8. Chars titans

Marika

Une brindille brune agite sa main à mon attention depuis l'autre extrémité du convoi. Impossible de l'entendre s'égosiller dans le brouhaha du roulement. Cléa est obligée de venir à moi.

Elle escalade la balustrade, traverse le troisième ponton tribord, transborde par la passerelle qui joint les deux chars et tangue dangereusement à quatre mètres d'un sol en mouvement, puis elle slalome entre les divers containers et buggys appontés. Elle s'acquitte du trajet avec une habilité admirable. Elle n'a pas volé sa réputation d'acrobate au sein des Vautours. Ce n'est pas pour rien que les autres la dépêchent comme messagère. Même dans les conditions actuelles de vent faible et de près, où les chars louvoient au pas, se déplacer dans ce capharnaüm constitue une épreuve.

Cette infâme bâtisse hybride, de laquelle semblent pousser petit à petit de nouvelles tumeurs, n'était pas tout à fait le projet originel de convoi des Vautours. Les pénuries successives d'essence ont conduit nos ingénieurs à employer une autre énergie de déplacement : le vent. Ainsi les toits des camions ont été agrémentés d'immenses voiles, les voitures agglomérées, les châssis allégés et soulagés des parties lourdes et non nécessaires. Néanmoins, les moteurs à explosion sont restés et fonctionnent en cas de nécessité. Si le vent a l'énorme avantage d'être renouvelable, il n'en est pas moins capricieux et imprévisible.

Les chars à voile de la colonie des Vautours sont nés ainsi. Bigarrés, brinquebalants et disharmonieux, à l'image même de notre procession qui ramasse sur sa route les réfugiés – souvent des femmes – meurtris par les atrocités des bandes de pillards ou fuyant les maltraitances au sein d'une colonie.

Hélas, ces derniers temps, nous sommes obligés de refuser d'embarquer ceux qui en auraient pourtant besoin. Nous leur portons assistance de notre mieux, mais les moyens viennent à manquer. Les Vautours ont eu leur période faste. Quand nous avions commencé à suivre la trace des Rafales des Dunes, nous ne manquions de rien. Le matériel, la nourriture et carburant qu'ils ne pouvaient transporter ruisselaient dans leur sillage. Plus depuis plusieurs mois. Ils pratiquent la politique de la terre brûlée. Quelle folie sadique et tordue les anime lorsqu'ils arrosent de kérosène des denrées alimentaires ou des médicaments ? Je l'ignore, mais plus rien ne m'étonne de la part de cette bande de chacals.

Changer de cap ? Pourquoi pas... Mais pour l'heure, l'est est la seule route exploitable.

Se sédentariser ? Encore faut-il trouver un lieu qui ne soit ni stérile ni contaminé. Quelques courageux parviennent à faire pousser des tubercules, mais cela ne perdure que quelques saisons avant que les légumes ne finissent rachitiques ou malades. Sans parler de l'eau qui vient à manquer du fait des pluies trop rares. Et pourtant, beaucoup ne demandent que cela : un peu de répit à ce voyage interminable.

Cléa s'efforce de cacher son essoufflement lorsqu'elle me rejoint enfin et se plante au garde-à-vous pour m'annoncer la nouvelle.

— Sid est mort, Madame.

Direct, efficace. Il n'a rien à enjoliver. Elle me fixe de ses yeux de velours, ses cils papillonnent. Elle attend mes instructions.

Je médite l'annonce un instant. La mort du trappeur vétéran n'est pas une surprise. Il s'est blessé en chutant dans un ravin alors qu'il chassait avec Selmek. Coincé sous un éboulis, il aurait fallu amputer sa jambe en charpie, mais le pauvre Sid a refusé que quiconque s'en approche avec une scie. Décision stupide puisque, de toute manière, il n'aurait jamais pu remarcher. Hector, notre médecin a bien tenté de soigner la plaie en respectant son souhait et d'endiguer l'infection, mais les antibiotiques qu'il nous reste sont plus précieux qu'une cargaison d'huîtres. Hector rechignait à les utiliser sur un homme, à son sens, déjà perdu. Et je n'allais certainement par l'y pousser par sentimentalisme.

— On l'enterrera au prochain arrêt. Merci de m'avoir prévenue.

Je m'attends à ce que Cléa tourne les talons et reparte à son poste, comme le veut l'usage. Elle ne bouge pas, basculant d'un pied sur l'autre comme quelqu'un qui aurait une question sans oser la poser. Ce genre d'attitude a le don de m'exaspérer. J'aime les esprits francs, qui s'expriment sans détour. Je ne m'embarrasse ni de susceptibilité ni d'irritabilité. Je sais aussi me montrer conciliante et diplomatique. C'est bien la raison pour laquelle les matrones m'ont choisie pour mener les Vautours. Cléa le sait très bien. Aussi, je devine déjà le sujet de son hésitation. Le seul qui heurte mon intransigeance.

— Parle si tu as quelque chose à ajouter.

— C'est-à-dire... – Cléa bute, les mots se fanent dans sa bouche. – Sid avait toujours déclaré que, quitte à mourir, autant que son corps serve à nourrir ses frères plutôt que les vers de sable. Et comme en ce moment, nous...

Je soupire et l'interromps.

— Il me semblait avoir été claire sur ce point. Les Vautours ne succomberont pas au cannibalisme.

— Mais il s'agit de son souhait !

— Et il ne s'agit pas de Sid, mais des affamés qui dégusteront son cadavre comme s'il s'agissait d'un cochon de lait et qui en réclameront plus. Toujours plus. La viande humaine rend les hommes fous. Ils en perdent leur humanité.

Cléa, qui nourrit pourtant un grand respect envers la hiérarchie, vire au rouge face à mon inflexibilité. Il est rare que nous nous disputions.

— Madame, vous êtes la première à dire qu'il faut se méfier des rumeurs et légendes. Vos craintes n'ont aucun fondement solide. Il en est de votre devoir de cheffe d'accepter l'urgence de la situation et de prendre les mesures qui s'imposent : les Vautours meurent de faim ! Ce n'est pas en mangeant un cadavre que nos hommes vont devenir fous, mais en suçant des cailloux !

Cléa tremble sous le coup de l'émotion. Cela n'a pas dû être facile de déclamer ses griefs face au mur de glace que je peux opposer. Je comprends sa rage. Je souffre d'assister, impuissante, au déclin de mes sœurs et frères.

— Tu as fini ?

Ma voix est douce. Du moins, je m'efforce d'y balayer tout reproche qui n'aurait pas lieu d'être. Cléa acquiesce avant de tourner la tête pour cacher son visage déformé par l'abattement. Je la prends dans mes bras et la serre fort comme la sœur que j'aime. Comme toutes les sœurs et les frères que j'aime au sein de cette grande famille bigarrée. Je lui souffle près de l'oreille. Sans les moteurs et avec ce vent doux, il est facile de s'entendre.

— Je suis désolée. Je sais que la situation n'est pas au beau fixe. Nous avons connu des jours meilleurs. Mais je t'en prie, ne perds pas espoir. Nous allons remonter la pente et trouver de nouvelles ressources. Céder au cannibalisme, c'est céder à la morbidité et à la défaite. Tiens bon encore un peu, s'il te plaît.

En desserrant l'étreinte, je découvre ses yeux désormais humides. Sa voix vacille.

— Je vais essayer, Madame. Mais je ne suis pas sûre que la foi en votre espoir nous sauve.

Je reste songeuse en regardant Cléa s'éloigner par le même chemin tortueux. Par égard pour moi, je sais qu'elle obéira à ma décision. Les autres, en revanche... Que devrais-je faire si lors des funérailles, nous découvrons le corps de Sid mutilé ? Pendre les fautifs qui ont juste voulu assouvir un besoin vital, et par là même, se montrer aussi cruels que les Rafales des Dunes ? Fermer les yeux serait un signe de laxisme. Une brèche par laquelle les Vautours s'engouffreront. Peut-être le corps devrait-il rester couvert de son linceul...

— Halte !

Le cri puissant me tire de mes dilemmes mentaux. Je reconnais la voix de Delvin, ma seconde, qui occupe son quart à la navigation. Si elle ordonne aux chars de se stopper, c'est qu'il y a urgence. J'accours vers le cockpit.

— Ah, Marika ! Tu tombes bien.

— Que se passe-t-il ici ?

Delvin est beau brin de femme. Puissante, forte, elle affirme ses courbes gracieuses avec une candeur admirable. Son minois est orné de pupilles denses et sa longue chevelure brune se redresse en une queue de cheval haute. Bien plus que ma seconde, Delvin se laisse, d'ordinaire, aller à plus de familiarités avec moi. Dans l'exercice officiel de sa fonction, elle conserve une attitude stricte pour me délivrer son rapport.

— Flora, à la vigie, vient de repérer un homme à terre.

Ma première réaction marque un pincement sur mes lèvres. Il est de tradition que les Vautours s'arrêtent pour secourir un accidenté. Mais dans notre situation de disette... S'occuper d'un blessé qui ne fait pas partie de la famille alors que nous n'avons pas pu sauver Sid, un chasseur de valeur... Delvin semble percevoir ma confusion et ajoute des éléments destinés à me convaincre.

— Il y a une moto renversée à côté de lui. Arrêtons-nous au moins pour la récupérer et achever l'homme s'il ne peut pas être sauvé ou s'il n'est pas déjà mort.

— Pourrait-il s'agir d'un piège ?

— J'en doute. Le terrain n'est pas propice à une embuscade.

Je me range à son analyse. J'allais donner le signal pour qu'on détache le buggy, mais Allan nous rejoint à ce moment-là. Il est essoufflé et fixe le vide comme s'il y voyait un fantôme ; une attitude troublée qui ne ressemble pas à sa personne hautaine.

— Je capte un signal... inhabituel.

Bien qu'il ait tout juste entamé la trentaine, son visage marqué, ses yeux bruns cernés et ses cheveux déjà poivre sel lui donnent quinze ans de plus. Allan a aussi son caractère : irascible, taciturne et impétueux ; il n'y a qu'une petite poignée de Vautours pour lui tourner autour et chercher son amitié. Encore que cela ne soit pas désintéressé. En dépit de son humeur massacrante, car ruiné par les migraines, et de sa répugnance à effectuer la moindre besogne physique, Allan est un élément essentiel pour les Vautours. Il possède le don rare de lire dans les pensées, ou plutôt d'en capter les flux et les vestiges qu'elles laissent. C'est grâce à ses informations que nous pouvons suivre la trace des Rafales quand celle des pneus et la fumée des pillages ne suffisent plus.

Je sais que je pourrais utiliser les talents d'Allan à d'autres fins. Mais rompre avec le code éthique des matrones des Vautours me répugnerait. De toute façon, je ne me suis jamais bien entendue avec lui ; et il le sait.

— Que veux-tu dire par là ?

Allan hésite, plisse les paupières et fronce les sourcils très forts, en proie à une intense réflexion.

— Je... je ne saurais pas le dire.

Et à en juger son air égaré, je veux bien le croire. Un silence gêné s'installe quelques secondes avant que Delvin ne le rompe.

— Allons voir ce qu'il en est.

J'embarque sur le buggy avec Patrocle, un éclaireur, Hector, notre médecin, et une Delvin armée de son fidèle fusil à double canon scié. Je me contente de mon couteau de chasse, perpétuellement accroché à ma ceinture. C'est déjà bien plus qu'il n'en faut pour maîtriser un homme à terre.

Arrivé au site, Patrocle saute du buggy avant même qu'il ne soit complètement arrêté. La moto renversée a attiré son regard et ses yeux brillent de l'espoir de la voir fonctionner encore. C'est le cas. Ils n'auront même pas besoin de la tracter. Delvin peste d'avoir chargé le treuil de remorquage pour rien.

Pendant ce temps, Hector et moi nous approchons du corps, face contre sable. Le médecin, connu au sein de la famille, pour son caractère volatil, plus proche du poète que du praticien sérieux, sautille jusqu'au blessé et se penche avec révérence pour prendre son pouls.

Il est vivant, le sacripant.

Je le retourne du pied et la cause de son inconscience nous apparaît clairement.

Une tache sombre auréole son ventre, des pectoraux aux cuisses. Le bougre a dû perdre énormément de sang. Un examen plus attentif me permet de voir que les traces rouges s'étirent sur le sable jusqu'à la moto ; elle aussi maculée.

— Blessure par balle, l'issue est fatale, conclut Hector.

Un frémissement parcourt mon échine. Pas que la vision d'un cadavre en devenir m'émeuve, mais je reconnais son origine. Les vêtements de bonne facture, les bottes renforcées, les gants robustes et le foulard rouge... Cela ne peut être que l'accoutrement d'un des Rafales ! Au cas où la moto neuve et en état de marche n'aurait pas été un indice suffisant. Je m'accroupis et tire sur le carré pour découvrir son visage.

Il ne ressemble pas à un Rafale. Entre ses traits juvéniles, son teint pâlot et le reste de son corps si chétif que les vêtements ont dû être ajustés par des ceintures, il n'a pas le profil de ces fils de chiens. Une lanière de cuir entoure son cou, deux fois plus fin que le mien. Un esclave ? Un esclave qui aurait échappé aux pillards et s'en serait sorti pour un plomb dans le corps ? La théorie ne tient pas. Les Rafales tiennent à leurs traditions. Ils ne sont peut-être que des rats, mais ont au moins la décence d'accomplir le travail par eux-mêmes. L'esclavagisme n'est pas dans leur ADN.

— Est-ce qu'il peut survivre ?

Hector imprime une grimace mi-figue mi-raisin.

— Peu probable, Mari. Même si la balle n'a pas l'air d'avoir touché d'organe important, il a déjà perdu trop de sang et on ne croule pas sous les médicaments.

— Mais on a des perfusions et des bandages, non ? Ramenons-le. Même s'il ne se réveille que brièvement, Allan pourra au moins sonder son esprit.

À la moue désapprobatrice de Delvin, je vois bien que ma décision ne fait pas l'unanimité. Je comprends ses craintes. Si le macchabée se réveille, alors il s'agira d'une bouche supplémentaire à nourrir. Et pas n'importe quelle bouche. Celle d'un de nos ennemis. Mais je suis curieuse. Intriguée de savoir ce qui avait pu pousser un des Rafales à s'enfuir, avide de comprendre, aussi, quel mystérieux talent se cache derrière ce visage poupon pour qu'on lui accorde une place au sein de ces pillards d'élite.

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