57 - La cité des fantômes
Talinn
Les abords de l'Interstice sont comme nous nous y attendions. Comme nous l'avions rêvé. Des champs gorgés de vitalité, des ruisseaux zigzagants d'insouciance, des arbres étirant leur canopée comme des chats paresseux et l'ombre de la majestueuse cité nous engloutissant à mesure que nous avançons vers elle.
Les portes se sont ouvertes dès lors que nous nous sommes présentés à six devant elles. La surface bleue électrique de la barrière s'est évaporée et j'ai vu Zilla réfréner son désir de se ruer dans nos pas. Il s'est ravisé et nous a laissé partir. Choisissant une ultime fois d'accorder sa confiance à son amant.
Il nous a été demandé de nous délester de nos armes pour pouvoir rentrer. Les lois de l'Interstice sont formelles : les armes à feu y sont interdites afin de ne pas troubler la Sérénité. Os l'avait prévu, aussi nous ne portions rien sur nous. Les piliers étant équipés de détecteurs, il aurait été suicidaire de tenter d'en cacher une sous un vêtement.
Notre marche s'effectue en silence. Comme si l'anxiété de ce qui nous attend bloquait tous les mots dans nos gorges. À moins que personne n'ose déranger Os, dans l'éventualité où son duel mental avec Madolan aurait déjà commencé.
Le chemin se transforme en une allée pavée de marne et encadrée par des rangs de cyprès. Je n'ai plus l'impression de me trouver dans un monde post-apocalyptique. Davantage dans un conte mythologique à l'ère de la Rome antique, comme le souligne l'ocre des constructions d'argiles qui s'étirent comme une nappe posée sur la colline. Les rayons de soleil charrient des nuées d'hirondelles, espèce que je croyais éteinte. Cette beauté chavire mon cœur d'émotion autant que de perplexité. Comment un tel bijou a-t-il pu survivre et prospérer au milieu du néant ? Une chose est sûre : cela ne résulte pas d'un processus naturel. Au cas où cette barrière ne serait pas un indice suffisant, les visages figés comme des statues des autochtones qui nous accueillent écrasent le doute.
L'une d'entre eux, une femme, aux courbes généreuses et au sourire aussi faux qu'une peinture plagiée, s'avance vers notre maigre procession.
— Soyez les bienvenues à l'Interstice, nous sommes très heureux de vous accueillir, prononce-t-elle d'une voix éteinte. Je m'appelle Zora et je vais vous guider jusqu'à vos nouveaux quartiers.
Nous échangeons entre nous des regards éperdus. Os ne livrant aucune instruction par la pensée, et encore moins par son attitude physique, nous comprenons que, pour l'heure, nous n'avons d'autres choix que de suivre la silhouette engoncée dans sa tunique bleu roi. Je remarque d'ailleurs, alors que nous pénétrons les faubourgs pavés de la ville, que les habitants arborent tous des vêtements plus ou moins similaires. Seule diffère la couleur, qui est fonction de leur classe de métier, d'après les détails qu'Os a glanés.
Je ne peux m'empêcher d'admirer l'architecture inhabituelle de cette cité. Ici, pas de béton émietté ni d'armatures métalliques, les habitations sont construites en pierres taillées, briques ou argile. Quelques touches de bois gratifient les bâtiments de colombages. Aucun défaut ne semble vouloir venir ternir cette harmonie. Pas de ruines ni de traces d'étiolement. Tout est impeccablement entretenu. Les rues sont propres, couvées par le silence et le calme. Sereines.
Je frémis alors en repensant aux explications d'Os concernant les lois Sérénité.
— Il s'agit d'un contrôle mental léger et insidieux, mais suffisamment tenace et prolongé pour avoir ancré ses racines inexpugnables en chaque habitant. Tous se doivent d'accomplir leurs tâches et leur routine avec zèle et entrain, tous se doivent de vouer un culte quasi divin à leur administrateur. Ce dernier se charge alors d'effacer toute pensée négative de la tête de ses sujets. Quelque part, on peut dire qu'ils sont heureux de leur condition.
— Des esclaves qui ne savent pas qu'ils sont des esclaves, avais-je fait remarquer.
Quel droit nous arrogeons-nous de venir briser leur précieuse harmonie ?
Zora nous fait pénétrer à l'intérieur d'un bâtiment de marbre blanc, et en tant que géologue, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la provenance de ce matériau. L'intérieur est vaste et luxueux, avec ses sculptures et ses tableaux, même le plafond se pavane en étalant la beauté de ses peintures au-dessus de nos têtes. Je pourrais presque faire un parallèle avec le palais d'Orgö. Mais ici, tout est neuf.
Notre guide ouvre une porte sur un petit salon à l'intérieur duquel se tient un homme habillé de gris, vouté au-dessus d'un tas de paperasses. Un autre semble surveiller le travail du greffier, les mains croisées dans le dos et le regard par-dessus l'épaule de son collègue.
— Nous nous trouvons au tribunal des admissions, explique Zora. Un entretien déterminera votre future assignation en fonction des compétences qui pourront être utiles à la cité.
Elle se tourne plus spécifiquement vers Yue, Alex et Os.
— Pour ce qui est des trois Alters, notre administrateur souhaite discuter avec vous au préalable. Guilford va vous conduire à lui.
À peine a-t-elle prononcé ces mots, qu'une montagne de muscles apparaît dans un encadrement de porte, vêtue d'une tunique cette fois bordeaux.
Jouez le jeu, souffle Os.
Jouer le jeu, jouer le jeu... jusqu'à quand ? Je n'attendrai pas de me faire lobotomiser pour trouver un moyen d'accéder aux commandes de la barrière. Le vide dans les yeux de Zora m'encourage à ne pas connaître le même destin qu'elle.
o
Yue
J'ai le sentiment d'être happée dans un gouffre alors que la silhouette de Delvin disparaît derrière la porte. Le dernier sourire qu'elle m'adresse se veut rassurant, mais je ne peux empêcher la peur de m'envahir tandis que nous grimpons des marches dans le sillage de ce garde mastodonte.
Par pitié, Os, dis-moi que tu as un plan, que tout ceci n'est pas un odieux traquenard. Tout semble trop facile pour eux. Ils n'ont qu'à nous cueillir, à faire ce qu'ils veulent de nous. Quelles armes avons-nous pour nous défendre ?
Mon cœur se serre alors que notre escorte nous invite dans un charmant salon, agrémenté de trois tapisseries et cinq vases en bleu de Chine. Dans d'autres circonstances, j'aurais pu m'ébahir de ce somptueux décor. Pour l'heure, j'ai l'impression d'avoir pénétré mon propre tombeau.
— Mademoiselle Yue, notre administrateur souhaiterait vous voir en premier.
Je sursaute à l'appel de cette femme qui vient de rentrer par la porte d'en face. Sa tenue serrée en cuir noir est la même que celle de l'assassin du vraquier. Je tremble quand je réalise qu'elle s'adresse à moi.
— En fait, nous préférerions parler à Madolan tous ensemble. Pouvez-vous lui transmettre notre requête, s'il vous plaît ?
Je soupire de soulagement alors qu'Os vient de s'interposer physiquement entre moi et la nouvelle arrivante. Il ne m'abandonnera pas entre les griffes de cette entité maléfique qu'il nous a répété être dangereuse. L'expression de la femme austère demeure si figée qu'il est impossible d'y lire de la contrariété ni quoi que ce soit d'autre. Elle se contente de hocher la tête.
— Je vais lui soumettre votre demande. Patientez ici.
Elle s'en va, le garde dans ses pas. Nous sommes seuls. J'avise un sofa au milieu de la pièce et m'écroule dedans en réalisant que je tremble de tous mes membres. J'ignore ce qui se passe dans cette ville, mais tous ces gens sans vitalité me terrifient. Cet endroit tout entier me terrifie !
— Tout va bien se passer, Yue. Fais-moi confiance. Je ne le laisserai pas te faire du mal.
Je lève les yeux vers Os qui s'est assis à côté de moi. Ce n'est pas dans ses habitudes de réconforter quelqu'un. Faut-il qu'il me sente tendue à ce point pour se résoudre à cette attitude si contraire à sa nature ? J'essaye de suivre son conseil et tente de me calmer. Je compte la répétition des motifs en forme de rose sur le papier peint. Cinquante-six. Ça va mieux.
Nous attendons de nombreuses minutes. L'apaisement qui irradie d'Os étant contagieux, je me relaxe progressivement. À l'inverse, Alex donne l'impression d'alimenter la roue de son stress. Il piétine les cent pas autour d'une table basse en merisier.
— Qu'est-ce qu'il fout ce connard d'administrateur ? Il dit qu'il veut nous parler, puis il lui faut trois plombes pour se décider à descendre ? Il attend quoi, au juste ?
— Il essaye de nous jauger.
Je tourne la tête vers Os et remarque ce que je n'avais pas noté plus tôt. Ses yeux sont fermés et crispés sous l'effort, s'agitant même de quelques spasmes sous ses paupières. Je peux voir quelques gouttes de sueur perler sur ses tempes blanchâtres.
J'ai presque honte de moi. Il semble lutter d'arrache-pied pour empêcher Madolan de s'immiscer en nous, et il n'y a rien que nous puissions faire pour le soulager de ce fardeau Alex et moi.
— Tu n'es pas obligé de faire ça, Os. Cassons-nous de cette pièce et allons plutôt aider Talinn ! On ne sert à rien ici ! On est juste des proies qui attendent stupidement de se faire cueillir ! s'exclame Alex.
Et je peux difficilement lui donner tort. Mais quid du garde qui guette probablement l'entrée du salon ? Aucun de nous trois ne sait se battre convenablement. Os est doué avec un fusil, mais les armes sont restées à l'extérieur. Et Delvin et Selmek sont resté·e·s en bas.
Changement soudain dans l'attitude d'Os. Il laisse tomber le calme et la concentration pour bondir comme un ressort sur ses pieds.
— Os ? Que se passe-t-il ?
Il ne répond pas et se rue à la porte. Verrouillée. On est enfermés, réalisé-je trop tard.
— Ouvrez cette porte !
Os crie et martèle le bois trop solide pour flancher à la force de ses frêles coups d'épaule. Je comprends sa soudaine agitation quand un sifflement lacère mes oreilles, puis mon corps. Un pincement fulgurant de douleur à travers mon épiderme ; je découvre mon bras fiché d'une multitude d'aiguilles.
Mes yeux se font lourds, mon esprit fatigué... Une aiguille, deux aiguilles, trois...
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