58 - La cité des fantômes

Talinn

Il paraît que tous les espoirs reposent sur moi. La pression accable mes épaules, mais je ne dois rien laisser paraître.

J'ai répondu sans difficulté à leurs questionnaires. Ils ont bien vite jaugé que je n'ai pas menti sur mes compétences d'ingénieur et de géologue. C'est très enthousiastes qu'ils envoient deux gardes m'escorter jusqu'à la section des géomètres. Ce corps de métier qui supervise l'exploration minière et les foreuses géantes. Je pourrais presque me sentir enjoué à l'idée de m'atteler à une telle tâche... Si je n'avais pas une mission à accomplir.

« Jouez le jeu », que disait Os. Mais pas trop non plus. Il ignore combien de temps il pourra nous tenir hors de l'influence de l'administrateur. Je ferais mieux de trouver une fenêtre d'action avant d'avoir l'impression que rester travailler ici est une alternative acceptable. Loin du quotidien difficile des nomades, loin des combats et des épreuves. Mais aussi loin de la possibilité de revoir Eden un jour. Loin de l'opportunité d'élucider les mystères de ce monde comme l'aurait souhaité Hector. Loin de mes autres amis qui comptent sur moi à l'extérieur.

Je ne dois pas faillir.

Le groupe des géomètres dispose de son siège dans le corps scientifique de la ville. Sorte d'immense carré élevé sur cinq étages et surligné de pierres de marbre, chaque fenêtre est suffisamment large pour y faire passer un homme debout. Je reconnais le bâtiment qu'Os m'a montré par visions. Celui au sous-sol duquel se trouvent les contrôles de la barrière.

Mon cœur tambourine. Je viens d'être séparé de Delvin et Selmek. Puis-je vraiment espérer échapper seul à mon escorte pour me faufiler jusqu'à la cible ?

Une opportunité se présente à moi quand ils déposent dans mes bras une sorte de tunique mauve — la couleur du corps scientifique — et m'invitent à la revêtir.

— Est-ce qu'il n'y aurait pas un endroit où je pourrais me changer ? demandé-je poliment.

— Vous pouvez vous changer ici, décrète le premier garde sans une once d'expressivité.

— Oui, mais je pensais à un endroit un peu plus intime... C'est-à-dire que je suis pudique...

Je singe la gêne à son maximum et espère que ce genre de notions leur parle. Ils échangent un regard indéchiffrable avant de hocher la tête comme des robots.

— On vous attend dehors. Dépêchez-vous.

Et ils me laissent seul dans cette pièce beaucoup trop vaste et trop vide pour respecter le critère de « l'intimité ». Peu importe, je n'ai pas l'intention d'obtempérer sagement. J'avise la large fenêtre qui s'ouvre sans difficulté. Nous sommes au premier étage. Est-ce que je peux décemment sauter sans me briser une cheville ? Comment puis-je rentrer à nouveau dans le bâtiment sans me faire repérer ?

Tant pis. J'y songerai après. Il n'est pas question de finir aussi apathique que ces deux gardes.

J'attache la tunique qu'ils m'ont fournie au volet de la fenêtre. Cette dernière me procure une allonge d'environ un mètre pour amortir ma chute. Ce sera suffisant. Je teste mon poids et me laisse lentement glisser contre le mur de marbre trop lisse. Du moins, j'aurais aimé glisser lentement, mais mon corps part d'un coup soudain dans le vide. Mon attache entre le vêtement et le volet se rompt aussi sec.

Une douleur fulgurante réceptionne ma cheville. Je la frotte en grimaçant. Au moins, elle n'est pas cassée. J'espère que personne ne m'a vu ou entendu. Je longe la façade du bâtiment, à la recherche d'une entrée, mais je me rends vite compte qu'il n'y a que des fenêtres devant lesquelles je dois m'accroupir par mesure de précaution.

Je perçois des voix et de bruits de pas. Du monde arrive et je n'ai nulle part où me cacher ! Nulle part ? Non, je vois cette fenêtre entrebâillée. Où vais-je atterrir ? Je n'ai pas le temps de me poser la question. Je l'ouvre et me hisse à l'intérieur.

Je retombe lourdement de l'autre côté — il ne faudrait pas que ça devienne une habitude. Une douce moquette attendrit néanmoins le choc. En balayant la nouvelle pièce d'un regard perdu, je réalise que nous sommes dans une bibliothèque. Pas seulement une ruine de bibliothèque, avec des livres dont les pages s'émiettent ou des étagères au bois attaqué par la vermine. Ici, les rayonnages s'étirent jusqu'au plafond, fiers et insouciants de l'emprise du temps. L'odeur du papier neuf empreint l'air au lieu des remugles de la moisissure.

Hector aurait tué pour visiter un endroit pareil.

Mon cœur se pince en songeant que je n'aurais pas l'occasion d'arpenter ces allées pour lui rendre hommage. Je me dois de trouver un accès vers le sous-sol au plus vite. J'avance à pas prudents. Le silence oppresse le lieu. On le dirait vide de monde.

J'arrive dans ce qui doit être le hall. Un homme est installé à un bureau d'accueil. Seul, le dos tourné et penché sur une liasse de papiers. Derrière lui, la porte attire mon regard. Une dizaine de mètres sur la moquette m'en sépare. Je n'ai plus qu'à effectuer la série de pas chassés la plus furtive du siècle.

Je suis une ombre, le bruissement du vent, la marche d'une araignée... Une araignée qui se heurte dans un coin de table. Maudite soit-elle !

La silhouette occupée à son bureau fait volte-face et je crois que mon cœur rate un battement en découvrant à qui j'ai affaire. Ses cheveux de jais sont taillés et coiffés au lieu de s'épandre dans un perpétuel désordre. Sa barbe est impeccablement rasée et de fines lunettes ornent ses yeux noirs comme la nuit.

— He... Hector ?

Les mots me manquent. Comment est-ce seulement possible ? Que peut-il faire ici, dans cette bibliothèque, alors que j'ai vu son corps brûler dans les flammes ?

Il fronce les sourcils.

— Désolé. Je ne connais personne de ce nom.

Perdu dans l'incrédulité de cette vision fantomatique, je ne réalise même pas ce qu'il vient de dire et persévère sur ma lancée.

— Tu... tu devrais être...

Je n'arrive pas à terminer ma phrase, comme si le prononcer romprait le charme et le ferait s'envoler dans un nuage de cendres. Il penche la tête et sourit avec aigreur.

— Mort ? complète-t-il.

— Oui ! Exactement.

Il gratte son menton désormais imberbe dans ce geste qui souligne une pénible réflexion.

— Tu viens d'arriver, n'est-ce pas ?

Je hoche la tête et il fouille dans ses tiroirs à la recherche de quelque chose. Je n'hésite plus. Je m'avance et me penche sur ce qu'il fait.

— Tu n'es pas le premier visiteur de l'Extérieur à voir un fantôme ici, explique-t-il comme s'il s'agissait d'une chose naturelle.

Il ouvre un dossier où s'entassent des centaines de vignettes. Des photos d'hommes et de femmes, des renseignements, une liste documentée. Je comprends, à moitié sonné.

— Tous ces gens sont... des fantômes ?

— Tous ceux qui ont déjà été aperçus sous une autre identité par quelqu'un de l'Extérieur, souvent déclarés morts. Bien sûr, les « fantômes » n'en savent rien. Ils disposent de leurs propres souvenirs et ont vécu une existence tout à fait normale au sein de l'Interstice.

La bouche d'Hector se tord dans ce tic de contrariété familier que je lui trouve adorable. Mon cœur se pince. J'aurais tant de choses à lui dire, mais il n'a pas les souvenirs d'Hector. Ce n'est pas lui.

— Jamais je n'aurais pensé devoir m'ajouter à cette liste. Je me croyais... authentique.

Je ne sais pas quoi lui répondre. La situation me dépasse encore plus que lui. Alors, comme à l'époque où nous cherchions à résoudre les mystères de l'univers dans nos livres, je dégrossis le problème à coups de questions.

— As-tu une hypothèse pour expliquer ce phénomène ?

Il soupire et se retourne vers moi.

— Il ne t'aura sans doute pas échappé que l'Interstice diffère radicalement du monde extérieur. Peut-être que cette cité hors du temps est une sorte d'état transitoire, un lieu de jugement, un purgatoire...

— Un paradis ?

— Peut-être à l'époque d'Aulrek, depuis que Madolan a pris les rênes, cela ressemble plus à un enfer.

Il baisse des yeux attristés sur la moquette. Comme j'aimerais l'étreindre dans mes bras, le consoler, lui signifier que tout ira bien maintenant que nous sommes réunis. Mais je ne suis qu'un inconnu pour lui.

Un point me rassure : il ne semble étrangement pas sous l'emprise de l'Alter qui assouvit de la ville. Alors, peut-être sera-t-il susceptible de m'aider ?

J'ose l'attraper par les épaules pour le tourner vers moi.

— C'est pour ça que nous sommes là ! Nous venons délivrer cette ville du joug de Madolan, mais pour cela je dois accéder aux commandes de la barrière afin d'ouvrir un passage à mes amis coincés de l'autre côté.

Il me dévisage de ses grands yeux noirs, cernés de fatigue et écarquillés de stupeur.

Des coups frappés à une porte retentissent et coupent le train de mes réflexions. Les interpellations confirment mon mauvais pressentiment : mon escorte me recherche et attend derrière le battant, accompagnée de quelques renforts. J'ai trop traîné.

Ai-je bien fait de lui dévoiler mes plans ? Il a toute latitude pour dénoncer ma duplicité à mes futurs geôliers. Je le supplie par mon silence. Sur ses épaules, mes doigts tremblent et redoutent la fin. Puis il esquisse ce sourire. Celui empreint de malice et d'ambition que j'affectionne tant. Il n'est plus le même, mais il reste mon Hector, mon complice de toujours.

Il fouille dans sa poche et en tire un trousseau de clés. Il m'en tend une munie d'une pastille rouge.

— Première porte à gauche au fond, après le rayon « physique et mathématiques », tu descends les escaliers, puis ce sera au fond du couloir. Fais attention, il y aura probablement des gardes.

Hector ne me laisse pas l'occasion d'être sidéré. Il s'en va ouvrir à mes poursuivants. Je lui fais étrangement confiance pour me couvrir et gagner du temps ; en souvenir de notre lien fantôme. Alors, je me mets à courir dans la direction indiquée et déverrouille la porte arrière de la bibliothèque avec sa clé.

Je me retrouve dans un couloir, lumineux et silencieux. Tout ceci me paraît bien trop beau pour être aussi simple. J'aperçois l'escalier et m'y précipite.

— Ne bougez plus et tournez-vous face au mur !

Arrivé à l'étage inférieur, un contingent de cinq gardes me cueille. Je veux de faire demi-tour, mais d'autres se positionnent en haut des marches.

o

Alex

J'ai l'impression d'encaisser une charge de sangliers dans le crâne tellement ça tambourine. Je sens une aiguille glisser hors de mon bras. On vient de m'injecter un truc ? Quel merdier ! On s'attendait à un piège, et on est tombés en plein dedans.

Je soulève mes paupières lourdes comme deux blocs de plomb. Un genre de toubib, blouse blanche et sacoche à la main, s'éloigne et quitte la pièce, tandis qu'une autre silhouette s'approche de moi.

Je réalise alors que je suis étalé sur un divan donc le chic ne pourrait rivaliser avec aucun des mobiliers factices de Fun Town. J'essaye de me dépêtrer de ce ridicule amoncellement de coussins trop mous et ne parviens qu'à m'y enfoncer davantage.

L'homme stationne en face de moi. Une manière puérile d'afficher sa dominance, si vous voulez mon avis. Si les effets de la drogue ne m'avaient pas mis KO, je lui aurais montré à qui il a affaire ! Ses cheveux grisonnants et ses rides marquées n'entachent en rien l'impression de vitalité qu'il dégage de sa prestance — et de son costume d'un noir uni et sans plis.

Je ne suis pas surpris de reconnaître la description — version qui a pris de l'âge — qu'Os a faite de Madolan. Par contre, je suis plus étonné de voir Yue se tenir timidement dans son dos.

— Bien réveillé, Alex ? commence-t-il.

Je grogne et tente de me redresser sur mes coudes. Je ne parviens qu'à m'asseoir péniblement dans le sofa.

— Merde... Qu'est-ce que vous nous avez fait ? grommelé-je en me remémorant l'attaque à coup d'aiguilles anesthésiantes. Et pourquoi ?

Il croise les mains dans son dos en signe de contrition, mais ne va pas jusqu'à s'installer sur le canapé. Il ne faudrait pas qu'il perde de son aplomb. Derrière lui, Yue est immobile et aussi vide que les habitants qu'on a croisés sur la route. Ça part mal.

— Je suis navré. Cela n'a pas dû être agréable, je le conçois, mais il s'agissait de la meilleure solution pour vous séparer de votre ami manipulateur.

Os ? Manipulateur ?

— J'en ai bien peur, renchérit Madolan en lisant dans mes pensées. Ne s'est-il pas servi de vous pour vous entraîner jusqu'ici ? Il espérait prendre appui sur vos pouvoirs pour vampiriser le mien et prendre ma place à la tête de l'Interstice. Ses capacités d'Alter l'ont gonflé d'ambition.

C'est si absurde que je ne peux m'empêcher de rire, bien que ça résonne douloureusement dans ma caboche.

— Et puis quoi encore ? Vous êtes le gentil, Os est le méchant ? À qui vous espérez faire croire ça ?

— Il dit vrai, intervient Yue de sa voix douce et timide. Je n'ai jamais pu voir quoi que ce soit d'autre que le chaos dans la tête d'Os. Madolan, lui, m'a ouvert son esprit. Je sais que ses intentions sont nobles.

Bon sang... Ces mots pourraient tellement être les siens. Mais je ne dois pas me laisser berner. Os l'avait prévu, non ? Qu'il essaierait de nous embobiner. Je concentre mes forces parcellaires pour tenter de reformer mon flux. J'ai besoin de toi plus que jamais. Ne me lâche pas. J'attaque Yue avec : Réveille-toi !

— Non, toi, réveille-toi, Alex. Ne vois-tu pas qu'il t'a manipulé ?

Sa répartie pourtant si calme me perfore plus sûrement qu'un poignard. N'est-ce pas la pire des vilénies dont cet homme pouvait user ? Retourner ma propre alliée contre moi ?

Mon poing se serre. Je ne rassemble plus mes forces dans mon flux, mais dans mes muscles. Je bondis. Madolan se recule et mon coup fend le vide. Relâche Yue, enfoiré ! Mon ordre est sans effet, aucun des deux ne bouge, et lorsque je retente une percée, je m'effondre sur le tapis. Son flux à lui m'ordonne de rester coucher comme un chien. Fais chier !

L'enflure s'accroupit près de moi. Il me surplombe d'autant mieux maintenant que je rampe à ses pieds.

— Allons, Alex. Il est vain de lutter. Considérez cette meilleure opportunité que je vous offre de servir le bien plutôt que de suivre aveuglément ce démon destructeur.

Jamais ! Mais j'ai beau crier mon refus de toute mon âme, celui-ci s'évanouit et disparaît à l'horizon, relégué au rang de vague souvenir. Madolan gagne ce combat sans lutte. Avec mes propres armes ! Est-ce que tout est toujours si facile pour lui ?

Peut-être qu'il a raison. Peut-être qu'il mérite que je me prosterne devant lui, finalement...

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