses yeux s'assombrirent aussitôt.

— Camille...

— Non ! Ne dites plus mon nom ! Appelez-moi votre chienne, puisque c'est ce que je suis ! Je ne veux plus croire qu'il en est autrement ! Je vous hais ! Vous n'avez aucune considération pour moi. Tout ce qui vous importe c'est de boire mon sang ! Vous ne valez pas mieux que Charles !

À ces mots, il perdit son calme et m'attrapa par la gorge.

— Silence ! Ne me manque pas de respect ! Tu ne sais pas ce que tu dis !

Son visage s'était crispé de colère.

— Je suis Meiré, ton Maître ! Reprends-toi !

Je lui rendis un regard dépité sans pour autant me taire.

— Est-ce vrai que vous avez tué des gens si cruellement ? gémis-je entre deux sanglots. Est-ce vrai ce que Charles a dit ?

Troublé par mes questions et gêné par mes larmes, il lâcha mon cou en me repoussant avec dédain. Ses épaules s'affalèrent. Il expira longuement pour se calmer, ses yeux brillant encore de colère.

Il me fixait sans rien dire. Chaque seconde de son silence nourrissait mes craintes. N'allait-il tout de même pas admettre que Charles disait la vérité ? Quand il s'apprêta à me répondre, mon malaise reprit de plus belle. Une bouffée de chaleur me grimpa au visage, et ma poitrine fut prise d' un spasme.

— Je vais vom... dis-je subitement en me couvrant la bouche des mains.

— Quoi, encore !? s'écria Meiré avec stupéfaction. Pas ici !

Avant même que je ne termine ma phrase, il m'avait transportée jusqu'au toilettes de ma chambre. La tête au dessus du seau, je me vidai à temps dans les copeaux.

— Maudit soit Charles ! lâcha-t-il.

Contrarié, il me libéra de son étreinte glacée pour aller s'asseoir lourdement sur le lit à coté de mon oreiller.

En me rinçant le visage, je réalisai que ma rage s'était calmée en même temps que mes nausées. Je jetai un regard honteux vers le Maître. Il s'était adossé au mur, attendant en silence que je termine mon affaire. Ses longs cheveux ondulés retombaient le long de son torse, adoucissant son allure sévère. Il m'apparaissait bien moins monstrueux que tout à l'heure.

— Maître... bredouillai-je misérablement en m'essuyant le visage. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je suis désolée...

Sans dire un mot, il me fit signe d'approcher et me tendis une couverture. Je l'enroulai avec empressement autour de mes épaules avant de m'installer sur le matelas à son opposé. Je le fixais avec insistance. Allait-il enfin me donner des réponses ?

Lâchant un soupir, Meiré joignit un instant ses doigts avant de croiser mon regard.

— Il est vrai que j'ai tué pendant la guerre... et pas de la manière la plus élégante, avoua-t-il avec une nervosité perceptible dans la voix.



(Bonjour !!

Nous arrivons gentiment à la fin du premier arc...

Pour fêter ça, j'ai ajouté une illustration de Meiré et Camille sur ma page facebook (n'hésitez pas à la suivre! <3) que vous pourrez découvrir en suivant ce lien: leschiensdesvampires.com

On se retrouve tout bientôt ! Merci pour votre patience et vos messages chaleureux :-))

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