Quand il a fallu s'excuser (2/3)
Malgré mes efforts à faire face à Charles avec dignité, sa moquerie me fit bondir en arrière tel un chat effrayé. J'emportai le Maître dans mon élan.
- Merde, Charles ! râla Meiré en resserrant sa poigne sur la chaîne. Elle se tenait enfin tranquille !
La vague d'émotions me fit perdre la raison. Je me sentais trahie. Meiré s'était bien retenu de me dire ce qui m'attendait ! Mes pieds s'enfoncèrent dans le gravier alors que je tirai comme une forcenée sur les anneaux de métal pour faire lâcher prise au Maître. Jamais je n'entrerais chez Charles !
- Fidèle à elle-même ! ricana le vampire en peignoir, dont le visage arborait un sourire détestable.
Il se félicitait d'avoir prouvé à Meiré, une fois de plus, que j'étais mal élevée. Exaspéré par mon attitude et celle de Charles, Meiré me ramena d'un coup sec vers lui. Les yeux rouges brillants de colère, il leva une main menaçante au dessus de mon visage. Prise de peur, je lâchai immédiatement la chaîne pour me cacher derrière mes bras.
- Non, Maître ! criai-je.
Je ne voulais pas qu'il me frappe. Je ne voulais pas lui associer cette image du Maître impitoyable ; il le savait. Je fermai les yeux, laissant retomber ma rage.
Heureusement, le coup ne vint jamais.
*
La chambre sentait la moisissure. Je tressaillis en reconnaissant le cercle de canapés où le Maître, Adeline, Fred et Charles se retrouvaient autrefois pour passer leurs soirées : ces interminables nuits où ils parlaient de leurs projets, s'interrogeaient sur les avancées du gouvernement, s'étonnaient des événements de leur monde, puis buvaient notre sang, à nous, les chiens, jusqu'à ce que leurs soifs soient rassasiées.
Le lieu macabre avait encore vieilli. Une couche de poussière grisait les meubles ; les tissus rouges sur les murs avaient noirci ; les ampoules, datant de l'humanité, ne fonctionnaient plus - ou qu'à moitié. Même l'horloge suspendue au dessus de la cheminée, dont j'avais longtemps contemplé les aiguilles en attendant l'affichage des trois, quatre, cinq, puis six heures, s'était figée dans le temps.
Les deux Maîtres s'installèrent sur les divans, l'un en face de l'autre. Charles s'affala sur les coussins en écartant les cuisses, montrant ainsi qu'il était chez lui et parfaitement à l'aise avec cette situation. À l'inverse, Meiré posa lourdement ses jambes au sol, adoptant une posture bien plus digne, gardant le dos droit et la tête haute. Pour ma part, j'attendais en silence que l'on m'indique où était ma place.
Quand Meiré désigna le sol d'un mouvement des yeux, je compris qu'il ne me laisserait pas m'asseoir sur le fauteuil, pas en présence de Charles.
Indignée, je posai mes fesses sur le parquet froid, rabattant mes genoux contre mon ventre. D'une main lourde, le Maître me tira en arrière. Sans oser résister à son geste, je m'adossai au bord du fauteuil, juste à coté de ses jambes. Il referma ses doigts froids autour du collier et s'arrêta dans cette position.
Charles n'arborait plus son sourire moqueur. Il fixait, pensif, le plafond où flottaient des toiles d'araignées. Il glissa une main dans ses cheveux noirs avant de froncer le nez, s'apprêtant à parler.
- Tu étais chez Adeline hier soir ? lâcha-t-il soudain, le ton accusateur. Je t'ai vu y aller.
Meiré haussa un sourcil.
- J'y étais, rétorqua-t-il en plissant les yeux. Ça te pose un problème ?
Charles expira nerveusement comme un buffle.
- Aucun ! grommela-t-il en serrant la mâchoire, essayant de cacher sa jalousie. Elle m'évite depuis plusieurs mois, sans raison. Et toi, elle t'invite ! C'est incompréhensible !
Amusé par la révélation de son rival, Meiré prit une posture plus décontractée, se laissant tomber dans le canapé.
- Tu sais bien qu'Adeline fait toujours comme bon lui semble, admit le Maître avec retenue. Elle ne m'appelle pas si souvent que ça.
Charles grimaça.
- Elle est bien trop occupée avec son chien ! Tu as vu comme elle en prend soin ? Qu'est-ce que ça peut m'énerver !
Les coins des lèvres de Meiré se soulevèrent, mais il se retint de rire pour ne pas froisser d'avantage l'Éternel en face de lui.
- Ça ne m'étonne pas, dit-il en haussant les épaules. Tu sais que ça fait plus de trente ans qu'elle possède ce chien ?
Charles hocha plusieurs fois la tête, n'écoutant des mots de Meiré que ce qui l'arrangeait.
- Viktor aussi me servait depuis longtemps, renchérit-t-il avec rancœur, ça ne l'a pas empêché d'essayer de me tuer ! Adeline laisse tellement de libertés à son chien que ça lui retombera dessus !
Il pointa le Maître avec insistance.
- Même toi, siffla-t-il.
- Quoi, moi ? reprit Meiré en levant ses mains avec surprise.
- Tu es bien trop clément avec ta chienne. Regarde comme elle te le rend ! Tu crois qu'elle te respecte ? Elle cherche à s'enfuir à la moindre occasion !
Le Maître lâcha un long soupir vanné. Quand Charles parlait des chiens, il était insupportable.
- Tu devrais t'en débarrasser ou la faire échanger ! insista Charles.
À travers ses doigts, Meiré sentit mon pouls s'accélérer suite aux propos de Charles. Soutenant le regard tenace du vampire déchaîné, Meiré empoigna mon crâne pour me faire pencher la tête en arrière.
- Je la garde pour son sang, déclara le Maître, illustrant son propos en lui présentant ma gorge. Il a un goût ancien ; un goût d'avant guerre. C'est rare, à notre époque.
Sa main lourde exerça une pression dans le sens opposé, me forçant à courber la tête en avant. Je serrai les dents, peinée qu'il me manipule comme un vulgaire objet. Les traits du Maître se raffermirent, alors qu'il annonça d'une voix grave :
- Mon chien t'a manqué de respect. Il en subira les conséquences.
Mes poils se hérissèrent. Avait-il vraiment prononcé ces mots ? Sans prendre le temps de me rassurer, Meiré tendit l'extrémité de la chaîne métallique à Charles. Ses traits inflexibles affichaient la même froideur que son interlocuteur. Anxieuse, j'espérais que ce ne soit qu'un autre de ses masques, me souvenant que le Maître se comportait plus durement en présence de ses semblables.
- N'y va pas trop fort, lança Meiré. Je me suis privé pendant deux semaines pour qu'elle guérisse.
Un rictus sarcastique s'imprima sur les lèvres de Charles.
- Si seulement tu l'avais dressée comme il se doit, elle n'aurait pas frappé et insulté un Éternel ! accusa-t-il, se plaisant à retourner le couteau dans la plaie.
- Qu'on s'entende bien, gronda Meiré de sa profonde voix, après ça, cette histoire passe aux oubliettes.
- Comme convenu, affirma Charles, attrapant la chaîne.
Je regardais une dernière fois le visage du Maître, espérant y trouver un indice ; un signe de complicité ; un trait rassurant ; mais celui-ci ne laissait transparaître aucune émotion. Sans son soutien, je me sentais seule et vulnérable. Je baissai la tête, dépitée.
- Approche, ordonna Charles.
Je relevai mes yeux pour scruter le vampire en face de moi. Tout chez lui me répugnait : son visage rond, sa coiffure plate, ses yeux moqueurs, et cette tenue, indécente, qui laissait transparaître des bouts de sa chair livide. Il tira sur la chaîne sans attendre, entraînant douloureusement ma nuque.
D'un pas forcé, je me rapprochai de lui, la gorge serrée.
- À genoux, exigea-t-il d'un geste de la main.
Le regard morne, je m'agenouillai devant lui, fixant le sol pour ne pas voir ses jambes nues, dont la couleur grisâtre et le dessin des veines noires m'écœuraient au plus haut point.
- Excuse-toi, annonça-t-il en claquant la chaîne.
Je sursautai, écarquillant les yeux. Je m'étais déjà excusée auprès de lui, plusieurs fois, le jour de l'accident. Pourquoi recommencer ?
- Je l'ai déjà fait... bredouillai-je avec incompréhension. Que voulez-vous de plus ?
Sa main percuta violemment ma joue. Mon corps s'abattit lourdement sur le sol. Je poussai un long gémissement de douleur.
- J'attends, réitéra-t-il.
Sonnée, je me rehaussai difficilement sur mes bras. Perdant soudain mon équilibre, mon front se cogna contre la jambe glacée de Charles. Son odeur de poussière me révulsa ; je m'en éloignai immédiatement, traversée par un frisson de dégoût. Réjoui, le vampire trouva dans cette chute maladroite le moyen de se moquer de moi.
- Tu cherches encore à me frapper ! lança-t-il avec malveillance.
Je fermai les yeux, secouant la tête.
- Pardon... murmurai-je faiblement.
Face à tant de méchanceté gratuite, mon esprit s'épuisait. Qu'y avait-il de mieux à faire, si ce n'était subir en silence et attendre ?
La voix nasillarde de Charles résonna au dessus de ma tête.
- C'est tout ? siffla-t-il, tu penses t'en sortir avec un simple pardon ? Tu me prends pour qui ? Pour l'un des tiens ? Je suis un Éternel, pauvre chienne !
Tout en prononçant ces paroles, il attrapa brutalement ma mâchoire entre ses doigts, me perçant de son regard haineux.
- Il va falloir que tu fasses mieux que ça si tu ne veux pas finir à la fourrière ! déclara-t-il.
Ses menaces m'affolaient. Je ne voulais pas retourner dans un élevage. Pourquoi me laissait-il dans l'incompréhension, sans m'expliquer ce qu'il attendait de moi ?
- Mais je ne sais pas quoi faire ! lui criai-je, paniquée.
Il libéra mon visage pour me gifler à nouveau, m'arrachant une plainte aiguë. Atterrée, j'enfouis mes joues brûlantes dans le creux de mes mains.
- Arrêtez de me frapper... suppliai-je.
- Je n'hésiterai pas à te frapper à chaque fois que tu te plaindras ! s'exclama-t-il, ignorant ma détresse.
Cherchant désespérément de l'aide, je m'apprêtais à tourner la tête pour regarder le Maître, mais Charles m'en empêcha. Combien de temps ce jeu cruel allait-il durer ? Que pouvais-je faire pour y mettre fin ?
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