73 - Le Dôme

— Tu peux répéter, Ethan ? Je n'entends rien.

Dans mon dos, les cris braillent sans interruption, pire qu'un cochon mené à l'abattoir.

— Désolé, je vais m'en occuper.

Je mets en pause la conversation avec Thor le temps de revenir vers Keliver qui s'égosille depuis cinq minutes. Le gouverneur du Dôme Quatre a pris soin de déconnecter les systèmes de surveillance entre l'entrée de son fief jusqu'à sa fière tour pour camoufler ma venue. L'absence de personnel nous facilitait la tâche. Je voulais une rencontre discrète pour pouvoir le neutraliser sans attirer l'attention, j'ai été servi.

Si j'ai eu des scrupules à user du Rugen-Hoën pour le blesser et en profiter pour le menotter ? Pas vraiment. J'aurais dû. Peut-être. Pour le moment je reviens vers lui avec un morceau de tissu et tente de lui passer dans la bouche. Hélas, il se débat.

— À quoi joues-tu, espèce de cinglé ? Es-tu conscient qu'utiliser le Rugen-Hoën sur un représentant de la Fédération te vaudra la mort ? Je ne comprends même pas que tu puisses encore être vivant alors qu'on sait très bien que ce pouvoir n'engendre que des dégénérés ! Finalement, j'aurais dû me contenter d'attendre que la rumeur à ton sujet se répande. Ton père ne serait pas resté longtemps en fonction en étant soupçonné d'avoir outrepassé les lois sur la régulation des Alters pour son fi...

Je n'en peux plus de l'entendre parler, alors j'use encore de mon pouvoir de « dégénéré » sur lui. Il hurle de douleur, mais s'immobilise suffisamment longtemps pour que je puisse le bâillonner. Ceci étant fait, je retourne devant le terminal de son bureau et reprends ma communication avec Thor.

Je ne peux qu'être reconnaissant envers le hackeur qui a finalement décidé de s'engager dans ce projet complètement fou et quasi suicidaire. À l'oral, il prétend n'agir que pour l'argent, mais je connais Hector : son alter ego est un homme de passion et d'obstination. Je lui offre l'occasion de se venger de son échec et de dévoiler au peuple martien la manigance de la Fédération. Un détenu reste un citoyen avec des droits. Tout le monde n'acceptera pas facilement qu'on se serve de prisonniers comme cobayes pour les programmes de recherche sur les Alters.

— Répète-moi son code d'accès, me demande Thor par le module intra-auriculaire.

Je n'ai pas de difficulté à le lire dans l'esprit de Keliver ; un peu plus pour lui subtiliser ses marqueurs biométriques. Il se débat lorsque j'approche le lecteur d'empreintes de ses doigts. Cette formalité remplie, la caverne d'Ali Baba s'ouvre pour Thor.

Sur l'écran du terminal, une flopée de commandes passe de « inactive » à « active ». Thor dessine une voie d'entrée pour les complices du LISS ; droit sur l'usine d'assemblage des vaisseaux. Cette dernière appartient d'ailleurs à Space Infinity, la société historique des Della Verde. L'ironie de la situation me ferait presque sourire. Oui, je suis en train de trahir ma lignée, et je jubile de ce honteux sabotage.

— C'est dingue quand même... lâche Thor. Le Quatre est une vraie forteresse de l'extérieur, mais une fois dedans, s'y mouvoir est aussi simple que de conduire un speeder dans une travée ascendante. Même après des siècles, ils n'ont toujours pas appris du mythe de Troie.

Je n'écoute plus vraiment Thor. Maintenant que j'ai rempli mon rôle ici, je ne dois pas lambiner pour la suite du plan.

Pendant qu'un tiers des effectifs du LISS s'occupe de l'usine essentiellement robotisée, les deux tiers restants visent Lan Klau, qui dispose de bien plus de personnel humain. Les attaques doivent être menées avec le bon timing, car l'alarme peut être donnée d'un moment à l'autre. Un véritable challenge avec seulement trois hackeurs aux commandes — Thor est épaulé par deux débrouillards du LISS — et une cinquantaine de rescapés de l'organisation rebelle. Ma présence est censée faire peser la balance. On compte sur moi pour neutraliser les gardes humains pendant que les hackeurs neutralisent les défenses automatisées.

Or, je n'ai jamais eu à employer le Rugen-Hoën à si grande échelle. J'ai même rarement eu à lâcher la bête tapie dans mon crâne ; j'ai toujours été terrifié d'en perdre le contrôle. Cette fois ne fait pas exception.

J'enfile un masque pendant que Thor me déverrouille un sas. Le Dôme Quatre n'est pas oxygéné, tout juste dépollué et climatisé. Le personnel humain le parcourt par les passerelles à l'allure de gros boyaux ; hélas, bardées de capteurs qui nous détecteraient. À l'extérieur, j'ai ainsi l'opportunité de contempler la grandeur du cœur industriel de la Fédération ; la laideur de l'envers du décor. Dans un environnement pensé pour les machines, l'esthétisme a cédé la place au fonctionnel. Les cheminées se dressent sur les coffrages d'acier comme les épines d'un animal terrifiant. C'est au cœur de cet écrin de presses et d'assembleuse que gît Lan Klau. Titanesque cube d'un blanc lisse et passé, balafré des stries noires de la pollution environnante. Ses parois sans fenêtres me font déjà suffoquer.

Notre point de ralliement se situe devant l'enceinte de la prison où Hellander et ses hommes attendent.

— Prêt ?

La question se veut universelle, mais c'est moi que le chef du LISS dévisage. De marbre, j'acquiesce. Je les ai poussés dans cette folie ; je dois assumer. Même si le prix sera lourd.

Nous progressons aussi vite que les hackeurs nous ouvrent la voie. Les armes à impulsion neutralisent les quelques drones de surveillance. Toujours pas d'humains, mais la chance ne peut pas durer.

— Une patrouille va nous croiser dans une dizaine de secondes.

Mon radar psychique l'a capté. Les infiltrés se positionnent sous les ordres de Hellander, parés à les accueillir. Les tirs fusent, ricochent sur les armures des gardiens surpris. L'un d'eux tombe, les quatre autres se mettent à couvert.

Ils vont donner l'alerte !

Je n'ai plus le choix. La bête s'élance, trop heureuse de quitter mon crâne et de causer ses ravages. Les soldats s'écroulent, mais la bête n'est pas rassasiée. D'autres proies se tiennent sur son chemin : mes alliés. Le bourdonnement s'intensifie. Je ne dois pas lâcher, je dois la retenir ! Le bourdonnement s'apaise. La bête retourne dans son terrier, mes jambes vacillent.

La main puissante de Greg me rattraper avant que je touche le sol.

— Ça va ?

Greg, c'est ce type qui m'a fichu un coup dans l'estomac avant ma rencontre avec Hellander. Mais là, après avoir vu ces soldats tomber comme des mouches, il me considère avec un peu plus de respect.

Je hoche la tête, tandis que de nouvelles instructions du groupe de Thor retentissent dans nos oreilles.

— Vous arrivez sur la salle de commande des cuves. Je n'ai pas de visu caméra pour vous dire s'il y a du monde dedans et c'est un circuit indépendant. Je ne vais pas pouvoir prendre la main dessus. Il va falloir que vous y alliez.

Je puise dans mes réserves pour scanner la salle. À l'intérieur, quatre personnes surveillent les paramètres relatifs aux prisonniers.

Hellander passe la carte d'accès dérobée à un des gardiens morts et nous entrons en trombe. Les quatre individus se lèvent, ainsi que leurs mains, en voyant les blasters pointés sur eux. Moi, je m'avance directement sur l'ingénieur en chef, un grand rouquin qui tente vainement de se cacher dans le fond.

J'arrive ainsi près de la baie vitrée. Celle qui donne sur les fameuses salles de cuves. Elles s'étalent sur trois étages d'environ mille-cinq-cents mètres carrés. On estime qu'il y aurait entre trois mille deux cents et quatre mille détenus à Lan Klau, et voir ce que cela représente visuellement me donne des haut-le-cœur.

Les cuves s'alignent à la verticale en un cimetière de sinistres cercueils blancs. On ne distingue pas les corps derrière le hublot et la gelée verte, qui empêche l'atrophie musculaire. On devine néanmoins qu'elles sont occupées de par le barda de câbles qui les alimentent et les voyants qui clignotent en grappes sur la tranche. Je ne peux que frémir devant la démesure que prend notre projet. Pour autant, je ne dois pas laisser transparaître de doutes. Heureusement, je n'ai pas mon pareil pour ne trahir aucune émotion sur mon visage.

— Débloquez-nous l'accès au terminal de contrôle des cuves, exigé-je auprès de l'ingénieur.

Ce dernier me renvoie un regard effaré, comprenant ce que nous voulons faire.

— C'est de la folie ! Sortir quelqu'un d'un coma léthalogique aussi long nécessite une prise en charge médicale et du temps. Vous allez semer une pagaille monstrueuse en réveillant ces gens !

— On prend le risque. Débloquez l'accès.

Le rouquin ne bouge pas davantage après la deuxième demande. Il me toise d'un air de défi. Il n'a aucune raison de se sentir menacé par ma carrure de mouche albinos non armée. Pas le choix. Je déploie encore le Rugen-Hoën. Pas trop. Juste assez pour qu'il regrette son attitude bravache et se torde de douleur sur le sol.

— Je n'ai besoin que d'un de vos doigts pour ouvrir ce terminal, faut-il que je vous le coupe ?

Je ne suis pas certain que la menace me sied. Heureusement, la souffrance psychique que je lui inflige est un argument suffisant. Il serre les dents et se traîne jusqu'au l'interface pour rentrer son code et glisser un doigt sur le verrou biométrique.

— Vous allez le regretter, grommèle-t-il. Vous n'aurez jamais le temps de quitter cet endroit avant que l'armée arrive...

Il n'a pas tort : le timing est serré. Je me hâte d'insérer le relais de Thor sur l'interface.

— C'est bon, j'y suis. Je lance la procédure de réveil, annonce-t-il.

Et alors que Thor a pris la main sur le terminal, je vois les noms défiler. Hellander a fourni une liste des membres du LISS incarcérés, ainsi que d'autres prisonniers politiques. Cela nous a posé un dilemme moral de ne pas réveiller tout le monde. En vérité, le choix n'était pas en option. Il aurait été irréaliste d'extirper d'un seul coup les trois mille sept cent huit détenus — le chiffre exact s'affiche à l'écran — en suspension. La plupart n'ont certainement aucune envie de fuir vers Cérès.

Les hommes d'Hellander se répartissent entre les trois étages pour réceptionner les personnes étourdies qui émergent de ce sommeil prolongé, les aidant à nettoyer les traces de gel, à s'habiller et à retrouver leurs esprits. Je suis resté dans la salle de contrôle, observant ce ballet depuis ma vigie. Par réflexe, je guette les têtes des détenus en état de choc, espérant repérer des visages familiers parmi les deux centaines de personnes qu'Hellander a choisi de libérer.

— Ethan ? appelle la voix de Thor dans mon intra.

— Hum ?

— Est-ce que tu connais cet homme ?

Je détourne mon attention de la baie vitrée pour jeter un œil à l'écran. Mon cœur fait un bond quand je reconnais Talinn sur le profil qu'il me montre.

— Pourquoi ?

Une autre question en guise de réponse. Et avec ma voix qui tremble en prime.

— Je ne sais pas. Il m'a l'air familier, alors que mes back-ups mémoriels sont formels : je ne l'ai jamais rencontré...

Cette simple phrase, un doute vague et à peine tangible, suffit à raviver l'espoir enterré. Il peut y avoir des résurgences ! Et alors, peut-être une possibilité de se souvenir ?

— Libère-le.

— T'es sûr ?

Non, pas du tout. Il n'est pas sur la liste d'Hellander et je ne sais pas pourquoi ni combien de temps il a été condamné. Lui faire prendre le risque d'un réveil brutal, alors qu'il espérait peut-être purger sa peine et retrouver sa vie sur Mars, est probablement égoïste, voire cruel. Mais alors que je vois son profil sur l'écran, alors que Thor s'interroge sur lui, je ne peux pas l'ignorer, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Ok.

De l'autre côté de la vitre, le chaos règne toujours, mais tend à s'ordonner. Je repère Sara — Sahar, de son vrai nom — complètement perdue et sous le coup de l'incompréhension. Elle trébuche et Wolfgang — alias Wolf — qui a émergé moins de cinq minutes avant elle, la rattrape déjà. Dans cette vie-là aussi, ils sont mariés. Il y a de ces destinées auxquelles on n'échappe pas.

Conjointement, les vaisseaux dérobés dans le hangar de Space Infinity se sont placés en stationnaire au-dessus de Lan Klau. Côté discrétion, ce n'est pas l'idéal. Du coup, ce qui devait arriver finit par arriver.

— Fait chier ! peste Hellander par la com. Un drone a déclenché l'alarme ! L'armée sera là dans dix minutes ! On n'aura jamais fini d'embarquer tout le monde.

— Alors, il va falloir les retenir.

Ce constat sonne le glas. Mais je me battrai jusqu'au bout pour leur donner une chance. Je quitte la salle de contrôle avec les deux derniers hommes du LISS ; les employés de la prison sont abandonnés et menottés à des conduites d'air. Nous rejoignons les autres assaillants qui préparent une défense de fortune sur le toit. Le tout est de protéger les trois vaisseaux le temps d'achever l'embarquement.

Sur la tête lisse sur cube de Lan Klau, les couverts ne sont pas légion. Les rebelles montent des barricades branlantes et déploient des champs magnétiques au-dessus de nous comme des parapluies. Ce sera insuffisant. Hellander nous répartit sur plusieurs lignes de défense avec un manque d'assurance qui me fait regretter le leadership infaillible de Zilla. Enfin, Larry, devrais-je dire...

— On a cinq grenades IEM, annonce-t-il. Alors on les réserve uniquement pour les Goliaths. Il va falloir gérer les guêpes et les frelons au blaster traditionnel... La routine, n'est-ce pas ?

Quelques rires nerveux s'élèvent dans les rangs alors que les premiers vaisseaux de guerre de la Fédération font leur entrée dans le Dôme Quatre. Il faut au moins cela pour évacuer l'angoisse que suscite cette vision. De mon côté, je ne peux m'empêcher d'avoir cette impression de déjà-vu lorsque j'essayais de fuir avec Larry six mois plus tôt. Est-ce qu'il a pu sortir de stase ? Est-ce qu'il a pu embarquer ?

— Si ça dégénère : repli immédiat derrière les boucliers du vaisseau. Ils vont tâcher de nous couvrir comme ils peuvent avec l'artillerie. Mo le sayefrei !

Les partisans lèvent le poing au slogan du ralliement ouvrier et Hellander se tourne discrètement vers moi.

— Tu crois que tu pourras t'occuper des humains avec le Rugen-Hoën ?

— Je vais faire de mon mieux.

Je ne redoute pas d'être à court d'énergie ; la bête est insatiable. Non, je redoute de ne pas pouvoir la retenir dans les rangs du LISS.

Les barrières de brouillage se déclenchent, obligeant les croiseurs militaires à débarquer leurs effectifs, humains ou robots. Comme promis nous nous faisons assaillir par les guêpes, d'insupportables drones véloces, très difficiles à viser. Pendant ce temps, les miliciens en armures complètes arrosent allégrement nos pauvres défenses. Je les cible, ils tombent en quelques secondes.

Une deuxième vague arrive. Même chose.

À la troisième, je flanche. Je sens quelque chose se déchirer dans mon esprit, se dissocier, ma vision se trouble. Les remparts de fortune explosent et les frelons lâchent une salve à la mitrailleuse. La douleur me percute le ventre là où j'ai été touché. J'ai la tête qui tourne. Je ne tiens plus sur mes pieds et m'écroule à genoux.

Je me dis que je suis foutu quand je vois que les types à côté de moi sont aussi à terre et que les droïdes continuent à avancer pour nous achever. Nouveaux tirs de blasters, mais dans mon dos cette fois. Les frelons tombent. Des renforts ?

— Tiens bon, gamin !

Je sens un bras puissant me soulever. La douleur me fait tourner de l'œil. J'ai juste le temps de reconnaître la tête de Fen avant de m'évanouir. 

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