Quand il m'a emmenée au travail (1/2)
Des bruits de pas hâtifs annonçaient le début d'une nuit mouvementée. Soudain, la porte de ma chambre vint frapper le mur adjacent en s'ouvrant avec violence. Le boucan m'arracha au sommeil sans prévenir, semant la confusion dans mon esprit.
— Lève-toi, nous partons, entendis-je dans ma tête. C'était sa voix.
À peine eus-je le temps de rassembler les morceaux de ma conscience qu'une force invisible me tira hors du lit et abandonna un tas d'habit entre mes bras. Je faillis tout faire tomber.
— Dépêche-toi ! Je suis pressé, insista la voix, stressante.
— Où va-t-on ? demandai-je en enfilant précipitamment les habits frais, tout en cherchant le Maître du regard. Je jaugeai sa position grâce aux masses d'air agitées qui se déplaçaient de part et d'autres de l'appartement.
— Qu'est-ce que tu es lente ! s'écria-t-il en s'arrêtant juste devant moi. Il m'examina de la tête aux pieds, puis, passant ses doigts dans mes cheveux emmêlés, exigea avec empressement que j'aille me coiffer et me faire propre.
La situation, inhabituelle, me laissait pantoise. Alors que mon corps reposait mollement contre le lavabo de la chambre, mon esprit, lui, s'imaginait déjà mille possibilités.
Je dénichai d'un sac mal rangé, une brosse et des outils de maquillage poussiéreux. Appréhendant la confrontation avec le miroir, je me demandai depuis combien de temps je ne m'étais pas faite propre.
Il fallut bien que j'affronte mon image de jeune femme négligée. J'esquissai un sourire forcé pour combler les creux de mes joues mal nourries, en vain. L'air sévère m'allait mieux ; il ne faisait pas semblant, au moins. Je laissai échapper un ricanement cynique, puis entrepris d'embellir ce visage, puisque le Maître l'avait demandé.
Meiré attendait dans le halle d'entrée, élégant, prêt à partir. Je fronçai les sourcils en apercevant la chaîne métallique qu'il tenait dans sa main droite. Approchant avec méfiance, je ne lâchai pas l'objet argenté du regard. Il m'inspecta quelques instants, puis, souriant, il annonça :
— Tu es charmante.
Cette observation inattendue réveilla mes pommettes rosées qui se soulevèrent pour dévoiler un sourire timide. Un éclair de bonheur fugace me traversa le ventre.
Meiré profita de l'ouverture pour empoigner ma nuque et y fixer sa chaîne lourde.
Nous nous regardâmes en silence, lui, attendant ma réaction, moi, choquée.
— Tu n'es pas sérieux, c'est une blague, grognai-je en le regardant avec animosité. Tu vas m'enlever ça !
Je cherchai l'attache nerveusement.
— N'y touche pas ! ordonna-t-il, assénant un coup sec sur la chaîne. C'est la règle là où nous allons.
Je refusai de vivre une telle humiliation.
— Où m'emmènes-tu ? Pourquoi tu fais ça !
Forçant son regard dans le mien pour mieux m'intimider, le Maître rétorqua, exaspéré :
— Je t'emmène au labo. Ne t'avise pas de me tutoyer cette nuitée, ça ferait mauvaise impression.
Au travail ! Il m'emmenait à son travail ! Je n'arrivais pas à y croire. Je m'imaginais déjà apprendre tant de choses sur lui, sur ses occupations, sur les travaux des vampires, leurs buts, leurs origines... Perdue dans tout un tas d'hypothèses frétillantes, je franchis le pallier de la porte sans dire un mot, oubliant ma colère, ainsi que le cliquetis de la chaîne que Meiré avait rigoureusement enroulée autour de sa main droite.
*
Éclairés par des néons aux couleurs verdâtres, les bâtiments tous plus hauts les uns que les autres s'élevaient devant mes yeux impressionnés. Face à tant de puissance, je me sentais minuscule. Inquiète, je suivais les pas de Meiré, évitant par ailleurs de me faire bousculer par les silhouettes des passants pressés qui jonchaient les rues.
— C'est ici, indiqua Meiré, en montrant du regard une bâtisse moderne, plus large que les autres, précédée d'un long escalier.
Tandis que nous gravissions les marches interminables, je pouvais sentir le Maître raccourcir la chaîne à chaque pas, au point que, arrivés à l'entrée du grand laboratoire, sa main frôlait ma joue. Je dus me forcer à marcher droit pour ne pas le bousculer.
Le Maître s'annonça à l'accueil et une femme prit son manteau. En échange, elle lui rendit une blouse grise. Malgré notre proximité, je n'arrivai pas à dire s'il s'agissait d'une humaine ou d'un vampire, mais sa grandd taille me laissait supposer qu'elle n'était pas des miens. Tout juste éclairé par le reflet de la lune et quelques lumières synthétiques, le bâtiment baignait dans le noir.
— Quelle idée de vivre dans le noir, raillai-je, en espérant que mes yeux s'habituent vite.
Meiré me fit signe de me taire, ses collègues arrivant. Portant tous le même costume gris, je devinai qu'il s'agissait là d'un groupe de scientifiques. Meiré m'avait autrefois avoué qu'il participait à un projet majeur sur les éléments, les atomes, la matière, l'espace.
— En voilà une adorable chienne, Meiré, s'amusa l'une des personnes, en me remarquant.
— Tu l'as bien habillée, en plus ! dit une voix d'homme, le ton légèrement moqueur.
J'avais honte. Je leur adressai télépathiquement des mots grossiers en espérant qu'ils soient capables de les entendre. Meiré envoya une décharge sur la chaîne pour me rappeler qu'il n'était pas bon de fixer des vampires avec médisance.
Amusé par la scène, Charles se sentit obligé d'y ajouter son grain de sel.
— Est-ce qu'on peut la caresser cette fois ? dit-il en pouffant.
Il était de notoriété publique que le chien de Meiré ne savait pas se tenir et réagissait de manière imprévisible.
— Elle mord, rétorqua Meiré, le ton passablement froid pour dissuader le vampire de s'aventurer plus loin dans ses railleries.
Un poil déçu d'arrêter si tôt les plaisanteries, Charles conclut :
— Tu l'as finalement prise avec toi, c'est bien, on ira plus vite.
*
Moderne et énigmatique, le bureau du Maître et était presque comme je l'avais imaginé. Des objets d'un autre age côtoyant du matériel électronique familier, recouvraient plusieurs étagères qui s'échappaient en hauteur.
Une grande table tactile aux reflets verts était posée là où j'avais pu croire à un simple bureau de bois classique. En face de la table, une immense baie vitrée donnait vue sur la ville, attestant à nouveau de toute la puissance de l'empire vampirique.
Aussitôt que Meiré lâcha la chaîne, je m'élançai vers la vitre pour admirer le spectacle de la cité nocturne, pourtant si bien réveillée. Les habitations, délimitées par la lueur de néons variés, s'étendaient jusqu'à l'infini. Je restai silencieuse, pensive. Le monde avait tant changé ! Il n'y avait plus de traces des maisonnettes chaleureuses aux toits roses imparfaits ; celles-ci avaient disparu pour laisser place à une architecture plus mature, mélangeant une pointe de baroque à des bâtiments carrés et fonctionnels. Je plissai les yeux pour essayer de voir au plus loin, là où les lumières artificielles n'étaient plus présentes. On aurait dit que quelque chose séparait la terre et le ciel, sans être ni la terre, ni le ciel.
— Qu'est-ce c'est, au loin ? demandais-je. Ce n'est pas le ciel.
Meiré, installé devant sa table allumée, triait des documents virtuels en balayant l'écran des mains. Sans même lever la tête, il répondit simplement:
— C'est la mer.
Je n'en revins pas que la mer puisse être si proche. Le regard réjoui, je m'imaginais déjà plonger les pieds dans le sable, marcher sur les galets, ramasser des coquillages, goûter à l'odeur du sel, aux algues, apprécier le bruit des vagues, le bruit de l'eau, les méduses, les oursins, les crabes...
Je laissai tomber mon front contre la vitre, les yeux rivés sur l'étendue d'eau reflétant la lune. Ma respiration y dessinait des ronds de buée. Inutile d'être clairvoyant pour deviner que je me languissais d'être là bas, au bord de l'eau. Je laissai échapper un long soupir éloquent. De toute évidence, les vampires n'approchaient pas la mer. Jamais Meiré ne m'y emmènerait et toute requête à ce sujet se solderait par un catégorique non.
— Je suis ravi que tu sois toi-même arrivée à cette conclusion, railla-t-il.
N'étant pas d'humeur à débattre et ne voulant pas lui offrir la satisfaction d'afficher encore sa supériorité, je décidai d'ignorer sa remarque et de changer de sujet.
— Pourquoi tu m'as amenée ici ? Ce n'est tout de même pas pour m'utiliser comme cobaye ? dis-je, blasée. Meiré laissa échapper un rire à l'entente de mes mots.
— Ce n'est pas le département biologique, ici. J'ai besoin de ton sang pour être au meilleur de ma forme.
— T'as un devoir à rendre ?
Meiré leva les yeux au ciel, désabusé. J'étais loin de réaliser l'importance du projet. Au lieu de répondre à mes inepties - ce qu'il ne jugea pas nécessaire - il me fit signe d'approcher de la main. Je m'exécutai.
— On commence immédiatement. Je dois finir le concept, affirma-il avec aplomb, empoignant la chaîne et me tirant vers lui.
— Quel concept ?
— Pas le temps de t'expliquer.
Il laissa tomber la chaîne au pied de la table. J'étais debout devant lui, attendant la suite. Nous nous dévisageâmes quelques instants, en silence.
— Si tu bouges, je t'attache, dit-il d'un ton assuré.
Je hochai la tête, indifférente.
— Donne ton bras.
Il sortit d'un tiroir, un pot d'anes. Je lui tendis mon bras, mal à l'aise. Il s'empressa d'y étaler la crème avec son pouce glacé, me dévoilant en même temps où aurait lieu la prise de sang. La singularité de la situation m'embarrassait. Ce n'était pas comme d'habitude.
— Reste debout et ne dis pas un mot. Quand je finis de boire, je veux que tu appuies sur la plaie et que tu attendes. En silence. Surtout, ne me déconcentres pas. Fais comme si tu n'existais pas. Et, ferme le poing.
Il avait tout expliqué d'une traite, le ton sec et indiscutable, annihilant toutes mes envies de rébellion. Le poing fermé, je lui tendis le bras anesthésié aux veines manifestes.
Il planta immédiatement ses canines, déchirant la peau endormie, et, sans que je ne ressente rien, pas même la pression de sa bouche, il se mit à boire, proprement. Mon membre, insensible, semblait avoir disparu, tout comme son habituel regard de prédateur.
Il se munit d'un stylo sans mine, et tout en tirant sur mon bras avec le plus grand sérieux, l'air concentré, il se mit à dessiner de part et d'autres de la table à une vitesse saisissante. Des schémas à base de cercles et de sigles illisibles recouvraient l'entièreté de l'écran vert. À quoi pouvait bien servir cette science farfelue ? Quand il eut terminé, j'étais bien trop hypnotisée par ses mouvements pour remplir mon devoir correctement. Une goutte de sang coula sur l'écran, salissant l'un de ses brouillons. Contemplant le canevas en silence, il finit par s'exclamer « Bien-sûr !» les dents encore sanguinolentes.
Il ne semblait pas m'en vouloir d'avoir failli à la tâche. D'un geste hâtif il me fit signe de ramener le bras, ce que je m'empressai de faire malgré la confusion. Il mordit à nouveau, fixant intensément son schéma pour en extraire la vérité. La pointe de son stylo vint démarrer le premier trait hésitant depuis la tâche de sang, puis il recommença à enchaîner les formes avec l'adresse et la précision d'un peintre. Enfin, il frappa la table avec satisfaction.
— C'est bon, proclama-t-il avec fierté.
Il fouilla dans son tiroir et en sorti un bandage.
— Utilise ça et attend moi, j'en ai pour deux ou trois heures.
Me remettant à peine des hauts-le-cœur, j'enroulai avec tension les bandages autour de mon avant-bras. Après avoir récupéré des affaires dans l'une des étagères, il disparu de la pièce aussi vite qu'un courant d'air.
Je contemplai le battant agité en me demandant pourquoi le Maître était aussi pressé alors qu'il avait toute l'éternité devant lui. Ironiquement, l'idée d'attendre deux heures seule dans cette pièce ne m'enchantait guère. La porte entre-ouverte attisait ma curiosité, réanimant mon âme d'aventurière. Une minute passa, pendant laquelle je ramassai ma chaîne. La suivante ne s'était pas encore écoulée que j'avais déjà traversé le pallier.
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