02. ramones et retrouvailles
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PREMIER CHAPITRE
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poudlard, dortoir des filles,
décembre 1976
IL PLEUVAIT, CE JOUR-LÀ. Les nuages grisâtres et effilochés se baladaient dans le ciel étrangement lourd et bas. L'ambiance était pesante, morose. La pluie tombait, en un léger crachin, triste et désagréable. Les gouttes heurtaient timidement les vitres à meneaux, et s'écoulaient en de longs serpents éphémères.
Habituellement, le dortoir des filles était vide à cette heure-là. Les élèves avaient déjà quitté la chaleur de la couette pour le bois glacé des chaises, et se rendormaient doucement sur leurs parchemins, plumes à la main. Les chambres étaient ainsi silencieuses, étrangement calmes, comme frappées du même sortilège que le château de la Belle au Bois Dormant. Mais aujourd'hui, le maléfice semblait levé.
NOW I WANT TO SNIFF SOME GLUE
NOW I WANT TO HAVE SOMETHIN' TO DO
La chanson des Ramones, son poussé au maximum, s'engouffrait dans le couloir, résonnait dans l'escalier et heurtait avec fureur les vieilles pierres. Le vinyle tournoyait joyeusement sur sa platine, posée sur une énorme valise au pied du seul lit à baldaquin encore occupée par sa propriétaire.
Béa était allongée sur le matelas, la tête à moitié enfouie dans le lourd tissu écarlate des rideaux. Ses cheveux trempés avaient formés une tâche sombre et humide sur les draps autour de son visage blafard, au maquillage coulant. Elle ressemblait à un petite sainte fatiguée, avec sa chemise blanche et son auréole d'eau de pluie.
Elle était étendue, comme tombée là, une main flottant au-dessus du parquet. L'autre reposait sur sa poitrine, l'index battant au rythme de la musique. Ses yeux étaient clos, ses cils étroitement serrés, mais Béa ne dormait pas. Elle réfléchissait.
Derrière ses paupières fermées, elle revoyait le bureau du directeur, ses jolis objets et ses hautes fenêtres. Elle revoyait le perchoir à oiseau, le long bureau et, le regard sévère et la mine triste du professeur Albus Dumbledore. Elle se revoyait elle-même, sous ce regard lampe-torche empli de déception et de sanction à venir.
La jeune fille ne s'était jamais senti à l'aise dans le bureau directorial, mais cette fois-ci avait été la pire. Peut-être parce qu'elle ne se sentait pas à sa place, avec ses cheveux ébouriffés et ses énormes chaussures, au milieu de ces meubles aux pieds finement sculptés et de ces fragiles objets de verre. Ou peut-être, tout simplement, que, cette fois-ci, elle avait fait une vraie connerie.
Pourtant, le directeur ne s'était pas réellement comporté comme si c'était le cas. Il s'était montré très conciliant, doux et compréhensif. Elle aurait sûrement préféré des cris, des insultes et des punitions. Les drames, au fond, c'est moins douloureux. Béa poussa un profond soupir, qui la vida presque de son souffle.
ALL THE KIDS WANT SOMETHIN' TO DO
La chanson s'arrêta, le vinyle grésilla. La jeune fille ouvrit un œil distrait pour surveiller le mouvement du diamant sur les sillons. Le calme retomba quelques secondes, avant que la guitare ne crie à nouveau. Il fut de courte durée, mais dura juste assez longtemps pour que Béa entende les bruits de pas, résonnant sur la pierre glacée de l'escalier en colimaçon. Le grincement du parquet et le claquement des talons qui se rapprochait auraient pu être étouffés par la voix de Joey Ramones. Mais le silence de la respiration retenue, du juron ravalé, de la surprise contenue, Béa l'entendit plus clairement que si on avait hurlé.
-Alors c'est pas une blague.
Dans l'encadrement de la porte se tenait une jeune fille essoufflée, aux cheveux bruns aussi ébouriffés que si elle s'était pris la foudre, et au regard fatigué. Son nez en épine était dressé vers le ciel, ses sourcils froncés et son crâne orné d'une paire de lunettes de soleil mille fois trop grande -les mêmes que portait encore Janis Joplin six ans plus tôt. Son sac, pendant au bout de son bras, était recouvert de minuscules petits dessins multicolores (réalisés avec soin jusqu'à tard dans la nuit), et un gigantesque foulard jaune poussin entouré son cou, dissimulant complètement sa cravate rouge et or.
D'un index maussade, Béa baissa la musique des Ramones d'un cran, et changea de position avec la grâce d'un phoque sur la banquise; elle roula sur elle-même, s'entortillant un peu plus dans le rideau, et se retrouva sur le ventre, le menton entre les mains, les cheveux sans dessus-dessous.
D'habitude, elle aimait se moquer de la dégaine d'arc-en-ciel de son amie. Mais aujourd'hui, Marlène ne donnait pas du tout envie de rire. Vraiment pas du tout.
-Salut...
L'autre serra les dents. Elle ne bougea pas d'un millimètre. Elle s'ébouriffa un peu plus les cheveux, avant de croiser les bras sur sa poitrine, campée dans le sol comme une statue.
-C'est McGonagall qui m'a dit que t'étais là. Je l'imaginais mal faire une blague. Mais je t'imaginais encore moins être revenue.
Son ton était froid, son regard glacé. Béa se redressa en position assise, très lentement, sans la quitter des yeux, comme on fait devant un animal sauvage pour ne l'effrayer. Elle prit une longue inspiration, qui parut vider le dortoir de son oxygène et de sa légèreté.
-Bah, tu vois, j'suis là, bredouilla-t-elle simplement.
Le silence tomba. Étouffant. Atroce. Un silence que ni le rock ni la pluie qui cognait doucement aux fenêtres ne réussirent à adoucir. Il dura longtemps, Marlène toujours immobile devant la porte, Béa arrachant de ses ongles le peu de vernis qui lui restait.
-Tu m'en veux? finit-elle par demander, d'une petite voix qu'on entendit à peine.
Son amie soupira, baissa les yeux sur ses pieds, et entreprit de dessiner de la pointe de ses chaussures des cercles invisibles sur le plancher. Quand elle prit la parole, l'autre regretta presque d'avoir posée la question.
-Non. 'Fin, oui. Tu sais, au début, j'étais vraiment en colère. Genre vraiment. Genre je t'aurais envoyé à l'hôpital Sainte-Mangouste sans aucun regret. Mais le problème, c'est que j'en ai plus envie. En fait, tu vois, c'est pas que je suis plus fâchée contre toi, c'est juste que je suis plus déçue que en colère. Donc, ouais, je t'en veux.
Le vinyle lâcha un petit grésillement plus fort que les autres; la face était terminée. Béa fut heureuse d'avoir une excuse pour ne pas croiser le regard de Marlène.
-J'veux dire, ça se comprend, non? lâcha cette dernière, un peu sur la défensive. Comment tu réagirais toi, à ma place?
Silence. La brune releva le nez dans un mouvement si brusque que ses lunettes de mouche manquèrent de s'écraser sur le sol.
-Hein? Tu réagirais comment si ta meilleure amie disparaissait du jour au lendemain à peine deux semaines après la rentrée, ne donnait plus de nouvelles pendant deux mois alors que les journaux annoncent des disparitions tous les trois jours, puis se pointait comme une fleur en disant que tout s'était super bien passé, j'avais besoin de vacances, j'étais occupée ailleurs, merci pour l'accueil?
Béa rangea avec soin le disque dans sa pochette, qu'elle déposa sur sa table de nuit vide. Elle s'assit à nouveau sur son matelas, en tailleur cette fois, plongea ses yeux bleus dans les orbes sombres de son amie, et répondit avec un sérieux qui leur arracha un sourire:
-Je pense que je la tuerais.
-Ouais. Bah je dirais ça devant le juge, pour atténuer ma peine.
Elles se regardèrent encore une seconde, avant d'éclater de rire. C'était un rire un peu triste, parce qu'il était grave et encore empreint de rancœur. Mais c'était aussi un rire-excuse, un rire-promesse, un rire-retrouvaille.
Alors ça s'équilibrait.
Quand elles eurent reprit leur sérieux, Béa relança un disque, et Marlène s'assit près d'elle. De ses doigts ornées de bagues aux énormes pierres aux couleurs invraisemblables, elle ébouriffa les cheveux de son amie.
-C'est nouveau, ta teinture...
-T'aimes bien?
-Ouais. Ça te va bien le blond. C'est mignon.
-C'est pas mignon, c'est punk.
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