5. Anomalie

Zilla

Auron disait que ma force, c'est mon agilité. Lorsque je bouge, mon pas se pose léger et discret, mon corps se tend à l'affut des courants de vents pour optimiser sa posture et son déplacement. Aujourd'hui, ma ruée dans le camp soulève à peu près autant de poussière que ma bécane lancée à plein moteur. J'ai une colère à évacuer.

Grimm ne me porte pas dans son cœur. Il se serait volontiers vu chef à ma place ; il ne m'a pas défié jusque-là uniquement parce qu'il savait qu'il perdrait ; il me laisserait probablement crever en plein désert si j'étais seul avec lui et qu'il tenait la gourde.... Ce n'est un secret pour personne. Mais je n'imaginais pas ses projets de mutinerie aussi avancés.

Ça me scie. J'ai endormi ma vigilance ces derniers mois. Je me suis tant reposé sur les facultés d'Os que j'en ai oublié d'ouvrir les yeux, de prêter l'oreille aux rumeurs qui circulent et de rester alerte à l'état d'esprit de chacun. Je me suis déconnecté de ma famille au profit d'un gamin léthargique. Qui ne me rend visiblement pas l'attention que je lui porte.

Je le chope au niveau du garage. J'avais chargé Darek de le surveiller. J'ai confiance en ce mécano. Enfin j'avais... Je ne sais plus trop maintenant qu'il paraît que même Luth, le dernier type que j'aurais imaginé me trahir, fricote avec Grimm. Sur qui me reposer ? Même Os n'est pas fiable.

Darek est un éternel passionné de mécanique. Il démonte consciencieusement un injecteur et explique à Os comment le nettoyer, à quoi servent les différentes pièces qui le composent. Difficile de dire s'il en a quelque chose à carrer en face ou non.

— Désolé de t'interrompre Darek, mais je dois te l'emprunter.

Je ne t'attends pas l'accord du mécanicien. Je me contente de saisir le Sac d'Os par un bras et de l'entraîner dans mon sillage vers mon camion. Si je dois lui faire une scène, j'aimerais mieux éviter de mettre au courant toute la bande, surtout celle des Grimm et compagnie. Une fois la portière claquée, on n'entend plus les bruits de l'extérieur. J'imagine que c'est pareil dans l'autre sens. Je le propulse sans ménagement à travers l'habitacle et il finit par dégringoler en se cognant contre le bord du lit.

— Assis !

Il obtempère sagement en se relevant et s'installant sur le matelas, mains calées sous les cuisses, regard fuyant et épaules crispées. N'importe quel observateur l'aurait jugé calme, mais moi, je ne l'avais jamais vu aussi nerveux.

— C'est vrai ce que m'a raconté Talinn ?

J'aboie direct. Pas question de le mettre à l'aise. S'il a quelque chose à se reprocher, je ne vais pas lui dérouler le tapis rouge et le service d'étage pour le faire parler. Mais il se contente de hausser les épaules avec dédain. Raté.

— Si tu penses déjà que c'est vrai...

Je lui décoche une première gifle. Ce n'était même pas vraiment calculé en fait. Il fallait que ça sorte.

— Je veux que, toi, tu me dises la vérité ! Est-ce qu'il y a vraiment des abrutis finis parmi mes gars qui prévoient de me buter ?

— Oui.

— Qui !

Et alors il balance la liste. La plupart des hommes de Grimm, ce qui ne me surprend guère. Je ne suis pas non plus étonné pour des types comme Rex ou Flannagan qui ont beau être des tireurs longue distance, n'en sont pas moins d'épaisses brutes sans cervelle, peu scrupuleuses et facilement convaincues par des discours d'arrivistes. Demeter, l'un des chasseurs, est un vieux nostalgique de l'époque d'Auron, donc passe encore. Quant à Aristote, il a une peur viscérale et irrationnelle du mioche ; cela peut se comprendre. Calvin, Nezz et Ofgang sont des sous-fifres de l'aile de Wolf, mais visiblement prêts à retourner leur veste en échange d'une promotion de la part du futur nouveau chef. Mais Luth... Luth ! Ça, je ne me l'explique vraiment pas. Enfin... je m'efforce de mémoriser les noms et de les reléguer dans un tiroir pour plus tard. Pour l'heure, c'est avec Os qu'il y a un sérieux problème à régler.

— Et pourquoi tu ne m'as rien dit, espèce d'imbécile candide ?

Le voyant ouvrir la bouche et pressentant ce qui allait en sortir, je m'empresse d'ajouter :

— Et ne me réponds pas « parce que tu me l'as pas demandé » ou je t'en colle une deuxième !

Effectivement, il la ferme net et laisse planer un silence désagréable que je finis par briser en m'emportant à nouveau.

— Mais il t'a promis quoi, ce bouffon de Grimm, pour que tu la boucles à son sujet ? Doubles rations d'eau ? Une heure de promenade au coucher du soleil ? La liberté ?

J'insiste évidemment sur le dernier mot avec tout le sarcasme dont je suis capable sous le vernis de mon aigreur. Je voudrais ajouter qu'il serait naïf de croire les promesses de Grimm, puis je me rappelle qu'il le sait sans doute mieux que moi.

Il observe un silence bref, puis tourne enfin ses iris rouges translucides sur moi.

— Non. Il veut me tuer aussi.

Là, c'est à mon tour d'être bouche bée. Je le savais cinglé, mais pas au point d'attendre la mort bras ballants.

— Ici, la mort ne veut rien dire, ajoute-t-il.

Je cligne des yeux plusieurs fois, pas vraiment sûr de ce que j'entends. Qu'est-ce qu'il me raconte comme charabia ? La mort, c'est la mort. La fin de la vie, l'accomplissement d'une existence, un corps qui se dessèche... Et « ça ne veut rien dire » selon lui ? Je sens mon cerveau disjoncter. Comme cette fois où il m'a inventé une sœur que je n'ai jamais eue. Au lieu de chercher l'élément qui cloche dans ce tableau, comprendre l'anomalie, je me braque sur le déni et la défensive. Or la meilleure défense est – c'est bien connu – l'attaque.

Je lâche un cri de rage et me rue sur lui, les deux mains sur son cou, prêtes à serrer fort. Très fort. Son visage devient rouge, il se débat, se tortille sous mon poids, me griffe avec ses ongles.

— Eh bien, Os, je croyais que tu n'avais pas peur de la mort ? Pourquoi tu ne te laisses pas faire ?

Je m'exclame en riant comme un histrionique. Puis soudain, le déclic. Quelque chose se referme. Je sors de ma spirale de folie frénétique. Mes mains se relâchent d'elles-mêmes. Je me lève et me recule de plusieurs pas en arrière. Hagard.

Sur le lit, la poitrine d'Os se soulève bruyamment et tousse. Il s'écoule un bon moment avant qu'il ne reprenne son souffle et se mette à parler d'une voix saccadée.

— Je... je ne veux pas mourir.

— Alors pourquoi ?

Il se redresse ; ses yeux embués de larmes. Ça fait l'effet d'un coup dans l'estomac. Alors comme ça il peut ressentir des émotions ?

— Je sais pas ! Je...

Il tremble, passe ses mains sur son crâne, ferme les yeux et prend une grande inspiration. Quand il les rouvre, il semble revenu à son état normal ; une coquille vide. Seuls les sillons d'eau sur ses joues trahissent sa sortie. Une voix s'échappe de la carcasse ; atone, téléguidée.

— Je suis un outil. Je ne peux qu'être utilisé. Je n'ai pas à prendre d'initiatives. Je ne peux ni choisir ni prendre parti dans vos querelles.

Il semble réciter une leçon qu'on lui aurait enfoncée dans le crâne à coups de pioche, ou plutôt, un axiome. Son fonctionnement régi par une quelconque loi mystique et infrangible.

D'une manière qui m'échappe, je comprends ses dires. Traversé constamment par les désirs, les croyances et les émotions de toutes les personnes qui évoluent dans son cercle d'effet, les siens finissent broyés et décimés par ce raz-de-marée. Si je veux pouvoir l'utiliser comme outil, alors je dois d'abord le programmer convenablement.

Mon esprit s'empare de cette justification bancale ; un fil d'Ariane pour tirer mon épingle de cette énigme. Ragaillardi, je me rapproche de lui et enserre mes paumes en étau sur ses joues.

— Pourtant, il va falloir que tu me choisisses. Il va falloir que tu veilles à ma sécurité, que tu espionnes pour mon compte, que tu m'informes de tous les dangers qui pèsent sur moi. Tu vas le faire. Tu sais pourquoi ?

— Parce que tu me feras mal, sinon.

Il baisse la tête. Réponse automatique. Son esprit fêlé s'indiffère peut-être de la mort, mais son corps n'a pas perdu son ressenti de la douleur ; son instinct de survie.

Les leçons d'Auron reviennent au grand galop et la chevauchée m'emporte. Deux mois que je me retiens de le toucher, me répétant inlassablement que cela serait vain. Aujourd'hui, il m'a trahi, et a grand besoin que je lui montre ce qu'il en coûte.

Il ne cherche pas à se débattre ni à me raisonner. Sans doute lit-il dans mon esprit que rien d'autre ne saurait apaiser ma rage et mes angoisses. Elles déferlent et Os en fait les frais. Quand je ressors du camion, le laissant plus vide que jamais, je me sens davantage serein et confiant.

Grimm est un problème aussi emmerdant qu'un moustique, mais comme un moustique, il sera facile à écraser.

o

Fen

Nous y voilà. Moins d'un kilomètre du site. Bon, tout ce qu'on a en visu c'est une grosse falaise, mais avec un peu d'imagination...

Talinn nous a fait établir le camp dans une ravine, à l'abri du vent, pour éviter que ceux qui attendront le retour de l'expédition se mangent du sable enrichi en plutotruc... enfin, en trucs pas sympas pour la santé, quoi.

Perso, je vais en bouffer un sacré paquet. Zi m'a collé dans le groupe d'explo « surface ». Mais je ne m'en plains pas. De toute façon, je n'aurais pas supporté de me tailler les cuticules dans une fosse stérile pendant que d'autres seraient partis faire des découvertes rigolotes. Heureusement, on a ce qu'il faut en masques à cartouche et vêtements plaqués en plomb pour éviter de se faire griller de l'intérieur.

Zilla m'a parlé de ses déboires avec les dissidences qui grandissent au sein des Rafales. Ça m'a moins surpris que lui. En tant que numéro deux, je me dois d'être là où le chef n'est pas. Et comme ces derniers temps, Monsieur profitait d'autres distractions, j'ai pu la voir tourner, cette équipe ! Mal tourner. En est-on arrivé à un point de rupture ? Je ne l'espère pas. J'aime trop cette famille pour supporter d'assister à son effritement, impuissant.

J'ai convaincu Zilla d'y aller en douceur pour gérer la situation. Tuer Grimm, même discrètement, serait la pire des solutions étant donné le nombre de ses soutiens. Il faut le pousser à l'erreur.

On a remanié la répartition que Luth nous avait filée. On a laissé Grimm dans le groupe « sous-sol », mais déplacé tous ses partisans en « surface ». À part Chewie, un de ses gars pas trop doué, mais pas trop empoté, afin de ne pas déséquilibrer l'ensemble de façon suspecte.

— Hey, Fen !

La voix brute et ferme qui m'interpelle me tire de mes pensées. En me retournant, j'aperçois Zilla, le mioche sur ses talons. À en juger par l'inclinaison de ses sourcils, une nouvelle gueulante est à prévoir. Je ne peux pas dire que ça m'affecte. En ce moment, le chef est énervé pour un oui ou pour un non.

— Pourquoi il n'a pas de masque à gaz ? braille-t-il en poussant Os devant lui.

Le médium se laissait ballotter comme une poupée de chiffon si bien qu'on en oublie facilement que c'est aussi un être vivant, qui devrait éviter de respirer des saloperies radioactives.

— Il a dit qu'il n'en a pas besoin et, de toute façon, il n'y en a aucun à sa taille.

— Démerde-toi pour en trouver. Moi, j'dis qu'il en a besoin. Et dépêche-toi, le vent vient de tourner. On part dès que possible.

Et il me plante là, avec le Sac d'Os qui dodeline sur ses pieds en regardant le sol. Soupir. J'étais contre l'idée de l'emmener avec nous. Si c'est dangereux là-bas, alors je ne vois pas ce qui justifierait qu'on se traîne un boulet incapable de tenir une arme. Mais Zilla est bouché quand il s'y met. D'après lui, on aura besoin du gamin pour nous guider. Laissez-moi une lampe torche et je vous guide, moi aussi !

J'aurais au moins réussi à lui arracher la promesse que personne ne risquera sa vie pour sauver celle du Sac d'Os. Il a accepté. Mais je suis quasi-sûr qu'il a croisé les doigts à ce moment-là.

Enfin, de toute façon, ce n'est plus mon problème, c'est celui de ceux qui iront s'enterrer les miches.

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