49 - Fun Town
Talinn
Évidemment, l'invitation à déjeuner ne vaut pas pour toute la bande. Il faut bien qu'il en reste quelques-uns pour veiller sur le camp. Et comme d'habitude, Zilla privilégie une petite poignée de bons combattants pour son expédition « parce qu'il ne s'agit pas de tous les annihiler, juste de ramener Os par la peau des fesses ».
Je suis loin de me considérer parmi les meilleurs combattants, mais Hector ne supporte pas d'être laissé pour compte alors que le prince régnant sur ce hameau ridicule est un Alter. Il n'accepte de rater cette nouvelle rencontre qu'à condition que j'en sois témoin et que je la lui retranscrive fidèlement.
Zilla a donc tiré une moue quand je lui ai annoncé vouloir venir. Il a regardé Hector, puis moi, avant de capituler. Rien ne saurait freiner l'obsession de Hector pour les Alters.
Et qu'en est-il de la mienne ? Les mystères de l'Ancien Monde me fascinent toujours autant, et même plus encore maintenant que nous avons découvert une colonie potentiellement établie sur Mars. Ma quête a pris un nouveau tournant : l'humanité a-t-elle poursuivi son progrès technologique sur une autre planète après avoir déserté celle d'origine ? Hélas, pour l'heure, c'est une quête différente, existentielle, qui me ronge de l'intérieur.
Je n'ai pas menti à Hector. Il est vrai que je n'ai rien ressenti avec ce garçon qui m'a alpagué lors de la célébration à Orgö. En revanche, quand nous nous sommes allongés sur le toit, Hector et moi, pour regarder les étoiles et que nos doigts se touchaient presque...
À quoi bon nourrir de telles pensées ? Hector n'a pas la moindre considération pour ces choses-là. Les seules dignes de son intérêt sont les Alters, les Alters et les Alters.
Nous sommes finalement partis à quatre motos et deux tout-terrain avec Delvin, Rana, Lindberg, Doane, Ramsay, River, Selmek, Patrocle et Donovan. Ainsi que Yue. Delvin jugeait que c'était la mettre en danger, mais la jeune fille a rétorqué que son don pourrait s'avérer utile.
Nous sillonnons ainsi à travers les sentiers de gravillons parsemés de touffes d'herbes séchées. Cela aurait pu être une vraie balade de santé sans l'anxiété du chef qui nous sommait d'accélérer.
Quand nous arrivons à proximité du hameau, je distingue les vestiges d'étonnantes constructions. Le point culminant n'est pas un bâtiment, mais une grande roue aux rayons rouillés et tordus, agrémentée de nacelles. Certaines manquent ou gisent dans un état si déplorable qu'elles semblent prêtes à tomber au moindre coup de vent ; pourtant une silhouette les escalade. Pour sûr, elle nous voit arriver.
Autour de la grande roue s'érigent d'autres phénomènes architecturaux : des rails qu'on aurait courbés, enroulés et étirés pour en faire un sac de nœuds ou ce drôle de manège sur lequel galopent à l'arrêt des statues de chevaux piégées dans leur axe. Les bâtiments qui fleurissent portent les vestiges de surprenants motifs aux gammes de couleurs détonantes, mais la peinture écaillée et défraîchie ne parvient qu'à renforcer la décrépitude de l'endroit.
Je reconnais bien la description de ces lieux de loisirs qu'on nommait fêtes foraines dans les archives. Elles étaient supposées propager le divertissement et la joie, mais une fois en ruine, ces attractions glacent le sang.
Tandis que nous avançons entre les stands de confiseries rafistolés de planches et les sourires des mascottes lapin en plastique estropié, des petites têtes surgissent entre les interstices. Rien que des enfants ou des adolescents. Ils escaladent les bicoques bariolées pour garder l'ascendant. La manière dont ils nous dévisagent paraît à mi-chemin entre la moquerie et l'amusement. Nous n'avons jamais le temps de les observer. Ils se faufilent entre les ombres et les décombres. Jamais fixes, ils suivent notre mouvement sur leur terrain d'obstacles.
Nous arrêtons nos véhicules au centre du parc. Une nouvelle statue du lapin souriant sous amphétamines se dresse sur une hauteur de trois mètres. Ses bras s'étirent pour déployer la banderole sur laquelle devait clignoter, fut un temps, le nom du parc écrit en cyrillique. Il ne reste plus que le ө, le ж et un bout de лтэй.
Perchés sur les épaules du lapin géant, deux nouveaux enfants. Ils ne cherchent pas à se cacher, au contraire des autres. Pour cause, ils sont masqués sous des cagoules en laine ridicules, à l'effigie d'un chien et d'un renard.
Zilla s'avance vers eux, comme si ce spectacle ne l'intriguait même pas un tout petit peu. Il s'adresse directement au gamin à la tête de chien.
— On cherche le prince. Où est-ce qu'on peut le trouver ?
Les gamins ne répondent pas, se tournent l'un vers l'autre, puis se mettent à glousser avant de se faire des messes basses.
— Oh ! Je vous ai posé une question !
— Joue d'abord avec nous, monsieur... Tu connais cache-cache ? répond la tête de renard qui s'avère être une petite fille.
— On n'a pas le temps pour ces conneries ! Parlez ou on brûle cet endroit !
Et pour ça, les Rafales du passé n'auraient pas hésité. Oui, même avec des enfants dans les parages. Mais on a changé. Et on a besoin du prince, accessoirement.
Je me demande quelle tête les marmots tirent sous leur cagoule à la menace de Zilla. À en juger par les murmures désapprobateurs qui s'élèvent entre les stands, ça n'a pas dû les amuser.
— Méchant monsieur ! braille la renarde.
Zilla crache par terre, comme pour montrer le degré d'importance qu'il accorde aux pleurnicheries d'une gamine. Je l'ai connu plus diplomate. J'imagine que cette qualité n'a plus cours quand Os court un danger potentiel. Je m'avance donc et prends le relais. J'ai besoin d'éclaircir un point qui m'intrigue.
— Où sont vos parents ?
Tête de Renard balaye le vide avec ses jambes et Tête de Chien redresse sa truffe, soudain attentif, il désigne du doigt un bâtiment sur leur droite. À l'époque, j'imagine que ce manoir hanté devait déjà donner des sueurs froides à ses visiteurs, dans son état de délabrement avancé, il n'invite absolument pas à y séjourner. La bâtisse doit être la plus grande à encore tenir debout. Ses planches noircies par la pluie — ou je n'ose imaginer quelle autre substance — sont disjointes, laissant apparents des jours béants. Les immenses toiles d'araignées qui se tissent entre les piliers et la rambarde de l'entrée semblent authentiques.
— Ils sont là-dedans, répond docilement Tête de Chien. Avec le garçon aux cheveux blancs qui vient d'arriver... Aïe !
Sa camarade lui envoie un coup de coude entre les côtes. Signe manifeste que le canidé en a trop dit.
— Et je suppose que le prince est avec lui ? complète Zilla.
— On vous a rien dit, ok ! s'exclame la renarde. Si on vous demande, c'est pas nous !
Sur ce, elle saute dignement de son perchoir et prend la fuite, suivie de son camarade plus lent et moins agile.
— Qu'est-ce que c'est que ce traquenard ? soupire Delvin sans décroiser les bras de sa poitrine.
— Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.
Zilla file en tête, non sans resserrer une main sur la sangle de son fusil, puis nous le suivons jusqu'à l'escalier tortueux qui conduit à l'entrée du manoir lugubre. Au gémissement du bois vermoulu des marches, je pressens que ces dernières menacent de céder. Elles ont d'ailleurs été rafistolées à maintes reprises. Rassurant.
Lindberg et Doane doivent s'y mettre à deux pour tirer les lourdes portes en fer forgé qui nous mènent sur une tout autre atmosphère. Le silence du parc d'attractions abandonné est supplanté par un concert de sons que je ne m'attendais pas à surprendre dans un endroit pareil.
Je ne suis, certes, pas un spécialiste de maisons hantées, mais j'imaginais au moins quelques squelettes, du mobilier à la mode victorienne et un tableau taille par trois de l'ancêtre fantomatique du propriétaire des lieux. En tout cas, pas un gigantesque lupanar !
Les parents des gamins livrés à eux-mêmes au-dehors doivent tous être présents. Enchevêtrés en couple, ou plus, mixte ou non mixte. La seule constante réside dans l'absence quasi ou totale de vêtements. Je commence à avoir chaud et je ne suis pas certain que ce soit dû à la gigantesque cheminée au milieu de la pièce bardée de poufs, tapis, matelas sens dessus dessous, paravents et rideaux préservant très mal l'intimité.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel...
Je n'ai pas reconnu de qui venait cette pensée formulée à voix haute. Cela pourrait être celle de n'importe qui.
Nous avançons prudemment entre les étalages de corps. Nous sommes loin de passer inaperçus, pourtant personne ne relève notre présence. Non, pour être précis, ils nous voient très bien. Certains nous sourient ou nous assaillent de regards enfiévrés, mais pas un seul ne s'interroge sur ce qu'on fiche ici. Ni même qui nous sommes. Ils semblent bien plus occupés par leurs échanges de caresses et de salive. D'autres dégustent des raisins dont je me demande la provenance, ou fument des narguilés.
Allons-nous vraiment retrouver Os parmi ces agapes ? Zilla a l'air de le craindre au vu de sa mâchoire crispée. Il se tord la nuque et zigzague entre les groupes à la recherche de sa touffe blanche dans la mêlée.
— Os ? Os !
Il tire une femme en arrière, croyant apercevoir un corps fin et tout pâle entre ses cuisses. Mauvaise pioche. Loin de s'offusquer de cette brusquerie, la femme lui attrape le poignet et remonte sa main le long de sa hanche, comme une invitation à les rejoindre. Zilla bondit avant qu'elle ne puisse passer les doigts sous sa chemise.
— Mais c'est quoi leur problème ? Qu'est-ce qu'ils ont pris ? maugrée Delvin.
J'allais aussi me demander ce qu'ils pouvaient bien mettre dans leurs pipes à eau.
— Vous cherchez quelqu'un peut-être ? questionne le garçon que Zilla a confondu avec Os.
Enfin un qui se décide à réagir normalement ! Bien que « normalement » ne serait pas la meilleure définition qui puisse convenir à un inconnu qui laisse paresser un regard langoureux sur notre chef avant de passer sa langue sur ses lèvres.
— Oui, celui qui se considère comme le prince ici. Et mon ami. Il te ressemble avec des cheveux encore plus clairs, énonce Zilla sans donner l'impression d'être déstabilisé par l'attitude du jeune éphèbe.
— Ah, le prince... susurre-t-il. Tu sais, je peux t'offrir bien mieux que lui...
Joignant le geste à la parole, l'inconnu se laisse couler sur le tapis et rampe jusqu'aux genoux de Zilla avant de remonter à sa braguette de la manière la plus obscène qui soit. Il n'en fallait pas davantage au chef pour perdre patience.
Il empoigne la chevelure du tentateur et le redresse sur ses pieds. Le garçon gémit de douleur, mais cela ne doit pas le déranger, si j'en crois son sourire désireux. J'arrive presque à voir les postillons s'écraser sur sa figure lorsque Zilla lui crie dessus.
— Où est cet enfoiré ?
— Pas la peine d'être discourtois. Un simple « non » aurait suffi. Ils sont dans la pièce du fond, derrière le paravent avec les dragons.
Zilla le repousse sans ménagement dans son fauteuil initial. L'inconnu ne départ pas de son sourire vicieux pour autant. Le chef allait se précipiter vers le lieu indiqué. Puis s'arrête. Probablement se rappelle-t-il qu'il se passe des choses louches et qu'il serait plus judicieux de réfléchir avant de se ruer dans la gueule du loup.
— Qu'est-ce que vous foutez tous ici ? demande-t-il à son unique interlocuteur loquace.
Sa pomme d'Adam tressaute sur sa gorge lorsqu'il se met à rire.
— N'est-ce pas évident ? Faut-il que je te fasse un dessin ?
— Pas vraiment. — Puis, en se retournant. — Yue ?
La jeune fille s'avance discrètement. Le sexe étant proscrit dans sa religion, ce spectacle orgiaque la perturbe-t-elle ? Si tel est le cas, elle n'en laisse rien paraître.
— Désolé, mais est-ce que tu pourrais...
Elle hoche la tête avant que Zilla achève sa demande. Elle a bien compris. Elle s'approche délicatement du garçon et tend la main vers sa joue. Sans doute ravi de trouver quelqu'un pour s'intéresser aux plaisirs de la chair, le jeune homme attrape ses doigts et cherche même à y poser ses lèvres. Mais Yue se retire à temps. Elle a vu ce qu'elle voulait voir et fronce désagréablement les sourcils.
— Je n'ai pas tout compris, mais ça n'a pas l'air d'être un piège. En tout cas, pas à sa connaissance.
— Et ces gens ? Qu'est-ce qu'il leur arrive ?
Elle secoue la tête, livide.
— Aucune idée. C'est comme s'ils étaient sous l'emprise d'un sort.
— De la magie maintenant ? Manquait plus que ça ! rouspète Delvin.
— Ses pouvoirs d'Alters ?
Ma question est à peine plus sensée que celle de Delvin. Yue ne peut pas le confirmer, mais les soupçons sont là. Avec Hector nous avons lu au sujet de cas particuliers d'Alters dont les dons ne se cantonnent pas à la télépathie. Il y avait l'exemple du Rugen-Hoën, mais c'était loin d'être la seule mutation alter-neurale bizarre à avoir été reportée.
Une question évidente se pose, bien que personne n'ose la formuler, surtout pas Zilla : est-ce que ce prince aurait pu aussi hypnotiser Os ?
— Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir, déclare Zilla comme s'il y répondait.
Il jette un coup de menton en direction du paravent avant de revenir vers nos troupes réduites.
— Lindberg, Doane, Ramsay et River, restez ici. Si on ne ressort pas ou si on ressort sans vous donner le mot de passe qui sera « Fen a une petite bite », c'est que ce magicien de foire nous a eus. Courez, abandonnez-nous et nucléarisez cet endroit. C'est bien compris ?
Le mot de passe fait rouler les yeux de Rana, mais les gars approuvent, obéissants. S'ils peuvent profiter de cinq minutes de liberté en compagnie des charmantes demoiselles qui louchent sur eux avec concupiscence, ils ne se priveront pas.
Quant à nous, on poursuit le chef déjà parti et prêt à se faire réduire la cervelle en bouillie par ce « prince ». S'il faut en passer par-là pour sauver notre messie...
Zilla défonce la porte plus qu'il ne l'ouvre. Nous débouchons sur une pièce bien plus étroite et étouffante que l'immense hall. Il semblerait que tout le mobilier d'époque du manoir hanté y ait été regroupé dans un assemblage hétéroclite. On croirait une salle de jeu clandestine. D'ailleurs je remarque qu'un tas de cartes semble avoir volé avant de finir éparpillé sur le tapis. Au milieu de ce bazar, Os est affalé dans un fauteuil en velours passé. Sauf qu'entre lui et nous, s'érige un obstacle.
L'obstacle en question est un homme d'une vingtaine d'années affublé d'un jogging troué, griffé d'une marque en forme de virgule, et d'une veste jaune criard. Son crâne rasé se surmonte d'une casquette au motif thermocollé : une couronne pastiche. Sa peau noire renvoie les reflets orichalques d'une lumière beaucoup trop tamisée. Je ne distingue pas grand-chose de ses traits dans cette obscurité, si ce n'est un sourire de malice.
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