69 - Le Dôme
L'AI me renvoie un sourire affable et faux tandis que je récupère mon sésame tamponné pour la journée. 18/04/2248. Les chiffres éclatent en surbrillance, pour être sûrs qu'on ne puisse pas falsifier les accès. C'est si ancestral comme procédure de sécurité pour une structure censée représenter le fleuron de la spationautique.
Accolée au bord du dôme, l'entrée de l'astroport couvre une largeur insensée. Pour cause, des vaisseaux de la taille d'une ville doivent pouvoir passer. Cargos géants destinés à voyager pendant des mois, voire des années, pour faire l'aller-retour vers la ceinture d'astéroïdes ou les satellites de Jupiter, ces zones libres qui regorgent de nouvelles ressources et opportunités. Mars et la Terre — depuis sa base lunaire — se livrent une course effrénée au progrès technologique pour s'y arroger des droits le plus vite possible.
Malheureusement, les deux superpuissances ont été devancées par un adversaire inattendu. Les premières expéditions ont laissé des colonies humaines sur place. Constitués de parias ou d'aventuriers dépouillés qui n'avaient rien à perdre en s'exilant si loin du soleil, ces premiers arrivants et travailleurs exploités se sont émancipés et ont continué à se développer sans attendre de leur commanditaire. Il paraît que la zone est actuellement sous tensions, maintenant que les Ceinturiens revendiquent leur indépendance de Mars et de la Terre.
Mais de ça, on ne parle jamais sur Mars. Tout juste l'ai-je surpris au travers de quelques pensées de mon père.
Je suis machinalement le troupeau des élèves de ma classe et me pince les sinus. À force, je devrais savoir que c'est vain, que cela n'empêche jamais les maux de tête de m'assaillir. Personne n'ose m'adresser la parole. Je n'avais déjà pas beaucoup d'amis avant le drame. Je n'en ai désormais plus aucun. Je me suis éloigné des rares qui me côtoyaient seulement pour mon nom. J'ai prétexté le deuil de ma mère et de ma sœur. Ce n'est pas une épreuve facile, il est vrai, mais ce n'est pas la raison de mon ostracisation.
Les voix ont commencé à surgir juste après l'enterrement. J'avais l'impression de devenir fou. Des visions m'assaillaient comme si le chagrin me faisait perdre les pédales. C'est mon AI personnelle qui a dû m'ouvrir les yeux sur l'évidence. J'étais devenu un Alter, et il ne fallait surtout pas que cela se sache. Je n'ai aucune envie d'affronter le TUNEL, et encore moins mon père. Je vois qu'il change depuis le décès de sa femme, qu'il essaye de passer outre l'erreur génétique de mon albinisme. Je ne tiens pas à ruiner ses efforts avec ce nouveau problème.
Mais je ne pourrais pas le cacher indéfiniment. Quelqu'un finira bien par s'en rendre compte et me dénoncer. Le plus tard possible, alors.
Tâchant d'oublier ces pensées parasites qui s'embouteillent dans mon crâne, je porte attention à la visite. Le représentant de la société gérante d'Orphée agite ses mains devant des Cétacés, une nouvelle flotte de vaisseaux long-courriers à la taille ostentatoire. Notre guide se pavane fièrement dans sa combinaison blanche comme s'il était l'astro-ingénieur qui avait lui-même conçu ces gros bijoux.
Je m'ébahis devant la carcasse chromée et calculée pour la sauvegarde d'énergie. Entourée de son anneau gravitationnel, l'arche se destine à accueillir de futurs colons. Égaré dans ma contemplation, je ne remarque rien de ce qui se passe aux alentours.
— Tout le monde à terre !
Les invectives crèvent l'ambiance calme et feutrée du hall de démonstration. Le guide dans sa combinaison blanche lâche un cri des moins virils et se recroqueville comme une huître. Je suis trop prostré dans ma catatonie habituelle pour réagir à temps.
Un bras se serre autour de ma gorge et me colle contre un torse chaud. Je suis surpris de trouver ce contact agréable. Peut-être parce que je n'échange jamais de contact physique avec quiconque. Peut-être que cela manque à mon corps au point de me faire ressentir un bien-être que je ne devrais pas ressentir plaqué contre une personne littéralement en train de m'agresser. Même son odeur m'enivre. « Une odeur de chien », disait ma mère lorsqu'elle se pinçait le nez devant ces gens qui faisait la manche devant les magasins. Pourtant, je ne la trouve pas désagréable, loin de là, je la hume à plein nez.
Heureusement, le charme se rompt vite lorsque je sens le métal froid d'un bras mécanique effleurer ma joue pour tendre un blaster contre ma tempe.
Je n'ai même pas besoin de lire dans sa tête pour deviner qu'il s'agit du chef. Cela s'entend à sa manière de clamer les ordres.
— Fendall, Raka, vous gérez l'entrée ! Luther, Wolfgang, vous surveillez les passerelles jusqu'à ce qu'Élina et Haruka aient fait rentrer tout le monde dans les Cétacés. Dès que j'ai ouvert le sas, vous m'attendez pas pour commencer à décoller. Y'a pas de temps à perdre !
C'est presque admiratif que je vois tout ce petit monde se mettre en branle. Cette bande de miséreux, dont la saleté contraste avec la blancheur immaculée d'Orphée, ne manque pourtant pas de discipline et s'active avec diligence.
Un homme trapu décoré d'une barbe noire fournie et une femme si musclée qu'elle semble avoir mangé trois haltérophiles s'occupent de regrouper les otages terrifiés entre eux et les accès. Un homme gringalet avec son visage poupon et un autre bien plus effrayant, avec ses rouflaquettes bestiales, grimpent sur les passerelles pour monter la garde. Deux femmes, l'une robuste avec son crâne rasé et son teint basané ; l'autre, mignonne par contraste avec la première, avec ses grands yeux de chat et sa queue de cheval brune, filent vers les vaisseaux.
— Laisse-moi m'occuper du sas avec toi, Larry.
Une petite femme, au physique diamétralement opposé à ceux de ses acolytes, plante ses mains sur ses hanches et ses iris noisette sur l'homme qui me tient en joue.
— Pas question, Sahar. T'es notre meilleure mécanicienne. Ils ont trop besoin de toi à bord.
Ses yeux expressifs s'écarquillent de frayeur. Elle comprend que ça signifie que le dénommé Larry n'est pas certain de revenir à temps pour embarquer avec eux. Mais elle ravale son courroux parce qu'ils n'ont pas le temps pour une scène. Elle se contente de dire :
— Ta sœur sera folle si elle part sans toi...
— Je sais. Mais tu seras là pour veiller sur elle et le petit, hein ?
— Va te faire foutre, Larry.
L'insulte a valeur de tendres adieux dans les circonstances présentes. Je n'ai même pas besoin d'être télépathe pour deviner une solide affection entre eux.
— Toi, par contre, tu viens avec moi, glisse Larry dans mon oreille.
Je me laisse entraîner docilement par son puissant bras de chair, tandis que mes camarades s'agenouillent au centre de la pièce. Pourquoi moi ? devrais-je me demander. La réponse est évidente. Les autres élèves pourront être considérés comme des dommages collatéraux si la situation devait s'envenimer. Ce n'est pas le cas pour le fils du gouverneur. Six mois plus tôt, mon père n'aurait pas hésité à donner l'ordre de tirer sans se soucier que je sois dans la trajectoire. Maintenant que je suis son unique héritier, il y réfléchira à deux fois.
Je devrais paniquer, me pisser dessus, supplier ce type de ne pas me faire de mal... Sauf que je ne tremble pas, je me sens même anormalement excité, comme si cet afflux soudain d'action dans ma vie monotone venait un peu ébranler cette stase dans laquelle je me suis enfermé.
Je n'arrive pas non plus à étiqueter le type qui me traîne sans ménagement comme un malfrat. Il est néanmoins prêt à endosser ce rôle pour protéger ceux qu'il aime. À commencer par sa sœur.
Le fils de cette dernière a à peine un cycle et s'avère être un Alter. Pire ! Un Alter avec un Rugen-Hoën. Alors ce Larry veut bien prendre tous les risques du monde si cela peut sauver son neveu d'une mort certaine. Quand les informateurs du LISS lui ont dit que ma promo prévoyait de se rendre aujourd'hui à Orphée, il a saisi l'occasion. Qui suis-je pour le blâmer de tout tenter pour soustraire des centaines de pauvres, de marginaux et Alters renégats au triste sort qui leur est promis sur Mars ? Je pourrais presque souhaiter qu'ils m'emmènent. Loin de mon père, loin de mon avenir gangréné par ces maudits dons d'Alter et loin des responsabilités de mon rang. Oublie ça, Ethan, ce serait tout sauf raisonnable.
Larry nous fait traverser un couloir au bout duquel je capte quelques signaux mentaux. Des gardes du complexe qui attendent qu'on passe la porte pour nous cueillir...
— Stop ! Il y a un piège électrique droit devant.
Je sens sa poitrine s'agiter d'un rire nerveux contre mes omoplates.
— De un : comment peux-tu le savoir ? Et de deux : pourquoi je te ferais confiance ?
— Parce que j'ai moyen envie de me prendre un coup de jus, réponds-je en oblitérant délibérément sa première question.
J'extirpe une boîte de bonbons à la menthe de ma poche. Je m'apprêtais à la lancer à travers l'ouverture, mais il saisit mon poignet avec une vivacité incroyable. Il observe l'objet sous toutes les coutures avant de conclure qu'il ne s'agit que d'une bête boîte de bonbon, puis il la jette lui-même. Le piège réagit et l'espace s'électrise dans un désagréable crissement.
Il réfléchit et cherche, sur le plan sauvegardé dans son entoptique, un autre accès. Il a le choix entre les locaux de service sur le côté ou les couloirs techniques à l'étage inférieur.
— Par en bas, c'est le mieux. Il y a moins de monde, ils n'ont pas encore bloqué le passage.
Je ne le vois pas, mais je sais qu'il me jette un regard suspicieux et commence à se forger ses hypothèses sur moi. Il n'a cependant pas le temps de les développer et décide, étrangement, de me faire confiance.
Il me pousse par une trappe et je me réceptionne douloureusement sur les caillebotis métalliques. Contrairement à lui qui atterrit avec souplesse juste après moi. J'ai enfin le loisir de voir à quoi il ressemble. Un type élancé qui aurait pu être charmant sans ses cheveux blond sale et noués de façon archaïque, sans ses guenilles rapiécées et sans ce bras artificiel certainement plus fonctionnel qu'esthétique. Mais ces yeux... Ces yeux brillants comme des émeraudes donnent une majesté étrange à sa personne. Je n'ai guère le temps de me perdre dans cette contemplation, sa main mécanique agrippe mon col et me relève comme un fétu de paille.
Nous progressons rapidement dans les couloirs encombrés de câbles et de gaines de ventilation. L'atmosphère est sous-oxygénée et je commence à haleter sans savoir si c'est parce que je m'asphyxie ou parce que je ressens enfin du stress. En remontant au niveau de la salle de contrôle, un comité d'accueil nous attend. C'est là que les choses se corsent, j'imagine ?
Larry ne voit pas les tireurs embusqués, alors je suis obligé de le pousser en arrière.
— Attention !
Une demi-seconde plus tard, un projectile traversa l'espace que Larry aurait occupé si je ne l'avais pas retenu. Une balle paralysante. Ça y est, ils ont eu le temps d'adapter leur arsenal à la situation.
— T'es un Alter, siffle Larry sans qu'il s'agisse d'une question. Est-ce qu'ils savent ?
Je secoue la tête, tandis qu'il me resserre contre lui, dans le couvert qu'offre le pilier. Derrière nous, les gardes lancent des avertissements par amplificateur vocal.
— Lâchez l'otage et rendez-vous, ou nous serons obligés d'employer la force !
Ils n'attendent même pas la réponse du leader du LISS pour envoyer un drone à la recherche d'un angle de tir sur Larry. Le blond le repère et l'éclate d'un coup de blaster.
— Non ! Vous, vous reculez ! Sinon je le bute ! braille-t-il en retour.
Puis il rajoute à mon oreille :
— Désolé, je vais être obligé de forcer le passage. Ce ne sera pas très délicat...
Non ! Je devrais lui crier de ne pas foncer tête baissée, parce qu'ils vont nous assommer à coups de grenades étourdissantes ou de champs paralysants, et qu'ils le tueront. Il est toujours plus commode de se débarrasser d'un terroriste dans le feu de l'action que de s'embêter avec un procès. Mais Larry n'écouterait rien. Il est pressé. Sa sœur et ses amis comptent sur lui. Tant pis s'il doit y passer tant qu'il atteint la commande du sas avant.
— Attends... tenté-je de chuchoter.
C'est trop tard, il s'élance déjà. Il esquive une première salve de balles paralysantes, tient à distance deux gardes avec des tirs de suppression et détruit encore un drone qui s'apprêtait à lâcher un fumigène soporifique. À chaque fois, il me tire, me pousse et me bascule dans tous les sens. Cette danse chaotique n'a plus rien à voir avec le frisson d'excitation de tout à l'heure. Désormais, je suis terrifié.
Ce qui devait arriver arrive. Une onde électrique éclate et nous prend dans son champ. Je tombe et me tords de douleur alors que tous mes muscles se contractent en même temps. Larry aussi se retrouve incapable de bouger, de presser la gâchette de son arme pour se défendre. Déjà, un garde se rapproche pour l'achever. D'une vraie balle, cette fois.
Je ne devrais pas m'en mêler. Ce sale type s'est quand même servi de moi ! Il m'a menacé, il a attaqué un complexe gouvernemental, probablement causé des dégâts matériels et s'apprêtait à dérober des vaisseaux d'une valeur de plusieurs millions de crédits. Il n'a que ce qu'il mérite, non ?
Un bourdonnement jaillit et torture mon crâne.
Et merde... Je ne peux quand même pas le laisser se faire tuer ! Je ne peux pas me détacher de son esprit. De cette empathie toxique, sa vision injuste de notre société martienne me contamine. Ces obstacles qui s'érigent constamment en travers de leur survie, cette misère qui ne profite qu'aux nantis de mon espèce... Tout cela m'envahit de colère.
Le bourdonnement explose. Je n'ai aucun contrôle dessus.
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