74 - Le Dôme
C'est l'accélération du vaisseau qui me réveille. J'ai l'impression d'être harnaché sur un genre de table, et même sans ses sangles, je ne pourrais pas bouger, plaqué contre cette surface par la cinétique.
Mon flanc droit me fait un mal de chien comme si quelqu'un s'amusait à essorer mes boyaux. Puis tout cesse. Le vaisseau a terminé sa phase d'accélération et je constate avec fébrilité que nous sommes en apesanteur. Au cas où je n'aurais pas compris que je suis dans l'un des vaisseaux volés, les logos de la compagnie de ma famille sont là pour me le rappeler. Je n'avais jamais quitté l'atmosphère martienne ! Si je dois mourir, je serai au moins content d'avoir connu l'espace avant.
Des gouttes de sang passent devant mes yeux étonnés. Elles s'élèvent de ma plaie pour former des bulles en suspension. Je devrais m'en inquiéter, mais ce spectacle me fascine. J'entends du bruit à ma gauche et la voix de Fen brailler dans l'intercom.
— Est-ce qu'il y a un putain de médecin sur ce vaisseau ? ... Oui ? Dites-lui de se magner le cul, alors ! On a trois blessés par balles ici !
Je voudrais pouvoir rire de nostalgie en retrouvant les habituelles invectives grossières de Fen, mais j'ai trop mal pour cela. J'avais déjà été blessé de la sorte par Grimm dans la simulation, mais la douleur artificielle est incomparable à la douleur de la réalité. Elle franchit d'ailleurs un nouveau palier lorsque Fen fait un point de pression sur ma plaie, puis place mes mains dessus pour m'intimer à poursuivre le geste.
— Utilise ce qui te reste de force pour appuyer, ok ? Je dois m'occuper des autres.
Le claquement des bottes magnétique m'indique qu'il s'éloigne. Je suis seul avec ma souffrance. Je crois que je vais encore tourner de l'œil.
Lorsque je reviens à moi, je découvre un visage familier penché sur moi. Il n'a pas ses sempiternelles lunettes cassées, mais ces yeux doux sont bien les siens.
— Talinn ? articulé-je péniblement.
Il me renvoie une œillade surprise. Il s'imagine que la douleur me fait délirer. Ce n'est pas loin d'être le cas.
— Presque. Je suis le docteur Talami. Tu as de la chance, la balle n'a rien touché de vital. Tu vas t'en remettre, mais la cicatrisation va prendre un peu de temps à cause du manque de gravité. Il faudra que tu bouges le moins possible.
Il disperse un genre de spray argenté pour colmater ma plaie. La sensation de froid m'électrise et achève de me réveiller. Je profite de retrouver un peu de mes esprits pour jeter un œil dans le sien. Je suis curieux de savoir qui est cet homme que je connais et dont j'ignore tout à la fois.
Médecin, il a été condamné il y a huit mois après avoir été accusé d'avoir commis une erreur médicale. Ce dont il s'est fermement défendu. Mais la famille de la victime avait de l'argent. Je trouve surprenant qu'il ait accepté de s'embarquer dans ce voyage aller simple pour la Ceinture. Mais c'était tout compte fait la solution la plus logique : il n'aurait pas pu continuer à exercer sa profession sur Mars, alors il espère pouvoir le faire sur Cérès.
— Comment il va ?
C'est Thor qui pose la question depuis l'entrebâillement de ce que je suppose être l'infirmerie. Que fait-il ici ? Il n'était pas prévu qu'il vienne s'exiler sur Cérès avec nous !
— Qu'est-ce que...
— J'ai bien réfléchi, répond-il en devinant ma question. La Fed aurait fini par me mettre le grappin dessus et j'aurais payé pour tous les petits malins qu'ils ne peuvent pas poursuivre dans la Ceinture. Et puis, entre nous, il paraît qu'ils font de la bonne bière sur Cérès, pas comme cette pisse de chat qu'on trouve à Saint Clair.
Talinn — enfin le docteur Talami — ne peut s'empêcher de lui jeter un coup d'œil intrigué, comme s'il avait la sensation, lui aussi, d'avoir connu le hackeur dans une autre vie. Je m'amuse de leur échange tacite. Je ne sais pas ce qu'ils pourront reconstruire, mais je pense que ce sera à nouveau quelque chose de beau.
— Eh ben, il est plus robuste qu'il en a l'air ce gamin !
La trogne de Fen pointe depuis le couloir derrière Thor et celle de Rana le dépasse d'une tête. La géante récompense le tacle de son ami d'un coup de poing dans l'épaule.
— Bien sûr qu'il est, espèce d'outre ! C'est grâce à lui qu'on est libre, je te signale.
— Et grâce à nous qu'il est vivant ! réplique Fen.
Et encore derrière Fen et Rana, rappliquent Delvin et Marika qui caquettent en cœur.
— Il est réveillé ?
— Comment va-t-il ?
Retrouver tout ce monde, ces gens sur lesquels je me suis efforcé de tirer une croix pendant des semaines me remplit d'une triste joie. Je suis heureux de les voir libres et en pleine santé. Mais je me sens comme un étranger au sein de cette famille bigarrée de laquelle je ne fais pas partie. J'ai toujours été un étranger. Et maintenant que je suis le seul à conserver la mémoire de nos aventures dans le TUNEL, je me sens plus isolé que jamais.
Talinn, qui confond sans doute mon dépit avec de la fatigue, agit en sa qualité de médecin.
— Oui, il est tiré d'affaire, mais il a besoin de repos, alors est-ce que vous voulez bien sortir d'ici, s'il vous plaît ? siffle-t-il passablement agacé.
Fen et Rana râlent un peu, mais s'en vont vite vaquer à leurs tâches. Hector aussi. Tandis que Talinn va s'occuper des autres blessés. Seules Delvin et Marika s'avancent dans la pièce.
— Pas de problème pour le repos, mais je dois lui parler d'un truc important d'abord, annonce la brune.
Encore plus dans l'espace que sur terre, Delvin se déplace avec une grâce féline innée, même avec les encombrantes bottes magnétiques. Marika semble moins à l'aise dans ses mouvements.
— Et moi, je suis venue t'apporter à manger. Tu dois avoir besoin de reprendre des forces, lance l'ancienne cheffe des Vautours, qui n'est plus qu'une recrue du LISS en bas de l'échelle dans ce monde.
Delvin s'installe sur le tabouret qu'occupait Talinn la minute d'avant. Sa queue de cheval flotte et ondule joliment derrière son oreille. Marika se débat avec une canette de repas instantanée.
— Ethan, c'est bien ça ? Je ne sais pas si tu te rappelles de moi, mais... Haruka ! Mais qu'est-ce que...
Derrière elle, Marika — ou Haruka — vient d'ouvrir la canette en omettant de visser l'obturateur. Le liquide se répand donc joyeusement au-dessus de nos têtes, se mêlant avec les quelques gouttes de mon sang qui n'ont pas encore été nettoyées.
— Le couvercle, Haruka ! Le couvercle !
— Pardon, j'ai oublié, bafouille maladroitement Marika en rougissant malgré son teint mat.
Si jusqu'à présent j'avais trouvé les personnalités proches de leur alter ego dans le TUNEL, Marika faisait exception en s'écrasant de la sorte devant Delvin.
— Ne reste pas plantée là ! Va chercher l'aspirateur !
L'admonestation de Delvin la fait sursauter et me fait presque rire, autant que cela me pince le cœur. Delvin avait si hâte de retrouver Marika, et lorsqu'elles sont finalement réunies, l'une comme l'autre ne se rappellent plus qu'elles se sont aimées. Je voudrais dire qu'il n'est pas trop tard pour se forger de nouveaux sentiments. Mais Élina en pince pour Larry.
Marika quitte la pièce, Delvin soupire et reprend là où elle en était — en tâchant de faire abstraction du nuage de soupe reconstituée.
— Désolée. Elle est nouvelle et encore un peu empotée...
— Mais elle est pleine de bonne volonté, complété-je.
Delvin se gratte la nuque, gênée.
— Si tu le dis. J'imagine que tu es plus apte que moi pour voir ce genre de chose... Mais bref, je ne suis pas venue te déranger à propos de Haruka. Est-ce que tu rappelles que nous nous sommes rencontrés, il y a six mois ?
Je hoche la tête. Elle pilotait le vaisseau avec Sara... avant qu'il se crashe.
— Mais nous ne nous sommes pas présentés. Je m'appelle Élina, j'étais le numéro deux du LISS à l'époque. Je ne suis pas fière de ce qu'on a fait à Orphée. Prendre des enfants en otage... ce n'est pas la plus belle action qu'on ait pu accomplir. J'ignore pourquoi tu nous as aidés aujourd'hui après ce qu'on t'a fait... Je veux dire... Tu as quand même failli mourir par notre faute... Quand le croiseur s'est crashé, tu t'es salement cogné la tête et tu ne te réveillais plus. Larry était fou. Je sais que ça ne nous dédouane pas, mais on s'est rendu à la Fédération pour que tu puisses être évacué au plus vite à l'hôpital...
Elle marque une pause et lâche un grand soupir, alors qu'elle se rend compte qu'elle tourne beaucoup trop autour du pot. De mon côté, je commence à sentir la fatigue me peser et dois redoubler d'efforts pour suivre ses paroles.
« Tout ça pour dire que je suis heureuse de voir que tu t'es remis. Hellander m'a appris que c'est toi qui tenais à nous libérer, j'imagine que tu nous en diras plus quand tu iras mieux. Pour l'instant, juste... merci.
Elle se mord la lèvre avant de poursuivre.
« Je n'ai pas compris ce qui s'est passé il y a six mois, ni pourquoi Larry tenait absolument à t'embarquer avec nous alors que ce n'était pas prévu... mais aujourd'hui, tu as le choix. Nous n'avons pas encore quitté l'espace martien. Tu es bien sûr libre de venir avec nous jusqu'à Cérès, mais si tu veux qu'on te laisse un pod et qu'on programme les coordonnées d'Arcadia, c'est aussi une possibilité...
Je frémis. À quel moment se réfugier à Arcadia a été une option envisageable ? Certes, ils m'accueilleraient à bras ouverts dans leur système qui valorise l'individu en fonction de sa puissance d'Alter, mais c'est hors de question. Sur ce vaisseau se trouvent les seuls amis que je n'ai jamais eus. Même si personne ne se souvient de moi en tant qu'Os et que c'est douloureux, je me raccroche au moins à l'espoir de pouvoir recommencer.
— Non ! Certainement pas ! Je veux rester avec vous !
Élina sourit avec cette tendresse que je l'ai vue accorder aux autres, jamais à moi.
— Je me doutais que tu dirais cela. Mais je veux être certaine que tu es bien conscient de ce qu'immigrer sur la Ceinture représente. On en a pour cinq mois de voyage pour arriver sur un caillou encore plus hostile que Mars. Entre le confort d'une élite martienne et la vie dans la Ceinture, c'est le jour et la nuit. L'ensoleillement est moindre, la gravité quasi inexistante, l'eau, l'air et la nourriture strictement rationnés, sans compter qu'avec le blocus que l'alliance Terre-Mars impose depuis la déclaration d'indépendance, les Ceinturiens manquent de tout... Je ne peux pas te condamner à cette vie-là sans te laisser le choix.
— Merci, mais mon choix est fait.
Elle hoche la tête et croise ses pouces dans ce signe de solidarité du milieu ouvrier. Je suis touché parce que cela veut dire qu'ils m'acceptent parmi eux.
Depuis le couloir, la voix maladroite de Haruka retentit.
— Attends, Larry ! Ne va pas le voir maintenant ! Le docteur a dit qu'il avait besoin de repos...
Mon cœur se met à battre la chamade à ce nom, encore plus lorsqu'il apparaît dans l'encadrement. Il n'a pas beaucoup changé en six mois. Ses longs cheveux dorés flottent autour de son crâne dans un chaos presque artistique. Son bras mécanique disgracieux accroche une poignée du plafond. Ses traits sont peut-être davantage tirés à cause de la fatigue que provoque une stase prolongée, mais il reste le même. Larry, Zilla...
Ce même cœur, si emballé, se contracte aussitôt. J'ai tant rêvé de le revoir ces dernières semaines et maintenant qu'il se tient devant moi, je voudrais le voir repartir. Tout comme Delvin, Marika, Talinn, Hector, Fen, Rana ; Zilla ne se souviendra de moi qu'en tant qu'Ethan. Ce garçon paumé qu'il a entraîné dans ses filets à Orphée, ce garçon à qui il aurait voulu faire visiter les étoiles et qu'il est tout juste parvenu à sauver d'un crash. Comment pourrait-il se rappeler d'Os alors qu'il a probablement eu le temps de vivre deux autres vies en simulespace depuis le redémarrage de l'Interstice ?
Oui, ce sera beaucoup plus douloureux avec lui, car je ne pourrai pas le serrer dans mes bras ou lui réclamer les baisers dont j'ai besoin.
Et pourtant, ses yeux verts me fixent avec une étrange intensité pour quelqu'un que je n'aurais côtoyé qu'une fois, il y a six mois. Ses traits dépeignent une émotion fulgurante pour quelqu'un qui ne peut pas se souvenir de nos caresses et de nos étreintes. Ses pensées s'emmêlent dans le magma tortueux de son esprit fragmenté, comme s'il pouvait en émerger un quelque chose qui ne devrait pas s'y trouver.
Le temps se suspend entre nous comme les gouttes de sang et de soupe au-dessus de ma tête. Je vois ses lèvres trembler et de leur commissure s'échappe un mot. Un seul qui porte l'espoir de nos retrouvailles.
— Os...
*
*
*
C'est ici que s'achève la quête de nos Chasseurs de Mirages. J'espère que cette aventure vous a plu et que vous en repartirez plus heureux que confus 😂
Merci aux personnes qui ont suivi cette publication, sans vous je ne me serais pas motivé à ressortir cette histoire des tiroirs.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top